11 - L’ordonnance du Bourreau

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« Certains mystères, certaines questions méritent parfois de rester sans réponse. Il n’est pas toujours bon de savoir ce que d’autres aimeraient que vous ignoriez, surtout quand vous n’êtes pas en mesure de résister à la menace que représente ceux qui souhaitent que vous ne sachiez rien. Oh, je ne fais pas tant de mystères en évoquant cette banale rhétorique, je fais allusion à des individus pour lesquels la culture du secret est un art, ou une nécessité, voire les deux à la fois. Il est amusant de savoir qu’aux deux pôles de la légalité, l’Instance de l’Ordre et le Juge usent le premier d’espions, le second d’assassins pour éviter de se rencontrer. Si vous êtes pris un jour au milieu de leur échiquier, vous aurez beau fermer les yeux et boucher vos oreilles, il vaudra mieux pour vous qu’on ne vous ait pas vu, car vous ne pourrez jamais prétendre ne rien savoir. »

Extrait de « La terreur de Dis »,
fiction écrite par la romancière Nita Cavoli en l’an 10,
publiée à titre posthume.

__________

Le jeune homme passe ses doigts dans sa barbe. Elle est proprement taillée et lui donne un certain charme ainsi que quelques années de plus. Ce n’est pas pour en lisser le poil que ses mains arpentent son menton, c’est là un geste de pure nervosité.

– Gardien ?

Il redresse la tête et observe celle qui vient de parler. Il ne semble pas comprendre immédiatement que c’est à lui qu’on s’adresse.

– Gardien ? Tout va bien ?

– Oui, fait-il pensivement.

– Vous semblez distrait.

– C’est sans doute parce que je le suis, admet le jeune homme.

– Puis-je m’enquérir de votre souci ?

– Non.

La femme hausse un sourcil de surprise.

– Contentez-vous de me faire votre rapport, ajoute le Théologiste.

– Heu… Oui, Gardien. Tout de suite.

Elle s’appelle Ashley Nastir et sert la Théologie dans l’Instance de l’Ordre. Au même titre que le jeune Gardien auquel elle rend compte, elle est née avant l’Hiver Noir mais elle est bien plus âgée que lui. L’ironie veut qu’elle soit aux ordres de quelqu’un qui pourrait être son fils. Pour elle, ce n’est pas une bonne chose. Au sortir de l’Hiver Noir elle devait avoir environ vingt ans. Comme tout le monde au premier « jour », elle a oublié ce qu’elle a pu être, mais elle s’est retrouvée vêtue d’un uniforme dans un camp militaire. Il ne faisait aucun doute qu’elle s’était engagée. Comme tous les autres militaires qu’elle a croisés à cette époque, elle ignorait qui et où pouvaient être ses parents, si bien que ses collègues sont devenus ses seules relations. Réunie avec sa nouvelle famille sous la bannière du Général Duval At’Fratel, elle a accueilli avec une relative joie l’idée de se rendre utile et de partir au secours de milliers de civils amnésiques perdus dans la nuit. À cette époque, le jeune homme qu’elle a en face d’elle devait être un bambin pleurant dans les jupes de celle qu’il croyait être sa mère. Les années se sont écoulées depuis. Elle n’a jamais voulu se convertir et devenir une Théologiste bien qu’elle en ait eu l’occasion de nombreuses fois, mais elle aime aider les autres, alors elle n’a pas été démobilisée et a rejoint l’Instance de l’Ordre à Dis peu de temps après sa création. La hiérarchie militaire conventionnelle a été remplacée par les Théologistes très rapidement après la nomination du Primat. C’est une carrière qui attire les jeunes soldats, et les serviteurs du Dieu Solaire font le nécessaire pour recruter les meilleurs. Désormais âgée de trente-quatre ans, depuis le dernier Jour Divin qui a marqué le début de la quatorzième année du Monde Éclairé et de la Théologie, Ashley se trouve aujourd’hui aux ordres d’un gamin qui, hélas pour elle, est plus Théologiste qu’elle ne le sera jamais.

