Chapitre 20 - Maison Haute

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La triangularisation magique n’avait plus qu’à être activée. Les tentes d’urgence et de prisonniers étaient dressées, protégées, parées à recevoir tout sorcier blessé, opposant maitrisé ou mort qu’on leur enverrait. Tout était prêt. Et Serge, Amalia à ses côtés, motivait les troupes

« Je vous rappelle que même si cela reste une opportunité pour nous de coincer des sorciers et sorcières de l’Ordre, l’un des nôtres est retenu en otage. Le Ministère de la Recherche renferme de nombreux secrets que nous ne voulons pas voir tomber entre les mains de Fillip. Muspell est la priorité de cette opération, gardez bien cela en mémoire. »

Tout le monde écoutait, mais l’on ne pouvait pas dire que le silence régnait dans la cache, aménagée sous terre, à l’est de la Maison Haute. Il pleuvait. On entendait le son de l’eau s’écouler le long des parois magiques qui avaient été dressées pour les protéger.

Il y eut quelques murmures, au début, quand Elfric monta sur l’estrade à côté du Commandant de la P.M.F.. C’était du sérieux, même si l’opération paraissait de petite envergure. Quelques éclats de voix et des applaudissements retentirent, ils venaient de ceux qui avaient appris ce qu’il s’était passé sur les côtes. En règle générale, les hommes qu’elle avait sous ses ordres étaient d’accord avec ses actes. Sa prise de position, pour les humains, ne pouvait être contestée que par les politiques qui ne connaissaient rien du terrain. Eux, ils savaient. Eux ils comprenaient. Avoir quelqu’un dans le gouvernement qui avait conscience de leurs conditions de vie et de travail était important pour les soldats et policiers. Elle leur avait souri et avait demandé le calme pour laisser parler Serge. Ordre qui avait été suivi immédiatement.

« L’opération commence. Que Merlin nous permette de tous revenir ici en vie. »

Il salua ses troupes, une main sur la tempe, l’autre dans le dos. Amalia l’imita. Et il y eut un seul et même bruit, à l’unisson, quand les unités saluèrent à leur tour, en répétant cette dernière phrase. Une façon de se souhaiter bonne chance. Car Merlin était mort depuis mille huit cent vingt et un ans. Le célèbre enchanteur datait les années des sorciers.

Naola se rapprocha d’Anderson, la couverture de Xâvier. Elle devait se transférer avec lui. Il s’était montré cordial avec elle et ils n’avaient pas cherché à communiquer. Le sorcier ne devait pas apprécier sa participation. Il avait déjà eu du mal à lui faire confiance pour le procès de Mattéo et ne lui avait accordé crédit qu’à la valeur du jugement de son maître. Elle ignorait s’il savait la façon dont elle avait tenté de forcer la main à Alix. L’ordre de transfert la tira de ses pensées, Anderson lui attrapa le bras et ils disparurent.

L’Armée n’avait pas prévu de faire dans la douceur. L’assaut fut donné à l’est, au nord-ouest et au sud-ouest. La section qui devait infiltrer la Maison Haute faisait partie des unités de l’est. Ils arrivèrent à l’arrière d’une grande résidence, dressée sur une petite colline. La géographie de la région était très plate. Les quelques mètres de dénivelés qui séparaient l’escalier principal qui menait à la demeure des forêts et champs alentour suffisaient à décrire la maison comme haute.

Après les Cataclysmes, beaucoup de bâtiments avaient été abandonnés. Un bon nombre avaient été réinvestis par les populations sorcières. On construisait peu, on faisait du neuf avec du vieux. L’architecture contemporaine était presque inexistante. Il y avait plus de toits debouts que d’êtres à la surface de la Terre.

Maison Haute ne dérogeait pas à la règle… C’était une villa édifiée une trentaine d’années avant les évènements. Elle avait un jour appartenu à un riche télé journaliste. Un de ces métiers étranges où il fallait avoir de belles dents pour réussir. C’est du moins ce que les sorciers en avaient retenu, car l’homme qui résidait ici près de 250 ans plus tôt n’était pas connu pour son intelligence, bien au contraire.

Tout l’avant de la maison, là où attaqueraient les deux unités, était fait de superbes baies vitrées que les nouveaux occupants avaient remises en état. On accédait à l’habitation au premier étage ce qui laissait le rez-de-chaussée avec une jolie vue, dégagée sur la campagne. Un double perron montait vers une impressionnante porte de bois massif.

L’arrière de la bâtisse donnait sur une piscine qui n’était plus utilisée que pour se prélasser en été. Elle devait bien avoir un autre usage, par le passé, car il était insensé de construire un bain à l’extérieur dans un endroit où il faisait si froid l’hiver. Cela demandait bien trop d’énergie pour eux qui n’avaient pas de magie…

Le reste de la demeure était fait de briques blanches et rouges, il n’y avait que trois étages, mais ils savaient le sous-sol truffé de salles, à différent niveau.

Amalia Elfric menait, en silence, l’attaque vers la piscine. Ils étaient une petite trentaine. Dix partiraient immédiatement dans la maison. Passage en force. Les autres se battraient contre ceux qui essayeraient de fuir. Si tout se déroulait bien, dix soldats rejoindraient Amalia à l’intérieur.

Le groupe s’arrêta dans l’ombre que faisaient les lumières de la villa sur ce qui avait été un garage. Aujourd’hui, c’était un entrepôt à hexoplan bien pratique. Il fallait attendre que l’unité principale entame le combat.

Personne ne parlait, on n’entendait que la pluie et le vent. Mais personne n’en souffrait. Les uniformes étaient traités d’un charme aquarépulsif puissant qui durerait vingt-quatre heures. Amalia observait un petit objet rectangulaire dans sa main. L’artefact, fin, devait vibrer et passer au rouge lorsque le bataillon de Serge attaquerait. Ce serait leur signal de départ.

