Chapitre 18 – Piège à Chat

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Mattéo se réveilla l’entrejambe douloureux. Il roula sur le côté, dans un grognement un peu plaintif, pour passer la main sur son visage en resserrant ses genoux sur son bas ventre. Puis il réalisa qu’il était à même le sol. Un sol terreux et un peu humide. Il ouvrit les yeux pour constater qu’il était dans un cachot. Qu’est-ce qu’il foutait là ?

Il lui fallut trois secondes supplémentaires pour remonter ses souvenirs. Il pistait le dernier assassin de son frère. Kiev. Il avait encore la casquette de son déguisement sur la tête et le goût de la cigarette en bouche. Imiter un humain, lorsqu’il était en filature, était une technique de dissimulation efficace. Ils n’inspiraient que du dégoût aux Vestes Grises. Ils ne se méfiaient jamais d’eux dans la rue. Seule la menace globale, le poids sociétal qu’ils représentaient les préoccupaient. Un individu dénué de magie ne pouvait rien contre un sorcier, de toute façon.

Pourtant, il avait été repéré. Il fronça les sourcils. Non. Ils ne l’avaient pas repéré. On savait qu’il serait là. Ou plutôt, on savait qu’il pourrait être là. Pourquoi ? Qui pouvait être au courant de sa filature ? Kiev n’avait jamais montré le moindre soupçon lors de ses dernières missions…

Ceux qui lui étaient tombés dessus étaient peu nombreux. Quatre ou six. Cela n’aurait pas dû lui poser de problème… Quand ils l’avaient attaqué, il en avait abattu deux, rapidement. L’un du concentrateur, l’autre en se déplaçant derrière lui et en lui brisant la nuque. Mais ça n’avait pas suffi. Parce qu’ils avaient…

« Naola ! » s’écria le jeune homme en se relevant brutalement.

Il toussa en grognant à nouveau de douleur. Kiev l’avait fait apparaitre, attachée, le bras armé sous sa gorge. En la voyant, inconsciente et à la merci des sorciers, Mattéo avait levé les mains. Il s’était rendu sans sommation. Ses deux concentrateurs avaient disparu. Un mécanisme d’alerte. Les artefacts avaient été envoyés à Xâvier.

« Naola ! » répéta-t-il.

Il la chercha autour de lui, mais les cellules attenantes étaient vides. Une fois désarmé, on l’avait capturé. On avait passé des menottes, puis Kiev lui avait collé son poing dans le menton, avant de lui mettre son genou dans le ventre, puis le bas ventre. Et, enfin, on l’avait cogné à l’arrière de la tête avec violence. Il avait perdu connaissance à ce moment-là.

Il analysa un peu plus la prison dans laquelle on l’avait déposé. Une paillasse dans un coin, un saut dans l’autre. Il se déplaça sur tous les bords, testant la solidité des barreaux, des murs. On l’avait privé de tous ses moyens de communication. L’inquiétude qui le dévorait pour Naola était déraisonnable au regard de sa propre situation.

Après presque une demi-heure, il sentit un mentaliste essayer de passer ses barrières. Il le repoussa sans difficulté et ne tarda pas à en connaitre l’origine : Kiev, moqueur, vint s’appuyer contre les barraux.

« Tu t’es amélioré », dit-il, amusé.

Mattéo se contenta de le fixer, le regard noir.

« Où est Naola ? » demanda-t-il, agressif.

L’homme en face de lui était petit, il avait les cheveux décolorés au bout de ses pointes dressées en bataille. Pas vraiment le même type que le jeune brun, mais il était lui aussi bien bâti. Il s’entrainait. Pour l’Ordre. Pour pouvoir faire ce qu’il voulait dans l’Ordre.

« Sans doute quelque part entre son école et le Centre Fédéral. On l’a eu rien qu’à nous pendant plusieurs jours, ne l’oublie pas. C’est bien suffisant pour lui voler son apparence… »

La rage et le soulagement envahirent Mattéo en même temps. Une seconde, il aurait été impossible de dire s’il allait exploser ou soupirer d’aise. Finalement, il éclata d’un rire clair. Avec un sourire, une fois calmé, il dit, bon joueur :

« Je dois vous accorder mes félicitations sur ce coup-là. Je ne l’ai pas envisagé une seconde. »

Kiev parut déstabilisé. Il fronça les sourcils pour signifier son incompréhension. Ce jeune homme ne se rendait-il pas compte de sa situation ? Mattéo lui adressa un haussement de sourcil des plus agaçant

« Si je suis toujours en vie et que vous avez pris un tel soin pour me capturer, c’est que j’ai plus de valeur vivant que mort.