– Il semble que nous ayons réussi à retrouver notre suspect, commence-t-elle. Du moins, il doit normalement se présenter à un rendez-vous dans le quartier des Profondeurs.

Le Gardien parait étonné.

– Comment avez-vous fait ?

– C’est le résultat d’une opération du service de renseignement du Supérieur Gagarik. Ils connaissent certains protocoles de rencontre de la pègre. L’un d’eux a fixé rendez-vous à notre homme.

Le jeune homme soupire. Sa main abandonne les poils de sa barbe rendus hirsutes par son tripotage incessant. Il se penche en avant pour chuchoter à son aide de camp sur le ton de la confidence :

– J’aime cet homme autant que je le déteste.

– Notre suspect ? s’étonne Ashley.

– Non ! Lome Gagarik, voyons.

– Ah oui, fait-elle en souriant et en lui adressant un clin d’œil.

Le jeune homme apprécie le soldat Nastir mais il hait la connivence maternelle dont elle se pare lorsqu’elle le côtoie. Si elle avait eu son âge, il aurait trouvé cela amusant, voire charmant. En outre Ashley, sans être un canon de beauté, a un certain charme. Les années l’ont vu forcir un peu mais elle est plutôt sportive. Brune aux cheveux courts, un petit nez retroussé, des lèvres pleines et des yeux marron clair animent son visage légèrement arrondi. Le Gardien sait que l’intérêt de la militaire pour sa personne est purement professionnel. Elle se sert de son expérience pour asseoir une sorte de relation d’égal à égal, outrepassant parfois un peu trop celle naturellement induite par les grades. Il ne peut pas lui en vouloir mais s’efforce autant que possible de la remettre à sa place. Malheureusement, c’est plus souvent lui qui entre dans son jeu de dupe. Pestant intérieurement, il appuie son dos contre le fauteuil de son bureau.

– À quoi songez-vous ? demande-t-elle innocemment.

– Au passé.

– Vous devriez l’oublier.

– Ce ne sont pas vos affaires.

– Je parlais d’elle.

– Ce ne sont pas vos affaires ! insiste-t-il.

« Elle », c’est Adana Tarsis, la femme qu’il aime et qui, elle, ne l’aime pas. Aloysius Kiram n’est pas prêt à en faire son deuil. Il a suivi la même formation militaire que la Supérieure, s’est engagé dans la même légion, a même servi sous ses ordres. Chaque jour il a espéré trouver le courage, rencontrer Adana, et disposer du temps pour lui dire combien il l’aime, trois conditions qui ne se sont jamais manifestées au même instant. L’attitude d’Ashley l’agace. Ce soldat a eu l’occasion de voir Aloysius en train de contempler la Supérieure à diverses occasions et elle a rapidement compris de quoi il retourne. Cela gêne autant le jeune homme d’être aussi facile à décrypter que de savoir qu’Adana s’en est forcément aperçu elle-même et qu’elle n’a jamais rien dit. « Ah, les mystères de la féminité », peste-t-il intérieurement.

– Quel est son nom ? questionne Aloysius.

– Ada…

– Notre suspect ! la coupe-t-il.

– Oh pardon. Larric Sauzor. On lui connaît des talents de mage.

– Alors il nous faut des Théologistes pour le coincer. À quelle heure, le rendez-vous ?

– Au crépuscule.

– Le lieu ?

– Une taverne très « ambiance côtière », l’Espadon. C’est presque à la sortie des Profondeurs, sur la terrasse inférieure.

– Je connais.

– Affaire ou plaisance ?

– Ça suffit !

Aloysius se lève et fixe Ashley droit dans les yeux.

– Allez-vous donc apprendre à tenir la place qui est la vôtre ?!

La femme incline la tête sur le côté et le regarde littéralement de travers de ses grands yeux innocents, les lèvres pincées. Elle n’ajoute rien mais rit intérieurement de la facilité avec laquelle elle peut faire sortir ce jeune coq de ses gonds.

– Rhaaaa ! éructe le jeune homme en lâchant prise dans un geste rageur.