Il y eut un cri, le son d’un sortilège d’alerte, un hurlement et un bruit sourd. Puis il s’écoula une trentaine de secondes avant que les sorciers de l’Ordre n’arrivent, tombant nez à nez avec les troupes de l’armée. Amalia ne prit même pas la peine de vérifier la couleur de l’objet qu’elle avait dans la main. Il avait vibré, c’était suffisant. Il se retrouva dans sa poche et elle lança l’attaque.

Elle sortit la première de leur cachette. Son concentrateur majeur reflétait les lumières du feu qui venait de s’élever de l’autre côté de la maison quand elle stoppa trois opposants d’un seul geste. Deux femmes, un homme. Ils s’écroulèrent dans un cri de douleur, attrapant leurs genoux, luxés. Elle ne leur adressa pas un regard et les immobilisa de trois mouvements de doigts. Les rayons jaunes les touchèrent en plein cœur et ils arrêtèrent de bouger. Aussitôt un soldat se jeta sur eux et appliqua des badges sur leurs nuques. Il les activa et les trois sorciers disparurent. Ils avaient été envoyés directement dans la tente où ils conserveraient les prisonniers jusqu’à la fin de l’opération.

Entre temps, l’Ordre avait commencé à s’organiser. Déjà, on entendait des ordres criés de l’intérieur. Des hommes prenaient position aux fenêtres. Plusieurs s’envolèrent pour attaquer par le ciel. Des fédéraux des trois unités d’assaut s’élancèrent dans les airs pour les prendre en chasse.

« Naola ! Suis-moi ! Dan, couvre les arrières ! »

Ce n’était que deux des multiples ordres qu’avait lancés la sorcière. Les mages de l’Ordre étaient en sous-nombre. Il n’y aurait pas besoin de renfort. Leur priorité était de gagner une des salles de l’intérieur, pour y installer Naola.

Ils n’eurent aucun problème à forcer le passage. Maison Haute se retrouvait avec une dizaine d’ennemis au sein même du complexe. Les noms d’Elfric et de Serge avaient été prononcés plusieurs fois dans leurs rangs. Les Vestes Grises étaient en mauvaise posture.

« Sécurisez l’accès à la pièce ! cria Alix à son unité. Je veux un terrain clean ! »

Elle attrapa Naola par le bras et l’entraina dans un coin de la pièce. Loin des fenêtres et de la porte, hors de contact direct avec l’extérieur et un potentiel sniper.

« On défend les positions. Dis-moi quand tu en sauras plus. Dan ! Tu prends la porte côté nord ! Et tenez-moi ce couloir ! »

La civile s’adossa au mur, elle était plus excitée qu’effrayée par la bataille. Elle reconnaissait la morsure de l’adrénaline. Mais c’était de calme dont elle avait besoin.

Elle attrapa Tourab, au fond de sa poche. Ses doigts glissèrent sur la petite sphère d’argent gravée de motifs complexes. Elle les activa, un à un, avec des gestes dont elle n’avait pas perdu l’habitude. Elle avait été surprise de constater que, même des années après, elle n’éprouvait aucune difficulté ni à le libérer ni à mêler ses sensations aux siennes. L’esprit se déploya tout près d’elle sous sa forme la plus pure. Une légère brise qui l’enveloppa. C’était rassurant. Sa peau se hérissa. C’était grisant. Elle ferma les yeux, au bord de basculer. Elle retint sa conscience. Pas encore. Calme bel oiseau, calme. Le Djiin était dissipé, comme toujours. Au vent filaient ses brins de pensées qui éclaboussaient l’air autour de lui. Calme bel oiseau, calme. Va. Vite. Trouve Mattéo. Vite. Et reviens. Par un chemin que je pourrais emprunter.

« Il est lancé, précisa-t-elle à mi-voix plus pour elle-même que pour ceux qui l’entouraient. Deux ou trois minutes pour qu’il le trouve. Il revient à moi. Puis il me montre le chemin. »

C’était ce qui était convenu. Elle ne cherchait pas à repérer les lieux, juste à localiser l’otage. Ensuite, elle mêlerait son esprit au Djiin pour partager ses perceptions. C’était un exercice qu’elle n’avait pas pratiqué depuis des années, car il était dangereux. Extrêmement grisant, conserver sa conscience unifiée alors que l’on avait l’impression de devenir quelque chose de… tellement plus multiple. Elle devait faire office de constante. Il fallait beaucoup de volonté et une totale coopération du Djiin pour ne pas se perdre.

Il se passa deux minutes avant qu’elle décèle un changement dans les ramifications de la pensée de Tourab. Il devait avoir localisé Mattéo. Il s’écoula cinq minutes supplémentaires pour que le Djiin se présente presque uni devant elle. Elle prit une inspiration et lui confia une bonne partie de ses sens.

Lorsque Naola rouvrit les yeux, il lui fallut quelques instants pour réussir à superposer sa vision à celle de la créature. C’était comme avoir deux niveaux de perception, celui de son corps, étouffé et lointain, mais dont elle conservait la maitrise, et celui de Tourab, violent, léger, vif. Les couloirs avec lui. Vite. Il les avait dévalés. Soulever les tissus au passage, frôler les visages. Elle comprit pourquoi il avait pris autant de temps à revenir à elle.

Les couloirs, avec elle. Calme et en douceur. Un passage caché ! La porte là, mais la clef non. Facile la brise entre deux pierres mal jointes. L’interstice là. Et des couloirs, encore, dans le noir. Labyrinthe comme avant ! Bien. Long de tester tous les chemins. Mais là est le bon chemin. Le meilleur à toi pouvoir emprunter. Dernière porte, grille, Mattéo. Mattéo.