— Cela ne m’empêchera pas d’en profiter. Tu es à ma disposition…

— J’en suis conscient. »

Il y eut un blanc pendant lequel les deux hommes s’observèrent. En combat au un contre un, Kiev aurait pu tenir plusieurs minutes. Mais il ne faisait aucun doute qu’il aurait perdu. Perdre contre un gosse… Voilà qui mettait sa fierté à mal. Il n’avait qu’une envie : lui faire baisser ce regard arrogant. Aussi ajouta-t-il :

« Tu es l’appât. L’Once viendra à ton secours.

— Cela, vous n’en savez rien. Vous n’êtes pas de taille, déclara-t-il, confiant. Vous n’imaginez pas le fossé qui vous sépare de l’Once.

— Nous verrons bien. »

Kiev sortit sans rien ajouter. Il referma soigneusement la porte derrière lui. La rencontre lui inpirait des sentiments mitigés. Il était venu voir l’homme qui le chassait, à son insu, depuis des années. Voir le gamin qu’il avait quitté près du cadavre de son frère.

À l’époque, il avait eu le plus beau rôle de l’opération. C’était aussi la seule fois où il avait été en contact avec Leuthar. Pour lui, c’était de très bons souvenirs. Ils avaient abattu un traitre, mais le petit, ils auraient dû l’éliminer dans la foulée. Depuis, le gosse avait grandi et c’est trois proches amis que l’enchanteur le soupeçonnait d’avoir abattu. Il se passa la main sur la courte barbe qui encadrait son visage. Il lui ferait payer.

« Fanny ! Je lui ai dit ce que je voulais.

— OK. D’ici deux ou trois heures, on passera à la suite. On va le laisser attendre. »

Mattéo fit une nouvelle fois le tour de sa cellule. Si le sol de la sienne n’était que légèrement humidifié par le sang qu’il y avait laissé, ce n’était pas le cas de celle d’à côté. Une large flaque peinait encore à s’imprégner dans la terre battue. Il comprit d’où venait l’odeur ferreuse qu’il sentait depuis son réveil. Il s’assit au centre, loin des murs et des barreaux pour dessiner une rune de protection dans la terre. La cellule tout entière était conçue pour lui interdire toute forme de magie, le symbole n’eut donc aucun effet. Cela ne lui offrait même pas l’illusion d’un abri, mais ça l’aida à se calmer.

*

Xâvier était dans la bibliothèque quand il reçut l’appel à l’aide de son ami. Les deux bagues, très simples, tombèrent presque en même temps sur la table, dans deux impacts distincts, suivis d’un long bruit caractéristique d’un objet courbe qui tourne sur lui même. Il observa, perplexe, les deux bijoux jusqu’à ce qu’ils cessent de bouger, puis pâlit en les reconnaissant. Il ne les voyait pas souvent, car Mattéo préférait toujours les garder cachées, surtout le secondaire, qu’il ne dégainait qu’en cas de combat vraiment difficile, mais cela faisait partie des choses qu’ils connaissaient l’un de l’autre. Les recevoir présageait de gros ennuis et à vrai dire, c’était la première fois que l’un des deux compères utilisait cette stratégie d’appel à l’aide.

Il récupéra les bijoux, sans s’émouvoir de toucher quelque chose d’aussi personnel, et il les fit disparaître à l’intérieure d’une petite pochette de soie, prévue pour cette usage. Puis il attrapa quelque chose d’invisible autour de son cou.

« Mattéo m’a envoyé ses concentrateurs. Majeur et mineur. »

Il avait le regard fixé sur le petit sachet sur lequel commencèrent à s’inscrire des mots. Naola et moi. Enlevés. Alex. Il le retourna et des chiffres s’y dessinèrent. Les coordonnées de la dernière position connue du sorcier. Elles changeraient tant qu’il serait déplacé, si les balises-sortilèges n’étaient pas bloquées. Il sortit ensuite un grimoire dans lequel il écrivit quelques mots rapides. Le moyen le plus rapide pour contacter Mattéo, en temps normal. Mais il n’eut aucune réponse.

Alix arriva, encore vêtue de sa tenue de fédérale. Et elle s’assit à côté du borgne sans exiger de manifestations Maître/élève.

« Je n’arrive pas à le joindre, commença Xâvier.

— Moi non plus, répondit-elle, inquiète. Qu’est-ce qu’on a ? »

Il lui donna la petite pochette juste à temps pour voir les coordonnées s’y brouiller et changer. Mattéo venait d’être déplacé beaucoup plus loin. Alix fit apparaitre une carte et y inscrivit la série de chiffres, en usant de son concentrateur majeur, et un point rouge éclaira l’endroit où il se trouvait. Quelque part en Pays d’Iska?r.

« Il était en filature aujourd’hui, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle.