Il se rassied et réfléchit quelques minutes. Quatre mois se sont maintenant écoulés depuis le jour de l’attentat de la Grand Place. Ce jour reste manifestement plus présent dans les mémoires sous cette désignation que comme le jour du traité Atark. Lorsque l’enquête a été retirée à la Supérieure Adana Tarsis, le Gardien a fait en sorte qu’elle lui soit confiée. Aloysius a quitté la Première Légion pour entrer dans l’Instance de l’Ordre dès la fin des hostilités avec les Atarks. Quoi que lui réserve l’avenir, il voulait oublier les horreurs vécues durant cette période de sa vie. Trois mois plus tard le traité atark a été signé et Adana a quitté la tête de la Première Légion pour occuper un rôle important à Dis. Rien de tout ceci n’a été prémédité de sa part, mais il y a vu comme un signe du destin, la possibilité pour lui de voir Adana se rapprocher de lui dans un contexte où leur rencontre est devenue possible.

Lorsque Lome Gagarik, impressionné par les états de service du Gardien Kiram, l’a intégré dans l’Instance de l’Ordre, il lui a permis de conserver son grade et a bien voulu lui confier l’enquête. À la suite de quoi il a fait en sorte qu’Adana lui transmette toutes les informations dont elle disposait. Aucune rencontre n’a eu lieu. La Supérieure s’est contentée de lui faire livrer l’ensemble de ses rapports et notes sur le sujet, c’est tout. Le jeune homme n’a pas à sa disposition autant d’hommes qu’il a pu en commander dans la Première Légion. L’Instance de l’Ordre n’est pas une légion, juste un organisme militaire parallèle dont le mode opératoire et les moyens d’action n’ont rien à voir avec l’art de la guerre. Avec sous ses ordres deux Arbitres et dix soldats, dont l’impertinente Ashley Nastir, il a fait son possible pour élucider cette affaire.

Presque quatre mois plus tard, les conclusions de son enquête ne sont pas brillantes. Le rapport d’Adana sur la poursuite des suspects sur les toits du Précipice ne mentionne que trois hommes. L’hypothèse selon laquelle il pouvait y avoir eu d’autres participants sur la Grand Place n’a jamais pu être étayée. Jusque-là un seul des suspects a pu être retrouvé, mais cela n’a pas apporté beaucoup d’éléments à l’enquête, son cadavre ne s’étant pas révélé très bavard. Identifié comme Bufford Jof, un costaud qui travaillait à la Grande Manufacture, il n’y a pas eu grand-chose à apprendre sur le gaillard. Il était impliqué dans de petits crimes sans intérêt, à tel point qu’Aloysius n’a pas pu déterminer si l’homme avait le profil d’un terroriste où s’il avait simplement été payé pour donner un coup de main au vrai meneur. Le fait qu’il ait été assassiné n’est même pas révélateur. Après quoi, les recherches ont piétiné. Le jeune homme ne s’est pas découragé pour autant. N’ayant pas de nouvelle piste pour remettre la main sur les deux autres individus, il a repris l’enquête sous un nouvel angle. Une tâche de titan qui consiste à rechercher, à Dis, tous les témoins directs et indirects du crime, ce qui représente pas loin de dix mille personnes à interroger. De témoignages en recoupements, il est parvenu à reconstituer une partie de la scène de la Grand Place et l’emploi du temps de Bufford les jours précédant l’attentat.

C’est comme cela qu’il a obtenu trois nouveaux signalements. Celui du gars dont il vient d’apprendre le nom, Larric Sauzor, celui d’un type portant un masque de cuir recouvrant la partie supérieure du visage qui n’a pas été revu à Dis depuis le jour du traité, et celui d’un gosse des rues. Il n’a pas la moindre idée du rôle de celui-ci dans cette histoire mais il s’est trouvé à plusieurs reprises en présence de Bufford dans le coin de la Grande Manufacture avant le jour fatidique. Il a établi avec une certaine assurance que l’homme masqué doit être le chef de l’opération et que, s’il faut chercher un idéaliste politique dans cette histoire, il se trouve derrière ce morceau de cuir. Les autres ne sont sans doute que des contrats. Cependant, quel terroriste peut bien s’engager seul avec des mercenaires dans un acte de cette envergure ? À moins qu’il ne s’agisse de tout autre chose qu’un acte terroriste. À quoi une tentative d’assassinat d’un ou plusieurs dignitaires Atarks le jour symbolique de leur union avec les humains peut-elle conduire, si ce n’est à déstabiliser la Théologie directement ou indirectement ? Plus il y réfléchit et moins le profil de ses suspects cadre avec leurs mobiles supposés.