Naola eut un haut-le-cœur.

« Mattéo » souffla-t-elle.

Dans un sale état.

Amalia n’était pas dans la salle à ce moment-là, mais Dan entendit la jeune femme. Quelques secondes plus tard, la fédérale entrait dans la pièce qu’ils avaient investie. Un petit salon, sans doute, mais elle n’y avait pas vraiment fait attention. Elle s’agenouilla près de Naola sans un bruit, se contentant de diffuser une aura de magie rassurante. Elle préférait ne pas la toucher, elle ne voulait pas la faire sortir de transe.

Il était juste là. Ça n’était pas une image nette. Mais il y avait beaucoup de sang, séché. Les yeux ouverts. Comme s’il dormait… une technique pour qu’on le laisse. Vivant alors ! Elle eut la volonté d’écrire devant lui “On est en chemin”, dans la poussière. S’écrire et s’effacer. Et loin au-dessus, Naola souffla :

« C’est bon. Il est vivant. »

Aux lettres qui disparurent devant lui dans une petite rafale qui leva la poussière, Mattéo écarquilla les yeux. Il respirait lentement pour simuler le sommeil. On l’avait laissé en paix avec un patch de magie dans le dos. Le médic’ avait bandé son bras et était parti. On ne lui avait pas donné la possibilité de se laver. Il avait du sang coagulé à peu près partout sur ses vêtements. Sa blessure avait toujours un angle étrange et lui faisait un mal de chien.

Il s’était réveillé un peu plus tôt. Le sérum le contraignait à dormir, mais il n’était pas assez puissant pour couvrir les explosions et les cris au-dessus de lui. Il n’avait pas bougé, conscient qu’il était dans une situation plus dangereuse que lors de la torture. Si l’Once se montrait plus forte que l’Ordre ne le pensait, ce dont il ne doutait pas, on n’hésiterait pas à le supprimer.

“On est en chemin”, écrit au vent, ça ne pouvait être que Tourab et Naola par son intermédiaire. C’était insensé, Alix ne pouvait pas avoir amené Naola avec l’Once. Qu’est-ce qu’il se passait là-haut ? Alix, Xâvier… À deux, ils ne pouvaient pas faire autant de bruit, même en comptant sa compagne en plus dans le lot…

La porte du cachot s’ouvrit dans un grincement sonore et Filiskar le redressa violemment pour le coller au mur, devant le regard fuyant du médic’, sur ses talons. Mattéo cria de douleur alors que le sorcier appuyait sur le bras blessé en même temps qu’il le tenait à deux centimètres du sol. Quelque chose n’allait pas. Il n’était pas maître de la situation.

« Pourquoi l’Once n’est-il pas encore là ? s’écria-t-il dans leur langue. Pourquoi l’Armée ?

— Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? souffla le prisonnier en réponse.

— Qui as-tu contacté ? À qui as-tu envoyé tes concentrateurs ! »

Mattéo rit avec toute l’arrogance dont il était capable. Ils les avaient donc bien laissé partir volontairement, mais ils n’avaient pas été fichus de dire où. Bien… L’Iska?rien lui envoya son genou dans le ventre, risquant au passage de faire céder à nouveau deux côtes.

« Réponds !

— Je les ai envoyés chez moi. Naola devait y être. Si ça se trouve, l’Once ne sait même pas ce qu’il se passe. C’est con, hein… »

Cette fois il se prit un poing dans la figure. Éjecté sur le côté, il essaya de se rattraper, mais son bras ne pouvait pas encore soutenir son poids et il s’écrasa lamentablement au sol.

« Pierre, inverse le flux. Je veux que tu me transfères toute sa magie, cracha Filiskar avec son terrible accent.

— Il arrêtera de guérir et ce sera long… répondit le blond d’une voix basse.

— Tu as besoin de quoi ?

— De temps… Drainer la moitié de sa magie me prendrait une bonne heure… »

Filiskar reposa son regard sur Mattéo et souffla, avec un petit sourire

« Si on n’a pas l’Once ce soir, il y a moyen de faire de belles pertes dans l’Armée Fédérale. Si je peux tuer ta petite amie et l’un des commandants, ça sera parfait, n’est-ce pas ? Pierre. Quand tu auras eu tout ce que tu peux de lui, tue-le.

— Mais…

— Tu m’as bien entendu. Tue-le. »

L’Iska?rien les laissa là. Mattéo était de toute façon incapable d’utiliser la magie et le cachot était gardé. Au jeune de faire ses preuves, maintenant.

« Ils vont le tuer ! » hoqueta Naola.

Prise par la vision, elle avait glissé au sol et avait assisté à la scène par l’entremise du Djiin. Elle se força à détendre le lien, renoua avec le cours de ses sens. Il fallait faire vite. Elle rouvrit les yeux sur le visage fermé d’Amalia, tout près d’elle, protectrice. La fille lui lança un regard au bord de la panique, mais énonça avec un calme honorable :

« Ils drainent sa magie, puis ils le tuent. Il faut faire vite. Je sais comment le rejoindre. Viens voir par toi même » ordonna-t-elle à mi-voix.

Elle se passa la main sur la tempe pour signifier Ici, directement. Amalia hocha la tête. Elle gardait un détachement remarquable.

Son esprit poussa légèrement celui de la jeune femme et elle se laissa guider dans la mémoire de Naola. Un souvenir récent, empli de choses perçues d’une manière très étrange par Tourab. Mais un souvenir tout de même. Le contact dura moins d’une seconde, même si le temps s’était écoulé différemment pour elles deux. La fédérale se releva et tendit son bras à la civile pour l’aider à se mettre debout. Elle passa sa main sur son épaule pour la calmer. Puis elle partit devant elle, en tête, directement dans la bonne direction. L’unité suivit et les ordres d’attaques recommencèrent à pleuvoir.