La sorcière prenait des notes sur un carnet qui donnait l’impression d’avoir été dans sa main dès le début de la conversation. Elle ajouta en grommelant, plus pour elle même que pour son apprenti :

« Tss, mon réseau est presque inexistant là-bas…

— Une mission de reconnaissance, une routine. Il n’aurait pas dû avoir de problème. »

Le blond était aussi inquiet que la sorcière. C’était préoccupant. Si son Maître ne pouvait avoir d’informations sur place, ils devraient y aller à l’aveugle. Cela ne pouvait être que mauvais pour eux.

« Quel problème ? » fit Naola qui venait de franchir l’encadrement de la porte.

Bien que ce soit le weekend, elle travaillait depuis un certain temps attablée dans un café, en rendez-vous avec Albert. Ils avaient passé l’hiver à collaborer sur un dossier et, quelques mois après, on leur demandait des précisions sur tout un point stratégique, pour le surlendemain. “On”, c’était probablement Elfric, avait supposé le sorcier. La jeune femme, ravie de sacrifier un jour de congé sur l’autel du Maître tyrannique de son compagnon, avait proposé de compléter sa documentation au manoir.

Elle n’eut le temps que de faire un pas dans la pièce. En moins d’une seconde, elle se retrouva plaquée à une étagère. Les livres tanguèrent, mais aucun ne tomba. Xâvier s’était élancé sur elle et la bloquait, son bras gauche sur sa gorge. Son concentrateur majeur, un médaillon maintenu au creux de sa main droite, armé et en position pour faire feu. Son cache-oeil brillait d’une légère couleur pourpre. Il avait activé son concentrateur secondaire. Son unique oeil, habituellement d’un si beau bleu, donnait l’impression d’être noir tant son regard était terrifiant.

Le Maître s’était relevé en même temps et venait de lancer une attaque mentale sur la jeune femme, avec la nette volonté de passer ses défenses. Mais elle reconnut Naola et stoppa le sortilège. Sa cible s’en retrouva un peu sonnée, mais c’était un moindre mal.

« Arrête, c’est bien Naola, souffla-t-elle.

— Tu en es sûre ?

— Oui. »

Il la relâcha et laissa place à son Maître. Rapide, elle se positionna devant la fille et la força à la regarder dans les yeux. La jeune femme avait commencé à se débattre, mais elle se figea.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle, perdue.

— Nous avons un problème. Puis-je savoir où tu te trouvais cet après-midi ? Et s’il y a des gens pour le confirmer ? »

Elle, il n’y avait pas que son regard pour témoigner de la froide colère qui l’animait. Jamais elle n’avait montré une facette aussi glacée à Naola, si peu maître d’elle-même. Mais le plus préoccupant, c’était l’inquiétude sous-jacente qui émanait d’elle.

« Je… j’étais avec Lehmann. Il n’y a pas cinq minutes, articula-t-elle, et elle ajouta, d’une petite voix : à cause de toi. Il m’attend d’ici une heure. »

Alix s’écarta d’elle et poussa un soupir tendu en allant reprendre sa place. L’alibi était simple à confirmer, elle avait en effet exigé d’avoir en temps et une heure un complément d’informations.

« Où est Mattéo ? » souffla la jeune femme, d’une voix blanche.

Elle avait, enfin, eu le loisir de promener son regard dans la pièce pour constater l’absence de son compagnon.

« Viens t’asseoir. Je crois que l’on va avoir besoin de toi. »

La sorcière, pâle, obtempéra. Elle vint prendre place à côté du borgne qui avait obéi et il s’était assis. Alix rangea la carte. Pour l’instant, elle n’avait aucun intérêt. Elle tendit la main vers Xâvier qui lui tendit la pochette en soie.

« Qu’est-ce qui est arrivé à Mattéo ? insista Naola

— Xâvier vient de recevoir ça. »

Elle fit glisser les concentrateurs de Mattéo devant la sorcière. Elle lui montra la phrase qui les désignaient comme captifs. Naola tendit la main pour récupérer le morceau de tissus et lut, sourcils froncés, blême.

« Ils se sont servis de mon apparence, souffla-t-elle à mi-voix.

— Je suis désolée pour cet accueil, mais tu comprendras que nous n’avions pas le choix… C’est la phrase qu’il a eu le temps de nous faire parvenir, avec des cordonnées. Il filait le dernier assassin de son frère, Kiev. »

Elle se tourna vers un coin de la pièce ou Honkey s’était positionné, inquiet, lui aussi.

« Honkey, apporte-moi un armorik sur glace. Je vais en avoir besoin.

— Bien, Maître. »

Il s’éclipsa et Alix reprit :

« Je n’ai aucune information sur cet enlèvement, qui était de toute évidence bien orchestré. J’ai besoin que tu ailles voir Mordret. Quand est-ce que cela sera possible ? Chaque minute compte.