– Vous comptez me faire faire le pied de grue encore longtemps ? questionne Ashley.

– Non, juste une heure ou deux, dit-il pour se venger de son attitude.

Il fait un geste de la main pour lui passer l’envie de répliquer et se lève à nouveau :

– J’ai besoin de tout le monde sur ce coup. Qui de mes soldats patrouille le moins ?

– Je dirai Farel et Ridge.

– Je veux qu’ils soient en civil ce soir. Ils devront se rendre à l’Espadon au plus tôt en fin d’après-midi, à des heures différentes pour ne pas attirer l’attention. Ils doivent se trouver une place dans la taverne et y rester jusqu’à l’heure du rendez-vous. Assurez-vous qu’ils aient le signalement de notre gars. Ils doivent contrôler qu’il ne fera rien d’anormal et ne tentera pas de s’échapper. Tous nos effectifs seront disposés autour de l’établissement, toutes les issues devront être couvertes et bon sang, il faut être discret. Larric ne doit pas apercevoir le plus petit morceau d’un uniforme à l’approche de son rendez-vous. Ce gars-là, je le veux vivant. Dès qu’il est là, on referme la nasse.

– Et ses pouvoirs de mage ? Si je me souviens bien, le rapport de la Supérieure mentionne sa capacité à grimper aux murs et à disparaître. Une vraie anguille.

– Je sais…

Il s’apprête à compléter sa phrase mais on frappe à la porte et il invite son visiteur à entrer. Le Supérieur Lome Gagarik apparaît dans l’encadrement. Ashley effectue immédiatement un salut militaire, imitée avec moins de rigueur par le Gardien.

– Merci de nous laisser, fait le gros homme à la femme en s’épongeant le front.

– À vos ordres, Supérieur.

Ashley se retire et referme la porte derrière elle.

– Alors Aloysius ? interroge Lome.

– Eh bien, il me semble, Supérieur, que vous avez fait tout le travail à ma place.

– Allons, mon jeune ami, vous vous sous-estimez. J’ai été particulièrement impressionné par vos méthodes et votre ténacité. Considérer disposer d’environ dix mille témoins était plutôt osé. Le plus étonnant est que vous l’avez vraiment fait, vous avez vraiment interrogé tous ces gens.

– Relativisons. Je suis effectivement parti à l’aveuglette, mais j’ai très vite pu orienter mes recherches et je n’ai pas eu autant de personnes à interroger. Le plus difficile était de faire se rappeler aux citoyens le moindre détail de cet événement.

– Ma foi, peu importe. Vous tenez votre suspect. Comment comptez-vous le capturer ?

Après l’avoir fait asseoir, le jeune homme expose le plan à son supérieur. Lome le félicite une fois de plus pour ses idées et lui demande s’il n’a pas besoin d’hommes supplémentaires. Aloysius décline la proposition. À treize contre un, fut-il mage, il est plutôt confiant. Le Supérieur se retire. La matinée se termine ainsi et Aloysius saute le déjeuner le temps de mettre au point tous les détails de son opération avec ses Arbitres et son agaçante intendante.