Naola lui emboita le pas. D’un coup d’œil, elle repéra Anderson et Dan. Elle avait pour consigne de les talonner. Le plan était simple : une partie des fédéraux, restés en défense, consolidaient la position principale, et l’autre groupe avançait vers l’otage, aussi vite que possible. Amalia déploya tout son talent pour les remorquer à un rythme tout à fait effrayant. Si un ennemi n’était pas au sol quand elle était à son niveau, elle effectuait un petit mouvement de poignet particulièrement rapide et l’homme tombait, livide, la main sur le cœur, le visage tordu de douleur. Elle donnait l’impression d’être un bulldozer et les soldats qui la précédaient sécurisaient les accès des portes sur le côté ou déviaient les sortilèges qui lui fonçaient dessus.

Naola fermait la marche et elle bénissait ses réflexes sportifs et les séances d’entraînement au manoir. Elle avait adopté une position défensive et passait la majorité de son temps à contrer les sorts adverses, confiant aux autres le soin d’attaquer, ce qu’ils faisaient de toute façon avec beaucoup plus d’efficacité qu’elle même. Elle ne réfléchissait pas, elle suivait et laissait son corps et son instinct faire le reste. Trop prise par l’action.

Ils étaient presque arrivés quand une explosion puissante raisonna dans le couloir et une fumée noire enveloppa l’équipe de sauvetage. Cela ne dura qu’un instant et la fédérale cria

« À terre ! »

Sans que l’on puisse savoir comment elle l’avait trouvé, elle posa sa main sur la tête de Naola et la propulsa au sol en même temps qu’elle.

Au-dessous, ça explosait jusqu’à faire trembler les pierres de la geôle de Mattéo. Face au médic’ désemparé, il évaluait la situation. Incapable d’utiliser sa magie, on le neutraliserait s’il tentait quoi que ce soit. Dans son état, même le beau blond, qui semblait plus jeune que jamais, aurait pu avoir le dessus. Il se releva et marcha vers la grille du cachot. Verrouillée, bien sûr. Pourrait-il prendre l’autre en otage ? Peu probable, il serait maitrisé… Mais par qui ? Il essaya de se lancer sur son geôlier, mais une force le repoussa violemment et il s’écrasa contre la porte. Celle-ci ne bougea pas d’un millimètre.

« Ça ne sert à rien. Tu ne peux pas m’attaquer ici », fit-il sans réussir à fixer son regard sur l’homme blessé qu’il avait en face de lui.

Mattéo se laissa glisser au sol, le visage fermé.

« Je suis désolé », ajouta-t-il dans un murmure tendu.

Il détacha une de ses boucles d’oreille, dévoilant un concentrateur très particulier, qui semblait neuf. Il était fait de nickel et formait un simple anneau aux reflets dorés. Il le passa à son doigt et le métal se moula autour de la phalange tout entière. Il s’assit, face à Mattéo, et positionna sa main vers lui, usant d’une magie encore inconnue du sorcier. Ce dernier eut la désagréable impression qu’on le vidait de lui même par le patch dans son dos. Il sentait son énergie s’écouler par cet orifice inhabituel. Du même coup, son bras, ses côtes et ses muscles se réveillèrent. La magie qui inhibait la douleur commençait à partir.

« Qu’est-ce que tu fais ? haleta Mattéo en essayant de se débarrasser du patch.

— Ce qu’il m’a demandé. Je lui transfère ta magie.

— Comment fais-tu ça ? »

Le flux ralentit alors que Pierre le dévisageait. Une question technique, ce n’était pas tout à fait la réaction à laquelle il s’attendait. Il sourit, amusé.

« Je n’ai pas vraiment le droit d’en parler. »

Mattéo le fixait. Il pouvait s’en sortir. Le gars était jeune. Bien plus que ce qu’il avait pensé au premier abord. Une chose à la fois. Il commença par calmer sa respiration et lutta pour éloigner sa magie du trou qu’il avait dans le dos. Il se mit à trembler d’effort. Ne pas céder à la douleur. Ne pas laisser aller son flux. Calme.

Il s’écoula plusieurs secondes avant qu’il ne rouvre les yeux. D’une voix basse, il dit, sans bouger les lèvres.

« Ralentis le flux. »

À nouveau, la façon dont la magie s’écoulait changea. Pierre, perturbé par ce que sous-entendait Mattéo, ne se concentrait plus assez pour garantir un flot continu.

« Ralentis-le, répéta le brun. Et je te jure que tu ne seras pas tué.

— Si je désobéis, ils me retrouveront, tu le sais bien.

— Je ne te demande pas de désobéir. Seulement de ralentir le flux. Fais-leur croire que je résiste plus que tu ne l’avais prévu.

— Pourquoi ferais-je ça ? »

Le jeune blond était à la limite de la panique. Il pouvait le faire. Il pouvait y arriver.

« Parce que tu n’es pas comme eux, n’est-ce pas ? »

Il avait mal, il était épuisé. Mais il savait se cacher derrière ses masques. Sa voix était confiante, douce. Et cela eut l’effet escompté. Pierre commença vraiment à paniquer.

« Tu ne voulais pas tout ça. Alors, fais-moi confiance. Je peux te placer sous ma protection.

— Je ne suis pas stupide. J’ai participé à ton enlèvement. Tu as juré de tuer Adélaïde alors qu’elle n’avait rien fait non plus.

— Ça n’a rien à voir. S’il te plait. Pierre. »

Le ton était devenu légèrement suppliant. C’était la première fois qu’il utilisait le prénom de la Veste Grise. Les bruits d’explosion reprirent au-dessus d’eux.