— J’y vais… J’y vais tout de suite. S’il sait quelque chose, je le saurais

— Merci. »

Le Maître observa la jeune femme. Ce n’était pas facile à encaisser. La voir réagir correctement était bon signe. Elle désigna quelque chose sur le cou de Naola, même si rien n’y était visible. Quelques mois plus tôt, elle lui avait donné un petit pendentif qu’il lui suffisait de prendre en main pour la contacter. À n’utiliser qu’en cas d’urgence.

« Contacte-moi dans les quinze minutes et dis-moi ce qu’il sait, ou s’il peut trouver des informations en peu de temps. Si je n’ai pas de nouvelles, nous partons à sa recherche.

— Juste tous les deux ? » demanda-t-elle en se levant.

Sa cape sombre s’était enroulée autour d’elle. Elle leur lança un regard inquiet puis reprit :

« Tu auras de mes nouvelles avant cela. »

Alix eut un hochement de tête pour toute réponse, puis s’éclipsa pour contacter, sans grand espoir, ceux qui pourraient la renseigner.

*

Le Mordret’s Pub était situé dans l’une des petites rues couvertes de Stuttgart. Installée dans un bâtiment ancien, à l’angle d’un passage encore plus petit, la haute vitrine en verre était estampillée du nom de l’établissement en belles lettres noires, usées par les années. La devanture, dissimulée par un épais rideau, laissait penser que le bar était fermé, depuis un certain temps qui plus est.

C’était loin d’être le cas. Le repère grouillait de vampires à chaque pleine lune et s’animait de créatures dès la nuit tombée. Le patron à l’enseigne éponyme était l’une des clés de voute des réseaux clandestins de la ville. Marché noir, trafics et informations, il avait l’oeil sur tout et les crocs plantés partout où cela lui était profitable.

Si Naola le connaissait bien, c’est parce qu’elle avait travaillé pour lui, trois années durant. Gamine d’à peine seize ans, elle avait fugué du domicile familial. Il n’y avait qu’un vampire en manque de personnel pour embaucher une enfant et lui demander de faire la plonge et le service au milieu de tout ce que Stuttgart comptait de population aux longues dents et autres créatures louches. Bien des années s’étaient écoulées, la fille s’en était tirée, contre toute attente, et gardait d’excellentes relations avec son ancien patron. Aujourd’hui encore, elle trempait régulièrement dans ses différentes combines… quand ce n’était pas l’inverse.

Elle se transféra dans la petite chambre qu’elle avait longtemps occupée puis dégringola l’escalier de fonction en sautant les trois dernières marches, cassées et branlantes, sans y prêter attention. La force de l’habitude. Elle déboucha sur le bar en lui même, une grande pièce plongée dans la pénombre. On y distinguait des tables et des chaises, rangées dans un ordre impeccable, et la silhouette d’un comptoir massif en bois et zinc, façonné dans un style qui ne se faisait plus depuis des siècles. Derrière le bar, des verres, des boissons, un large évier, des tiroirs… Combien de temps avait-elle passé à y faire la plonge ? L’ensemble était propre, bien entretenu et, ce qui pouvait surprendre, accueillant. L’exact opposé des appartements de service et de l’étage, dans un état de grande décrépitude. Mordret prenait soin de ses clients, un peu moins de son employée ou de lui même.

Elle n’avait ni ôté sa cape ni découvert son visage, mais il ne faisait aucun doute que le patron l’avait entendue arriver et identifiée. Ce qui ne l’empêcha pas de la faire attendre un peu avant de se montrer. La jeune femme s’installa sur l’un des hauts tabourets accolés au zinc. Elle se passa la main sur le front, tendue, et laissa courir son regard sur la salle en soufflant :

« Pressez-vous, Monsieur, c’est urgent.

— À mon âge, vous n’ignorez pas qu’il est vain de me presser »

Elle le repéra, du coin de l’oeil, près du couloir qui menait dans la salle du fond, le salon de lecture. Elle ne fit pas un mouvement vers lui. Elle ne sursauta pas lorsqu’il parla, elle lui demanda, sans chercher à négocier :

« Mattéo s’est fait enlever, qu’est ce que vous savez ? »

La fin de sa phrase trembla. Cela la fit prendre conscience de son état de tension avancé. Elle constata, en baissant ses yeux sur ses poings serrés, que ça n’était pas juste sa voix, mais tout son corps qui s’agitait. Le vampire, en face d’elle sans qu’elle l’ait vu se déplacer, l’observa sans la moindre expression plusieurs secondes durant. Elle lui rendit son regard. Il n’appréciait pas qu’elle manque de contrôle. Il allait lui reprocher d’entamer une négociation avec aussi peu de finesse, elle allait lui répondre qu’elle n’avait pas le temps, il allait gronder, lui concéder quelques bribes d’informations, puis elle payerait la suite au prix fort. C’est du moins ainsi qu’elle joua à l’avance leur discussion, mais à sa surprise, l’échange ne se déroula pas ainsi, loin de là.