Farel et Ridge ont théoriquement rejoint leur position quand le Gardien arrive lui-même dans le quartier. Il en fait un rapide tour d’horizon. La taverne de l’Espadon forme l’angle d’un pâté de maisons au carrefour d’une rue parallèle à l’Avenue des Profondeurs, la Rue de l’Écume. L’une de ses façades, orientée à l’ombre, est alignée avec celle de la maison mitoyenne. Il n’y a pas d’issue de ce côté en dehors des fenêtres. Sur l’autre façade, côté rue de l’Écume, se trouvent quelques fenêtres et la porte d’entrée surmontée d’une enseigne. En remontant cette rue, la bâtisse forme un autre angle avec une ruelle menant à une cour située derrière l’établissement. À cet endroit, il y a deux accès à la taverne en dehors des rares fenêtres. L’un permet de descendre directement à la cave. L’autre permet d’accéder au rez-de-chaussée dans l’arrière-salle du commerçant, qui communique également avec la cave. L’immeuble ne comporte qu’un seul étage, l’habitat du tavernier, et un grenier sous charpente accessible uniquement à l’aide d’une échelle, via une trappe. L’escalier conduisant au premier se trouve dans la vaste salle commune. Deux gros piliers de pierre y soutiennent l’étage.

Aloysius a vérifié son dispositif. Tous ses hommes sont en place. Ils disposent tous d’une lanterne sourde pour pouvoir échanger des signaux. Pour éviter d’attirer l’attention, ils ont tous opté pour une tenue civile. En cas de poursuite le jeune Gardien sait que cela pourra poser problème, mais il est assez confiant pour penser que son suspect ne pourra pas fuir. La lumière du Dieu Solaire décline et la nuit sera bientôt totale. Le moment du rendez-vous approche. Le Gardien s’est placé dans la voie perpendiculaire reliant l’Avenue à la Rue de l’Écume. Non loin du croisement, Ashley et lui font semblant de discuter, surveillant ainsi tous les angles. Du moins, lui fait semblant, tandis qu’elle lui fait un discours sur ce qu’il convient de faire de sa vie, ce qui l’empêche de rester pleinement concentré.

– Un signal, dit soudain Ashley au milieu de son sermon.

Jetant un œil sur sa droite, Aloysius peut voir la partie de la rue située à l’ombre de la taverne de l’autre côté du carrefour. À cette heure, l’ombre se confond aisément avec la pénombre du crépuscule. Le suspect arrive par là, ce qui lui permet de passer devant les fenêtres de l’Espadon, éclairées de l’intérieur, lui offrant le spectacle d’une salle commune bondée et enfumée. L’homme passe l’angle et entre dans la lumière mourante de la divinité durant les quelques pas qui le séparent de la porte d’entrée de l’établissement. Il correspond aux descriptions. C’est sans aucun doute le dénommé Larric Sauzor. Il est convenu d’intervenir environ une minute après qu’il ait pénétré dans les lieux. Déjà la main gauche du Gardien se déplace vers le tonneau voisin dans lequel se trouvent son arme, celle d’Ashley et leurs tabards bleus de l’Instance de l’Ordre. Avant d’entrer dans la taverne, le suspect fait un tour d’horizon. Pour donner le change, le Théologiste se détourne et dit quelque chose sans intérêt au soldat Nastir.

Aloysius décompte les secondes à partir de cet instant. La seule fenêtre de la façade qui lui permette de voir une partie de la salle commune ne l’autorise pas à savoir ce que fait Larric. Ridge est installé près de cette fenêtre et suit apparemment leur cible des yeux. Trente secondes. La main gauche d’Aloysius se referme sur le haut de la gaine de son épée, dans le tonneau. Quarante secondes. Il fait lentement glisser l’arme hors du tonneau. De l’autre côté du carrefour, l’un de ses hommes, Hash, suit le même chemin que le suspect et vient se poster à côté de la fenêtre la plus éloignée. Quarante-cinq. À l’intérieur, Ridge se dresse soudain. Au même moment, une masse indistincte traverse avec fracas une fenêtre latérale, à peine dix mètres devant Hash.

– Par la lumière ! s’exclame le Théologiste en partant précipitamment dans cette direction.