« Tu n’as rien à perdre, Pierre, souffla encore Mattéo, pressé. Si les secours échouent, je serai tué, de toute façon. Peu importe combien de magie tu m’auras arrachée. Et si les secours arrivent jusqu’ici, je prendrai ta défense. »

Le blond ne dit rien. Mais il accepta sans rien montrer. La magie ne s’écoulait plus qu’au goutte-à-goutte de son dos.

« Merci. »

Les bruits se rapprochaient. Ce n’était plus qu’une question de temps. Trois longues minutes s’écoulèrent avant que Mattéo ne fasse sa seconde demande.

« Tu peux anesthésier mon bras ?

— Oui. Mais il ne sera pas guéri. »

Un cri le fit sursauter.

« Mais c’est long. Une minute, je pense. »

Mattéo l’observa intensément, ce qui le fit rougir. Alors le brun sourit et ajouta, amusé :

« Et si je t’embrasse… Tu es capable de me guérir plus vite ? »

L’autre écarquilla les yeux. Il détailla son prisonnier, toujours torse nu. Et sans le lâcher du regard, il répondit :

« Tu aimes les hommes ?

— Non. Mais si ça peut t’encourager… »

Il haussa les épaules. Les deux souriaient, étrangement. Il y eut une détonation puissante, un bloc de pierre se détacha du mur et s’explosa au sol dans un nuage de poussière. Le prisonnier parcourut les quelques mètres entre eux deux pour poser ses lèvres sur les siennes, rapide. En même temps, Pierre posa sa main et son concentrateur sur le bras blessé. Les doigts de son autre main se glissèrent sur sa joue et il prolongea le baiser. Mattéo, lui, fronça les sourcils, sans bien comprendre pourquoi il le laissait faire.

Cela ne dura que quelques secondes. Mais ce fut suffisant pour anesthésier les os brisés. Comme Mattéo s’en était douté, le jeune sorcier de l’Ordre était facile à manipuler. À motiver, du moins. Il se releva immédiatement et Pierre avec lui, par le col de sa chemise.

« Ils arrivent ! paniqua ce dernier, la main encore sur la joue du prisonnier.

— Ma magie, pressa Mattéo. Laisse-moi utiliser ma magie ! »

C’était la dernière chose dont il avait besoin. Pour se battre et survivre. Cette pièce l’en empêchait et c’est ici qu’on viendrait le chercher pour l’exécuter.

« Je ne peux pas ! gémit Pierre. Ce n’est pas moi qui gère ça ! Je ne peux pas ! Ils arrivent ! »

La porte de la cellule s’ouvrit à la volée et Mattéo fit volte-face, entre l’arrivant et Pierre, dans une attitude défensive.

« Pierre ! Tue-le ! »

Fanny avait une longue blessure verte sur le côté de la joue. Ses habits étaient constellés de sang et de brulure, tout comme sa peau. Elle boîtait. Un pic d’étain était enfoncé dans sa cuisse. Le métal s’était diffusé dans les muscles autour. Impossible de le retirer sans arracher la moitié de la jambe ou sans un traitement approprié. Elle avait coupé le pieu à sa base.

« Je ne peux pas, Fanny ! Je ne peux pas ! s’écria le jeune, derrière Mattéo.

— Alors tant pis pour ta jolie petite gueule. »

Elle leva sa broche vers Mattéo. Elle l’avait glissé dans un gant prévu à cet effet. L’iris brilla, chargé de son sort mortel.

De l’autre côté du lien, Naola eut la vision violente d’un corps humain sectionné de l’intérieur. Tourab avait pris la décision d’agir et d’une lame de vent, trancha l’ennemi qui menaçait Mattéo. Sauf. L’autre : trois morceaux. Découpé net. Cœur, poumons et ventre, même si la jeune femme n’avait évidemment pas pu identifier les organes. Dans le cachot, Fanny s’effondra. Naola se battait au moment où elle avait senti la pensée de l’esprit s’agiter, tirer, passer près de faire exploser leur connexion. Elle esquiva son adversaire, le moins fort du groupe qu’ils affrontaient, perdit connaissance pendant une seconde, manqua de tomber. L’homme en la voyant fléchir commit l’erreur de précipiter son attaque. Elle trouva une ouverture et elle l’envoya s’écraser plus loin, in extremis. Puis, elle s’effondra, inconsciente. Dans l’excitation de son geste macabre, le Djiin venait d’emporter Naola avec lui. Amalia seconda la sorcière et l’ennemi expédié par la jeune civile se pétrifia. Elle la rattrapa avant qu’elle ne touche terre.

« On a un problème avec Naola, Dan ! » prévint-elle, alors que la jeune femme hoquetait et toussait en reprenant connaissance.

Tourab, contrit de ce qu’il avait imposé à sa maîtresse, faisait machine arrière.

La porte de la cellule était restée ouverte. Dans le cachot, Fanny s’écroula et son sang avait envahi le sol. Son concentrateur se ternit avec le dernier souffle de l’enchanteresse. Pierre, pétrifié, regardait s’écouler le liquide rouge vers le bord de la grille. Mattéo attrapa sa main et l’entraina dans la salle qui donnait sur les trois petites prisons.

« Retire-moi le patch et reste derrière moi », ordonna-t-il.

Au passage, il se baissa sur le cadavre et ramassa le gant de Fanny, sous l’air dégoûté de Pierre. Il détacha la broche et essaya de l’activer. C’était quelque chose de très mal vu, utiliser le concentrateur de quelqu’un d’autre, quand bien même la personne en question n’était plus là pour s’en servir. Il obtiendrait de mauvais résultats, par rapport aux siens, mais ce serait mieux que rien dans ce contexte. Puis, il grogna de surprise. Pierre venait de lui arracher le patch. C’était très désagréable, douloureux. Filiskar ressentit exactement la même chose. Un cri résonna dans le couloir et il entra brutalement dans la pièce. Il trouva Mattéo, le concentrateur de la femme à la main et le mit en joue.