« Je n’ai que quinze minutes, Monsieur », justifia-t-elle alors qu’il n’avait encore rien dit.

Toujours sans qu’elle ait perçu la façon dont il s’y prit pour le faire apparaitre, elle se retrouva avec un dossier posé devant elle. Une liasse de feuillets recouverts de l’écriture serrée, mais très lisible du vampire.

« Quinze minutes avant quoi ? demanda-t-il, la main posée sur le document

— Qu’il se lance à son secours sans aucune information. On a que ses coordonnées, répondit-elle, sans hésiter

— Il ?

— L’Once, Monsieur. »

Le vampire laissa luire le blanc de ses canines dans la pénombre, il gronda, réprobateur.

« Ce que l’Ordre recherche, à n’en pas douter. Vous avez la manie bien singulière de vous attirer les amitiés de personnes fort peu fréquentables. Filez. Et soyez aimable de ne rien tenter qui sorte du raisonnable. »

Deux minutes plus tard, elle quittait le pub avec le dossier qu’il lui avait laissé. Tout ce qu’il savait sur l’opération.

*

Naola entra dans la bibliothèque sans avoir prévenu Alix de son retour, mais la sorcière ne mit que quelques secondes à la rejoindre. En si peu de temps, elle avait pu constater que l’Ordre se gardait bien de parler de ce qu’il se passait. Elle lança un regard interrogatif à la jeune femme qui déposa ses informations avec un sourire tendu et résuma ce qu’elle avait parcouru, en diagonale :

« Il a été enlevé par l’Ordre. Mordret m’attendait. Il a eu vent d’une opération qui se montait contre l’Once la semaine passée. Il devait se douter que je viendrais chercher des infos chez lui. Il m’a donné ça quand il a su qu’il s’agissait de Mattéo. »

Le Maître récupéra la liasse d’informations. Elle écoutait en même temps qu’elle tournait les feuillets. Elle ne lisait pas par des mécanismes naturels. Ses yeux ne bougeaient pas ils capturaient toute la page en une seconde, puis elle passait à la suivante. C’était épuisant pour l’esprit, surtout sans entraînement. Mais elle était loin d’être novice en la matière.

Elle aurait pu ne montrer aucune réaction, mais elle n’était pas dans un environnement où elle se cachait de l’affection qu’elle avait pour ses élèves. Son visage était tendu, sombre. Sa mâchoire serrée. Et elle finit par reposer les feuilles d’un geste brusque. Son expression était terrifiante et même si elle ne semblait tournée vers aucune des personnes présentes, on pouvait à nouveau sentir la froide colère qui l’animait.

Toujours sans prononcer un mot, elle ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, elle paraissait s’être calmée. La violence de son regard avait laissé place à son inquiétude. Elle poussa un soupir et dit :

« Bien, voyons le bon côté des choses : il est retenu en otage et un otage mort ne vaut rien. C’est qu’il est encore en vie. Xâvier ?

— Oui ? »

Le jeune borgne n’avait pas fait un geste pendant qu’Alix lisait les informations. Il s’était contenté de jeter un coup d’oeil à Naola. Son Maître lui lança un sérum et il l’attrapa au vol.

« Anderson. On se retrouve au quartier général de la Police Fédérale. »

Il hocha la tête en réponse. Puis il se transféra.

« Naola, il faut que tu signales la disparition de Mattéo. Dis que tu as reçu le message d’alerte et ses concentrateurs. Retrouve Albert, il t’écoutera et il me contactera, continua Alix en se tournant vers la jeune femme.

— Tu ne comptes pas faire intervenir l’Once ?

— Non. Il y a tout ce qu’il faut ici… »

Elle fit un geste pour désigner les informations que le vampire avait transmises

« … pour les prendre de vitesse. Ils s’attendent à une attaque de petite envergure. Ils attendent le Chat, pas l’Armée. Si j’attaque en tant qu’Once, ils utiliseront Mattéo contre moi. Si je laisse l’Armée s’en charger, ils auront trop à faire pour repousser l’attaque pour aller l’exécuter. Et puis Mattéo travaille pour un ministère dans lequel j’ai une certaine influence… Je serai de la partie. En tant qu’Amalia Elfric. »

Naola resta bouche bée quelques secondes à détailler la femme, poings serrés.

« J’y vais » finit-elle par articuler, d’une voix blanche.

Elle disparut sans rien ajouter.