Tandis qu’il traverse le carrefour en courant il entend une clameur dans l’établissement, puis un brouhaha composé de cris, de chocs et de bris de bois sonores. Une bagarre, à en juger par les gesticulations de Ridge aux prises avec un autre client. Hash fait un grand « non » d’un geste pour indiquer que le corps humain qui a traversé la fenêtre et se relève péniblement n’est pas le suspect. Aloysius oblique dans la Rue de l’Écume et se dirige vers la porte d’entrée. Ashley traverse le carrefour à sa suite pour se poster à l’angle de l’Espadon tandis qu’un troisième soldat, Ikare, déboule de la Rue de l’Écume pour garder l’entrée de la ruelle qui mène à la cour. Le Gardien ouvre la porte et entre. Il se baisse très vite pour esquiver l’assaut accidentel d’un gros baraqué qui vient de louper sa cible, un petit homme nerveux. Ce dernier riposte dans le ventre et coupe le souffle à son adversaire avant de se retourner vers le Théologiste pour l’assaillir. Le jeune homme est tout juste en train de prendre la mesure de la situation, une indescriptible et chaotique bagarre générale. Il fait un pas de côté pour échapper à son agresseur circonstanciel, pénètre un peu plus dans la salle et s’expose d’autant aux projections et autres coups perdus.

Sa tunique n’est pas assez épaisse pour masquer la lumière qui émane de sa poitrine, là où il a reçu l’Empreinte Solaire dont il invoque les pouvoirs. Plusieurs clients éméchés, tournés dans sa direction, sont suffisamment distraits par le phénomène pour subir l’attaque qu’on leur destine. Aloysius évite un autre coup et se déporte après avoir été bousculé, mais mène son action à bien. Projetant l’énergie de la divinité dans son bras droit, il plaque sa main au sol et provoque une onde de choc qui se diffuse dans le plancher. Le bois gémit de toute part tandis que tous les belligérants perdent l’équilibre. Les murs tremblent et de la poussière est projetée partout dans cette atmosphère déjà très chargée.

– Théologiste ! Que personne ne bouge ! crie Aloysius.

La stupeur s’empare de l’assistance. Quelqu’un bouge. Des pas précipités accompagnent le grincement du bois de l’escalier. Le jeune homme ne parvient pas à voir ce qu’il entend. Il s’élance dans cette direction, prend appui sans ménagement sur un homme à terre, fait un saut par-dessus trois ou quatre clients au sol et atterrit au pied des marches. Il heurte le mur de l’escalier et amortit le choc avec son épaule. Il pousse un juron, dégaine son arme et escalade les degrés quatre à quatre en baissant la tête pour ne pas heurter le bord du plafond. Dans la salle commune toute velléité de se battre a quitté les protagonistes mais du mouvement et des propos chuchotés, des gémissements et des craquements indiquent que l’assemblée se met en branle.

– Et que personne ne sorte ! lance une voix féminine en provenance de la porte.

Aloysius ne se préoccupe pas davantage de ce qui se passe en bas. Il ne connaît pas précisément les lieux. Il fait face à un étroit couloir dans le prolongement de l’escalier et à trois portes sur la cloison de droite dont une, celle du milieu, est ouverte. L’unique fenêtre du couloir, perçant le mur gauche, donne sur la cour. Il s’assure qu’elle est fermée en passant devant puis risque un œil par l’ouverture de la porte. C’est une chambre à coucher. Un lit assez large occupe la partie droite de la pièce, une commode et une armoire la partie gauche. Il y a à peine deux mètres de battement entre les deux et une fenêtre, close également, se trouve au fond. Compte-tenu de l’étroitesse du couloir, le fuyard invisible ne peut pas se trouver là où Aloysius est passé. Soit il est entré dans la pièce, soit il demeure immobile plus loin dans le couloir. Dans tous les cas, le Théologiste n’arrive pas à le détecter, ne serait-ce qu’à cause du brouhaha qui règne au rez-de-chaussée.

– Larric, tu es fait comme un rat ! lance-t-il. Je te suggère de te rendre avant que cette histoire ne tourne mal pour toi.