Les secours n’étaient pourtant qu’à quelques mètres de là, derrière la lourde porte qui donnait sur les prisons. Mais l’Ordre luttait de toutes ses forces pour défendre cette position. Dan était embusqué, protégé par un bloc de pierre qui s’était détaché du mur. Il se redressa et lança une dernière attaque avant de remonter vers Amalia. Il devait s’occuper de Naola que la sorcière essayait de ranimer. Un homme se redressa dans son dos à ce moment-là. La femme le perçut du coin de l’œil et releva la main vers lui pour l’abattre. Mais c’était déjà trop tard pour Dan qui s’écroula. Un sortilège mortel. En pleine nuque.

« DAN ! »

Le sorcier était étendu, les yeux au ciel. Un cri de joie retentit dans les rangs peu nombreux de l’Ordre. Dan était connu, sa mort passait pour une petite victoire. Amalia laissa Naola à Anderson. Il la secouait. Elle prit une brusque respiration et se dégagea, son concentrateur levé vers lui. L’instant d’après, il l’aidait à se relever. D’un geste rageur, elle révoqua le Djiin dont il ne resta plus que la sphère brûlante au creux de sa main.

Dans leur dos la fédérale irradiait d’une colère sourde qui pétrifia l’assassin de Dan. Personne ne le vit mourir, cela se passa trop vite. Mais son expression de douleur extrême laissait comprendre qu’il vécut l’enfer en expirant. Abstraire le temps pour allonger son agonie. Amalia connaissait les charmes et n’eut aucune difficulté à les utiliser. Puis elle s’occupa de ceux qui combattaient encore dans le couloir, seule. D’un unique sortilège. Un feu vert dévora la galerie. Lorsqu’on put à nouveau regarder sans être ébloui, il ne restait rien. Pas un bloc de pierre, pas un corps. Le plancher de bois avait brûlé. Ils avaient purement disparu. De l’unité n’étaient présents qu’Anderson, Naola et trois autres personnes.

« Restez avec Naola. Je vais récupérer Muspell. »

La formidable explosion raisonna, toute proche. Mattéo était toujours immobile face à Filiskar. L’enchanteur avait le concentrateur levé vers lui, méfiant. Son regard allait des morceaux de la sorcière au sol à son prisonnier. Comment avait-il fait cela ? Les deux hommes se jaugèrent. Mattéo savait très bien qu’il n’était pas en état d’encaisser un combat.

Amalia Elfric, blanche de rage, entra dans la pièce. Le lieutenant de l’Ordre ne chercha même pas à faire face. Il s’effaça dans un nuage de fumée noire. Il venait seulement de relâcher un sortilège lui permettant d’être à deux endroits à la fois. Elle menaça Pierre, derrière Mattéo, prête à tirer. Mais le prisonnier leva les mains en signe d’apaisement.

« Il m’a aidé. Je lui ai promis la protection de la Fédération.

— Vous n’êtes pas habilité à parler au nom de la Fédération, monsieur Muspell. Mais son aide sera prise en compte. Je suis Amalia Elfric. Suivez-moi. »

Elle aurait dû le renvoyer à l’infirmerie. Mais elle n’avait pas la tête à ça. Ne pas montrer son soulagement de le retrouver en vie était une priorité. La seconde était de retourner prévenir Serge.

« Et laissez cette broche, ajouta-t-elle avec un certain dégoût. Votre compagne est dans le couloir. Elle a vos concentrateurs.

— Merci.

— Vous pouvez marcher ?

— Oui. Il m’y a aidé. »

Pierre fixait Amalia. Elle ne paraissait pas s’être battue tant sa coiffure était restée impeccable. Seul son uniforme, taché de sang, montrait qu’elle avait participé au combat. Elle leur fit signe et ils sortirent. Dans le couloir, on avait allongé Dan et sécurisé la zone. Anderson était à genoux à côté du cadavre. Mattéo pila. Il ne parvint pas à s’en empêcher. Le regard accroché au visage déjà blanc du mort. Amalia, elle, ignora le corps sans vie et prit l’objet avec lequel elle communiquait avec Serge. Elle ne se soucia pas de garder leur conversation privée.

« Serge. Nous avons Muspell. La zone est sécurisée jusqu’à sa cellule. Où est-ce que vous en êtes ?

— Tout le rez-de-chaussée est sécurisé. On monte dans les étages. Des blessés ?

— Dan est mort.

— Quoi ?

— Dan est mort. »

Un silence plana. Elle serra les dents et reprit :

« On pose les sortilèges et on remonte. »

Elle rangea la brique noire d’un geste vif, puis elle s’avança vers ceux qui tenaient la position au bout du couloir. Plus loin, un réseau de dédales, dans l’obscurité, plongeait un peu plus bas sous terre. Ils n’avaient pas besoin de les explorer pour les sécuriser. Elle leur demanda de repartir vers le reste des unités et elle activa deux artefacts. Impossible de passer par là désormais, la zone était bouclée.

La femme retourna vers le petit groupe silencieux. Naola, un peu en retrait observait Mattéo à la dérobée, choquée par son état, ses yeux tombaient sans cesse vers la forme incongrue que faisait son bras. Elle lui avait simplement serré la main valide lorsqu’il l’avait rejoint, l’heure n’était pas aux démonstrations sentimentales. Elle lui glissa ses deux concentrateurs et il les fixa quelques instants au creux de sa paume. Tout valait mieux que de regarder Dan. Pierre se faisait tout petit dans un coin. Anderson avait aidé les autres sorciers à mettre le corps sur un brancard. On laissa à la fédérale le soin d’envoyer le Commandant en Second à l’infirmerie, ce qu’elle fit d’un geste rapide. Ce n’était pas terminé. Elle n’avait pas le temps de le pleurer. Sa voix était encore pleine de colère quand elle souffla :

« On remonte. Toi, comment tu t’appelles ?