*

Amalia était appuyée des deux mains sur la grande table de la salle de réunion de l’état-major fédéral. Serge était de l’autre côté et animait un petit bataillon du bout de son concentrateur. Il s’agissait d’un poing américain, bien que personne ici ne soit en capacité de donner l’origine de ce nom. Il était bleu, ciselé de lignes claires et brillantes faites d’Iris. Une arme qui dénotait avec son caractère très calme, mais qui allait très bien avec la prestance qu’il dégageait.

Ils étaient une dizaine dans le Q.G.. Amalia avait immédiatement été appelée car le gamin enlevé faisait partie d’un service qui dépendait d’elle. Elle n’était pas femme à laisser ses hommes mourir sans broncher. Le jeune avait des informations sur la constitution même de la section recherche, la diffusion de pareil renseignement pouvait devenir problématique. Et avec un peu de chance, les fédéraux mettraient la main sur toute une cellule du réseau complexe et insaisissable que dessinait l’Ordre. Une très belle prise, si l’opération réussissait.

« On n’a pas le choix, notre taupe est grillée depuis la mort de Leuthar, rappela Amélia à ses collègues.

— Peu importe, ils ne s’attendent pas à notre intervention, répéta Serge. Attaquer par l’est, alors que la visibilité est moindre de ce côté, semble être le moyen le plus sûr de limiter les pertes.

— Il ne faut pas leur laisser la possibilité de fuir. Je mettrais deux bataillons entre le nord-ouest et le sud-ouest, ajouta Dan, son bras droit. Amalia, je pense que tu seras dans l’unité qui forcera le passage. »

Dan était un homme brun au sourire charmeur qu’Amalia connaissait très bien. Un peu plus grand qu’elle, il était arrivé très jeune à monter dans la hiérarchie. À trente-huit ans, il servait sous l’ordre directe de Serge et occupait l’un des grades les plus importants de l’organisation militaire.

« Oui. C’est ce à quoi je pensais, répondit la sorcière. Mais j’ajouterai un escadron d’hexoplans. On sait que Fillip est aussi friand de ce genre de moyen de transport que Leuthar. Il y aura des fuites aériennes si l’on empêche les transferts dans cette zone. Qui s’occupe de défendre les dispositifs de blocage ?

— Nous allons prendre avec nous trois unités de soldats, accompagnés de leurs technonenchanteurs, pour s’occuper de la triangularisation magique de la zone. »

Triangularisation magique, il s’agissait de la mise en place de trois perturbateurs géographiques. Alimentés en même temps, ils empêchaient tout transfert en ancrant chaque sorcier dans sa position physique. Les soldats étaient équipés d’une balise, pour passer outre ces limitations.

« Bien. J’en profiterai, avant le combat, pour saluer ces unités. Merlin sait que je n’en ai pas eu l’occasion depuis longtemps. Quelles compétences puis-je utiliser en combat, Serge ? » demanda Amalia.

Elle s’étira comme un chat, un petit sourire entendu au coin des lèvres.

« Pas de sorts occultes. Ou tu vas terroriser nos troupes. Ce n’est pas le but. On n’aura pas besoin de sortir l’artillerie lourde… »

Il y eut quelques rires. L’ambiance était presque détendue. Ces sorciers et sorcières avaient l’habitude de travailler ensemble. Aucun d’entre eux n’émettait le moindre doute quant à la réussite de cette mission.

« Disposition, ok. Passons à l’attaque. Comment vois-tu les choses, Serge ? »

C’est à ce moment-là qu’on frappa à la porte. Les petits bataillons de magie qui se déplaçaient sur la carte disparurent et dix visages se tournèrent vers l’entrée. Serge alla lui même ouvrir. Il s’écarta pour laisser passer un Albert Lehmann gêné ; suivi d’une Naola Dagda déterminée.

Le regard d’Amalia glissa sur la jeune femme, une ou deux secondes, pour montrer qu’elle la remettait. Leur interpretation de l’altercation, après le procès, était remontée jusque les hautes sphères de l’armée. Elle haussa un sourcil à l’adresse du supérieur de Mattéo. Serge fit de même.

« Lehmann ? Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il.

— Serge… Désolé de vous déranger en pleine réunion de…

— Albert ! Fais court ! » coupa Amalia d’une voix tranchante.

Elle n’allait surement pas le laisser dévoiler à Naola le titre de la présente réunion. Pas d’indice sur son poste, sur son rang.

« Pardon. Oui. Mademoiselle Dagda pourrait vous être utile. Je vous laisse juger par vous même. Et je vous souhaite bon courage pour la mission. »

Lehmann eut un salut militaire approximatif et sortit en laissant la jeune femme seule face à dix hauts gradés intrigués. Elle n’était pas à l’aise, loin de là, mais elle avait le visage grave, la mâchoire volontaire et les yeux fixés sur Serge. C’était lui le chef de l’armée, c’était l’homme à convaincre.