Le suspect reste sourd à la proposition. Le Gardien avance prudemment dans la chambre. Il capte un mouvement près de son visage et lève le bras pour l’intercepter. Il expose ainsi son abdomen et reçoit un violent coup dans le ventre. Le souffle coupé, il se plie en deux et se retient au montant de la porte avec son épaule. Un autre coup le touche au visage et il part en arrière, s’affale dans le couloir et lâche son épée. À moitié sonné, il voit son arme se lever, prête à s’abattre sur lui. Instinctivement il tend le bras vers ce qu’il suppose être le torse de son agresseur et relâche l’énergie de l’Empreinte Solaire. Touché de plein fouet par la force invisible, son assaillant dévoilé est soulevé du sol et heurte le plafond au-dessus de l’armoire. Les jambes de l’homme percutent le meuble avec une telle force que ce dernier éclate. L’épée vole hors de sa main et traverse la fenêtre après en avoir brisé la vitre. Larric émet un cri de douleur au moment du choc puis retombe brutalement sur le sol. Tandis que le Gardien se relève péniblement, le mage se remet debout presque comme si de rien n’était. Listant les pouvoirs de son adversaire, Aloysus ajoute une forte résistance à l’invisibilité et à l’escalade improbable. Une capacité qu’il a dû développer après sa rencontre avec Adana. Le Théologiste ne perd pas pour autant ses moyens. Il se campe dans l’encadrement de la porte en position de lutte. Son adversaire jauge rapidement la situation et fait volte-face. Il se précipite vers ce qui reste de la fenêtre, se roule en boule au moment du saut et disparaît rapidement en chutant dans la rue.

Le Théologiste se précipite vers l’ouverture en espérant que Hash et Nastir sont à leur poste. Il aperçoit sa collègue à droite mais Hash n’est plus à gauche et Larric court dans cette direction. Le soldat Nastir pique un sprint à la suite du fuyard. Aloysius s’élance par-dessus le rebord de la fenêtre. Il se réceptionne en effectuant une roulade au milieu des débris de verre et de bois, s’en sortant avec seulement quelques meurtrissures. Il se rétablit, ramasse son épée non loin de là et entame la poursuite. Ashley vient de passer l’angle de la rue suivante, vers la droite.

La course s’arrête très vite. À peine le Gardien est-il arrivé à l’angle de la rue qu’il découvre une scène dont l’horreur le saisit. Les yeux exorbités et sans vie de Larric le fixent depuis le sol où sa tête repose, désolidarisée de son corps étendu un peu plus loin au milieu d’une mare de sang. Le cadavre d’Ashley est allongé à ses pieds, une dague fichée dans le front. Passée sa surprise, il se met en garde et scrute les environs immédiats. Il n’entend nul bruit, ne capte nul mouvement hormis derrière lui, dans la rue par laquelle arrivent d’autres soldats. Une interjection poussée par l’un de ses hommes attire son attention. En se retournant il voit aux pieds de l’Arbitre Artur, de l’autre côté du croisement, un autre cadavre : celui de Hash. Il a été étranglé avec un lacet ou un objet similaire. La situation frappe de stupeur chacun de ses hommes et Aloysius a toutes les peines du monde à s’en remettre. En l’espace de deux minutes il vient de rater son opération, son suspect et deux de ses soldats ont été massacrés, sans qu’il ait la moindre idée de la manière dont cela a pu arriver. Tout s’est enchaîné avec une telle rapidité et une telle perfection ! Il en demeure coi un bon moment.

Quelques heures plus tard, le drame de la Rue de l’Écume occupe toujours son esprit. Il a reconstitué la suite des événements depuis le début de la bagarre et il arrive toujours à la même conclusion : il y a eu des fuites sur son opération. Le témoignage de Larric devait sans doute déranger quelques personnes puissantes qui ont préféré le faire taire, ne lésinant pas sur les moyens ni sur un ou deux meurtres de plus pour arriver à leurs fins. Pourquoi ne pas l’avoir fait avant ? Larric a-t-il pu échapper à ce funeste destin quatre mois durant ? C’est difficilement concevable si l’on considère la redoutable efficacité avec laquelle le suspect et ses propres collaborateurs ont été tués, et pourtant pas si incohérent que cela compte-tenu des capacités du mage-terroriste. Il parait évident à Aloysius que c’est l’Instance de l’Ordre qui a fourni aux assassins les moyens de retrouver leur cible. Le décès d’Ashley le peine un peu plus que celui de Hash, son caractère incisif va lui manquer. C’est un soldat et il a déjà vu la mort à ses côtés. La seule différence, la pire à ses yeux, est que sur un champ de bataille on connaît son ennemi. Ici, non. Il découvre que la société qu’il défend est bien moins simple et peut-être bien plus cruelle que tous les actes de guerres auxquels il s’est livré.