— Pierre.

— Jean ! aboya la sorcière et un homme vint à sa rencontre. Emmène ce garçon, tente des prisonniers. Tu l’isoles et tu t’assures qu’on le traite bien. Il repart avec moi. »

Le fédéral s’exécuta avec un bref signe de tête. Il saisit le bras du beau jeune homme et activa un transfert qui les fit tous deux disparaitre.

« En avant », ordonna ensuite Elfric en prenant la tête du petit groupe.

Mais Mattéo ne parvint pas à repartir. Quand il essaya de se mettre à marcher, il sentit ses jambes se dérober sous lui. Il s’écroula, à moitié sur Naola, à moitié sur Amalia qui passait à côté de lui. Jusque là, seules la peur et l’adrénaline l’avaient fait tenir. Son bras était anesthésié, mais tout son corps réclamait du calme, du repos. Les souvenirs de Kiev s’imposaient à lui. Il avait envie de vomir. Amalia le redressa. Implacable. Et elle laissa Anderson la remplacer. Puis elle prit la tête de l’unité, déposant les artefacts à chaque point de contrôle.

Il fallut moins de cinq minutes à la troupe pour remonter au rez-de-chaussée. Le grand hall d’entrée s’était transformé en champ de bataille. Les deux camps comptaient de nombreux blessés, mais seuls quelques corps de Vestes Grises gisaient, pour morts, au milieu de la cohue. Les sortilèges vrillaient l’air, ricochaient sur le marbre de l’escalier principal et se perdaient dans la mêlée.

Le petit groupe se figea quelques instants. Amalia, en dépit du chaos apparent, n’eut besoin que d’un coup d’œil pour évaluer la situation. Les Vestes Grises étaient en difficultés. Serge et ses soldas s’évertuaient à leur couper toute retraite. Ils conservaient leur supériorité numérique, mais les autres résistaient âprement. Toutefois, l’issue se dirigeait vers une victoire presque certaine de l’Armée Fédérale. Amalia s’engagea vers l’une des zones sécurisées.

Tout se passa très vite. Mattéo vit Kiev du coin de l’œil. L’homme se battait au milieu du grand escalier, deux concentrateurs actifs au creux des paumes. Ils échangèrent un regard. Puis Kiev sourit. Viens me chercher… disait-il.

Et c’est ce que le sorcier fit. Il écarta Naola et Anderson avec une force inattendue et se rua vers son adversaire. Indiffèrent aux risques qu’il courait comme aux douloureuses protestations de son corps, il se fraya un chemin sur le champ de bataille. L’assassin de son frère était parvenu à atteindre le premier palier et Mattéo l’y rejoignit en quelques instants.

« Amalia ! » cria Anderson avant de se lancer à la poursuite de leur blessé, concentrateur chargé pour repousser ceux qui tentèrent de leur barrer le passage.

Naola le talonna de près et ils se défendirent dos à dos quelques instants pour réussir à se dégager. Lorsqu’ils atteignirent le palier, ils virent les deux hommes, l’un en face de l’autre. L’espace autour d’eux semblait s’être figé. Kiev avait écarté un billard pour libérer de la place. Mattéo arma ses deux concentrateurs, se mit en garde et attaqua.

Il n’était pas en état de se battre. C’est la première chose qui lui passa par la tête après avoir débuté la danse mortelle qu’il menait avec l’assassin de son frère. Il réagissait lentement par rapport à son habitude. En temps normal, il l’aurait défait en moins d’une minute. Cette minute lui servit à se rendre compte qu’il ne pouvait pas gagner le combat. Même s’il était meilleur. Ses os grinçaient, ses muscles luttaient. Plusieurs crampes se déclenchèrent. Dans les cuisses, dans les jambes, dans les bras, à l’épaule. Chaque spasme l’empêchait de viser juste et il loupait son adversaire de peu. Ou il le touchait loin d’un point vital.

Kiev créa une lame d’air et visa la gorge de Mattéo. Il s’écarta violemment, plissa le cou, monta le coude et sentit sa joue se déchirer en une longue balafre. Blessure de surface. Mais l’élan l’entraina au sol quelques mètres plus loin. Naola saisit l’occasion et l’attira d’un sort jusqu’à elle. Elle passa son bras devant lui et le maintint contre elle, les dents serrées. Anderson fit un geste de la main, son bracelet au creux du poing. Un charme de protection se dressa autour du couple. Il se jeta dans le combat au même moment.

Pour quelqu’un de vraiment attentif, quelque chose aurait pu être visible. Anderson se battait très bien. Comme Mattéo aurait pu le faire. Et Xâvier, dans ce petit corps qui ne lui ressemblait pas, faisait tout son possible pour triompher de Kiev comme Mattéo l’aurait fait. Ce fut expéditif. La Veste Grise esquiva une fois, il contra deux fois. Il encaissa deux sorts qui le firent s’écrouler. Il se releva pour fuir. Anderson l’abattit d’un sortilège mortel.

Quatre minutes. C’est le temps qui s’était écoulé entre les derniers mots de Kiev, invitant ses comparses à lui laisser l’Iska?rien, et son trépas. Mattéo sourit doucement et eut un signe de tête de remerciement pour Anderson. Ce dernier écarta les bras dans une attitude fière, en revenant vers le blessé et sa compagne.