« Je suis la compagne de Mattéo. C’est moi qui ai levé l’alerte. Je veux vous aider à le secourir, énonça-t-elle avant d’enchainer, très vite. Vous savez à peu près où il se trouve, mais je peux le localiser précisément, quel que soit le bâtiment. Je peux savoir les effectifs de l’ennemi, pièce après pièce, couloir après couloir.

— Il n’a pas de concentrateur sur lui et les dispositifs mis en place bloquent toute communication connue à nos jours, indiqua Serge dans un léger sourire. Précisément donc ? Comment ?

— Derrière cette porte, il y a une salle d’étude attenante à une bibliothèque. Il y a quatorze soldats qui y consultent dix livres différents. Cinq sont dans les rayonnages sections Droits SorciersMédiums et Mnemotique, deux d’entre eux se déplacent. En dessous, ce doit être le réfectoire. Il est vide, mais les websters sont en train de manger… De ce côté-ci… »

Elle fit un petit signe vers la porte de gauche et sourit pour conclure.

« L’un de vos généraux s’est mis à l’aise. Il fait une sieste, chemise ouverte, les pieds sur son bureau. »

Durant tout son exposé, elle n’avait pas fait le moindre geste. Aucun des détecteurs de sécurité dont était truffé le bâtiment n’avait observé la moindre activité magique de sa part.

Personne ne bougea lors de la démonstration et tous restèrent immobiles quelques secondes après que la fille ait cessé de parler. Finalement, c’est Dan qui se dirigea vers le bureau en question et l’ouvrit brutalement.

« Raiden ! »

L’homme tomba de sa chaise dans un bruit sourd qui fit sourire Amalia. Dan claqua la porte. Pendant ce temps, une femme aux très longs cheveux blonds s’avança vers la salle d’étude. Elle posa la main sur la poignée et le système lui renvoya les informations désirées. Naola avait vu juste.

« Quelle magie ? demanda alors Amalia, intriguée en apparence.

— Djiin », répondit la jeune sorcière.

Elle ferma les yeux un instant, toute sa peau se hérissa d’un frisson. Elle porta la main à son oreille et en détacha une petite bille argentée qu’elle montra au creux de sa paume. Le minuscule artefact se mit à grossir jusqu’à devenir un oiseau de proie métallique qui enserra son bras levé, avec délicatesse.

« Il s’agit d’un pur esprit de vent. L’oiseau n’est qu’une enveloppe. J’ai la possibilité de voir par ses yeux, de voir là où le vent passe. N’importe où, donc.

— Tu connais ça, Amalia ?

— J’en ai entendu parler. Jamais vu. »

Elle s’approcha et se baissa au niveau de l’oiseau.

« Tu le contrôles ? C’est un allié consentant ou un esclave ? Combien de temps peux-tu tenir en suivant sa vision ? De combien peux-tu t’éloigner de ton corps ? »

Le flot de questions fit sourire Serge. Ce n’était pas lui qui allait régler ce problème. Mais il attendit tout de même les réponses avant de laisser la petite dans les pattes d’Elfric. Naola posa avec douceur la main sur la tête froide du volatile, pour le caresser. Un allié de circonstance qu’elle avait capturé lors de ses pérégrinations ephéniennes. Elle avait développé avec lui cette technique d’exploration, très utile pour visiter sans risque les tombes antiques.

« Je suis son maître, par serment. Je peux rester une dizaine de minutes à le suivre, sans limites de distance, mais pour être honnête, j’ai du mal à conserver ma mobilité quand je le suis. »

Il y eut un petit silence et Amalia se redressa. Elle jaugea Naola du regard.

« Est-ce que tu sais te battre, pour les moments où tu ne le suivras pas ?

— Oui. Moins qu’un soldat, mais mieux qu’un sorcier. J’ai été sportive de haut niveau, en course à Quatre et à la Trace. »

La fédérale lança un coup d’oeil à Serge qui soupira :

« Quinze minutes. Fais vite. Je lance la mobilisation des troupes.

— C’est noté. »

Elle fit un signe à Naola pour l’inviter à la suivre. Un coffret en bois, orné de multiples poignées, était placé sur un coin de la table. Il y en avait tout un réseau, disséminé dans les bâtiments de commandement. C’était un moyen de transport rapide, d’une zone à une autre, car aucun sorcier n’était autorisé se transférer dans l’enceinte. Amalia Elfric avait un accès direct à ses locaux, aussi, lorsque les deux femmes attrapèrent l’objet, elles s’y retrouvèrent immédiatement.