– Désolé d’arriver si tard, dit le Supérieur Gagarik en gravissant les dernières marches du hall dans lequel l’attend le jeune Gardien.

Aloysius secoue la tête.

– Aucune importance, Supérieur, répond-il l’air misérable.

– On m’a fait part de la situation. Je comprends qu’elle ait exigée que vous me fassiez réveiller. Suivez-moi.

Lome Gagarik n’a apparemment pas pris le temps de se recoiffer et son air indique clairement qu’il a été dérangé en plein sommeil. De chez lui au bastion de l’Instance de l’Ordre où Aloysius l’attendait il y a à peine cinq minutes à pied, mais cela a suffi à déclencher cette sudation surabondante dont le Supérieur est constamment victime. Son souffle rauque et court précède le jeune homme jusque dans son bureau. Il lui réclame ensuite son rapport, l’invitant à parler sans le lui ordonner, non que la rigueur militaire ne soit de mise entre eux, mais Lome estime que les circonstances nécessitent un peu de tact.

Aloysius fait part des faits, des témoignages de ses subordonnés, de ses soupçons et de sa colère. Il se confond en excuses à propos de son incompétence. Lome l’écoute religieusement sans intervenir, puis il prend la parole :

– Si je comprends bien, vous n’avez pas d’autres pistes directes pour poursuivre cette enquête ?

Le jeune homme secoue négativement la tête.

– Alors je vais classer l’affaire, conclut le Supérieur.

– Pardon ?! s’exclame le Gardien.

– Vous m’avez entendu, insiste Lome. Il apparaît évident que notre lascar intéressait de trop près le crime organisé. Cette manière d’opérer ressemble à celle du Bourreau. Ne nous leurrons pas. Si Larric lui échappait depuis quatre mois, je doute qu’il reste à présent le moindre témoin vivant dans cette affaire.

– J’en étais arrivé à peu près à la même conclusion, commente Aloysius. Si tel est bien le cas, devons-nous encore considérer l’attentat de la Grand Place comme un acte terroriste ou même simplement politique ?

– Et pourquoi pas un acte isolé ? Oh, il était sûrement prémédité mais, après tout, qui n’a pas perdu un proche contre les Ovarks ou les Atarks au point de les détester jusqu’à leur en vouloir à mort ? Un homme aurait été assez déterminé pour recruter des criminels contrôlés par la pègre mais sans préciser la teneur de son objectif. Après quoi, l’attentat impliquant des personnes susceptibles d’être interrogées par l’Instance de l’Ordre, cela conduit à leur élimination. Un schéma classique.

Aloysius hoche la tête. Son dos le fait souffrir depuis sa chute de l’étage de l’Espadon et il se rappelle à son bon souvenir précisément à ce moment. Il geint un peu en faisant la grimace.

– Prenez un congé, dit Lome. Vous me paraissez mal en point. Remettez-vous et nous parlerons de tout cela plus tard.

Le jeune Théologiste tente de protester.

– Mais…

– Et c’est un ordre ! l’interrompt le Supérieur.

Le Gardien se lève, effectue un salut en serrant les dents et quitte le bureau. C’est la première fois qu’il échoue dans une mission. Il ressasse cette mauvaise expérience jusqu’à ce que son corps rompu de fatigue l’oblige à sombrer dans la douceur du sommeil. Il y retrouve, au milieu d’un songe débridé, les visages exsangues de son escouade assassinée hurlant sous les coups d’une marionnette de ténèbres agitée par Lome.

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