Deux personnes entrèrent alors dans la salle. Filiskar arriva par la porte opposée et Amalia par derrière les trois jeunes. Anderson n’eut pas le temps d’atteindre Mattéo, ni même de se retourner. Une lame de feu lui perça le ventre. La violence du sort lui sauva sans doute la vie sur le moment. Le rayon incandescent explosa et l’éjecta, droit dans les bras de la fédérale. Filiskar enjamba le corps de Kiev. Il avait le visage fermé et pointa son concentrateur directement sur le prisonnier. C’était les ordres. Tuer Muspell s’ils perdaient la bataille. Amalia ne le laissa pas faire et dressa une protection autour d’eux. La voix blanche, elle fit :

« Naola. Renvoie Anderson à l’infirmerie. Vite.

— Tout de suite » souffla la femme, livide.

Elle se précipita, à genoux à côté de Xâvier, toujours sous les traits du soldat. Un coup d’œil rapide lui confirma son état critique. Son ventre était ouvert, les plaies à vif et à moitié cautérisées émettaient encore un sifflement de viande grillée, infect. Elle le figea avec un sortilège médical et activa le retour vers le centre de soin de campagne.

Alix avait entamé un combat complètement déséquilibré avec la Veste Grise. Ce fut d’une rare violence. Il n’avait aucune chance de s’en sortir. Il ne faisait simplement pas le poids. La femme ne lui laissa aucun répit et il fut très vite évident qu’elle le maintenait en vie pour lui faire payer ce qu’il avait fait à Anderson. Il ne fallut que quelques secondes de plus pour que l’homme ne puisse plus se défendre. Il la supplia, que la douleur cesse, qu’elle mette fin à ses souffrances, mais la sorcière n’en fit rien. Un spectacle terrifiant. Elle s’acharnait. Il n’y avait qu’eux dans la salle. Personne pour les voir. Personne pour l’arrêter.

« Alix… », souffla Mattéo.

Elle s’arrêta. Il n’avait pas le droit. De montrer qu’il la connaissait. De ne pas l’appeler Amalia en public. Mais il fallait mettre un terme au carnage. Elle stoppa net, la main encore levée en direction de Filiskar, maintenu debout par la force des sortilèges. Il s’écroula. Il gémissait, incapable de prononcer le moindre mot. Glacée, elle l’exécuta. Le charme mortel entra dans sa bouche et s’infiltra dans son sang et son système nerveux. Il atteignit son cœur et l’arrêta. Il arriva au centre de la douleur du cerveau et en coupa les accès. Une façon propre de tuer un homme.

Elle le fixa une seconde puis se détourna. Sans rien dire, elle rejoignit Mattéo et Naola. Le sorcier avait fini par lâcher prise. Inconscient. Alors elle s’adressa à la jeune femme, d’une voix étrangement calme.

« Envoie-le à l’infirmerie et pars avec lui. Nous avons presque fini ici. Merci pour ton aide avec Tourab. »

*

Il s’écoula une petite heure avant que le contrôle de la maison soit total. À l’infirmerie, Mattéo et Anderson avaient été transférés à la Centrale. Amalia entra sous la tente pendant que l’on finissait de déplacer les blessés du camp adverse dans un établissement plus sécurisé. Seul Dan restait étendu sur un lit. Il avait été recouvert d’un drap et des toiles blanches étaient tendues autour de lui. La femme souleva le voile pour s’avancer vers le corps sans vie du sorcier.

Elle prit une chaise et s’y assit, lentement. Dan avait déjà été préparé par un sortilège d’embaumement. Le nom avait été gardé même si la technique n’avait plus rien en commun avec les pratiques de l’âge d’or de l’Ephénie. La dépouille était préservée de la décomposition, figée dans le temps. Il paraissait simplement endormi. Sa peau avait retrouvé sa couleur naturelle. La femme attrapa sa main, les dents serrées.

Elle se mit à pleurer. Sans chercher à cacher les sanglots qui l’agitaient. Dissimulée par les voiles, on ne pouvait pas la voir, mais il était certain qu’on l’entendait. Les médics se regardèrent, gênés. L’un d’entre eux fit un signe de la tête et ils sortirent de la tente. Une question d’intimité. Le médecin en chef essuyait consciencieusement son concentrateur de soin quand il croisa Serge. Le commandant de l’armée magique avait le visage sombre.

« Madame Elfric est avec Dan.

— Merci, Gleen », répondit le sorcier.

Il se dirigea tout de même vers la tente d’infirmerie. Il entra sans bruit et passa le voile pour trouver Amalia, toujours en train de pleurer, la main du mort serrée dans les deux siennes, contre son front. Les sanglots s’étaient apaisés. Il posa une main sur son épaule sans qu’elle ne réagisse. Elle n’avait pas besoin de le regarder. Lui aussi pleurait. Dan était plus qu’un collègue, c’était un ami de longue date.

Ils restèrent ainsi des minutes durant. Le temps de calmer leurs larmes. Serge fit apparaitre des mouchoirs et en proposa à la sorcière. Elle le remercia et se releva.

« J’ai brûlé le couloir après qu’il soit tombé, avoua-t-elle.

— Combien de sorciers t’ont vu ?

— Trois. »

L’homme soupira. Elle n’avait pas le droit d’user de ce genre de sortilège, en temps normal. Mais il ne la réprimanda pas. Il se contenta de souffler

« Je comprends. Merci d’avoir continué la mission malgré tout. »

Elle ne répondit pas. Elle passa la main sur le visage immobile de l’homme, effleurant du pouce le coin de ses lèvres.

« Je serai là aux funérailles.

— Ça ira ? Est-ce que…

— Ça ira, Serge. Je vais rentrer chez moi.

— Bien. N’hésite pas, si tu as besoin de parler »

Amalia hocha simplement la tête. Tous les deux savaient qu’elle ne viendrait pas lui parler. Le mari de Serge était plutôt jaloux. Même s’il n'y avait jamais eu de réelle raison…

Elle sortit de la tente, les yeux encore rouges. Elle salua deux soldats qui lui adressèrent un regard compatissant, récupéra Pierre et elle les transféra chez elle.

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