C’était une salle plutôt spacieuse avec un bureau fonctionnel, plusieurs rangements en surface et tout un jeu de tiroirs. Il y avait deux sièges. Deux beaux fauteuils, confortables. Mais elle ne prit pas la peine de s’asseoir. L’endroit était sécurisé et elle avait la main mise sur le système de surveillance. Personne ne les entendrait. Rien n’était enregistré. La voix blanche elle s’écria :

« Par Merlin, Naola, est-ce que tu peux m’expliquer ce qu’il t’est passé par la tête ?

— Je ne veux pas rester à l’arrière à attendre que ça passe. C’est hors de question », répondit la jeune femme alors que son oiseau disparaissait.

Elle le replaça dans sa boucle d’oreille et fit face à la fédérale, l’air buté et peu déstabilisé par le ton inhabituel de son interlocutrice.

« Et il ne t’est pas venu à l’idée de m’en parler avant ? De me présenter cela avant de foncer tête baissée sur ton intermédiaire ? Quoi ? Tu as eu peur que je te dise non et tu as voulu taper au niveau supérieur ? »

Elle ne semblait pas décidée à se calmer et la fille contre laquelle sa colère était dirigée n’avait pas l’air de vouloir concéder quoi que ce soit.

« Si, ça m’est venu à l’idée. Oui, j’avais peur que tu refuses. J’avais peur que vous soyez déjà partis, c’était la solution qui répondait le mieux à ces deux problèmes, répondit-elle en haussant un peu la voix à son tour.

— Tu viens de dévoiler un atout monstrueux à une organisation qui reste en partie sous l’influence de l’Ordre, Naola ! renchérit Alix. Parce que tu avais peur que je puisse te dire non ! Tourab, parce que c’est bien de lui qu’il s’agit, je suppose, devait rester secret ! Et merde, quand est-ce que tu apprendras à avoir confiance en mon jugement ! J’ai pris le temps d’examiner la possibilité que tu t’occupes de la défense de Mattéo et je te l’ai laissé ! Mon élève est retenu en otage ! Tu crois vraiment que je t’aurai envoyé paître sans prendre le temps de considérer ton intervention ?

— Je n’ai pas dit ça ! répliqua la fille en criant. Je n’y ai pas pensé. Je n’ai pas pensé à tout ça ! Quand je suis rentée au manoir après avoir vu Albert… Quand je me suis retrouvée toute seule là-bas, j’ai compris que je ne pouvais pas rester là à ne rien faire ! Oui c’est un sacré atout, et si je peux en faire bénéficier l’armée pour quelque chose comme son sauvetage, c’est parfait ! Ce n’est pas à toi de décider de quand et comment je sors un atout de ma manche !

— Et tu ne pouvais pas me contacter par le pendentif ? Je t’aurai trouvé une couverture ! On en aurait parlé ! Non, je ne peux pas décider à ta place, mais j’ai l’expérience nécessaire pour savoir que c’est une connerie ! Tu crois que ton vampire-informateur sera heureux d’apprendre que tu as offert ça au gouvernement ? »

Elle passa une main rageuse dans ses cheveux, un tic que Mattéo lui avait repris sans en avoir conscience, bien que ce geste nerveux, elle ne le fasse jamais en public. Un verre d’eau était apparu sur son bureau, un autre vint l’y rejoindre sans tarder. Elle prit le sien avant de poursuivre :

« Si tu comptais passer outre ma décision, c’est raté. Il se trouve que Serge compte sur moi pour l’inclusion de nouvelles magies dans l’armée et que c’est l’une de mes nombreuses casquettes. »

Naola blanchit un peu et décroisa les bras. Qu’est ce qui ne faisait pas partie des nombreuses casquettes de la sorcière ? Elle semblait être partout ! Elle lui jeta un regard sombre.

« Je ne resterais pas à l’arrière ! grinça-t-elle, les dents serrées.

— Est-ce que tu as écouté ce que je viens de te dire ? souffla Alix en allant s’installer à son bureau. Tu dois absolument apprendre à me faire confiance, Naola. Je ne peux pas me battre en mettant sous mes ordres quelqu’un qui n’a aucune confiance en mon jugement. Mais on en reparlera. »

Elle ferma une seconde les yeux, le temps nécessaire pour ravaler sa colère. Elle était beaucoup plus calme en la détaillant. Elle ne la connaissait que très peu. Bien sûr, elles s’étaient régulièrement croisées au manoir, ces derniers mois. Mais Naola avait toujours été réticente en sa présence, et elle ne pouvait pas le lui reprocher. Elles n’étaient pas amies, pas parentes. Au moins, la compagne de son élève avait cessé de la voir comme une source de jalousie. Mais leurs relations s’arrêtaient là. Au mieux, elles étaient cordiales.

Malgré cela, la fédérale prit le temps de l’évaluer. Tourab pourrait être utile, elle était sportive, en bonne condition physique, elle s’était entrainée au combat avec Mattéo.

« J’accepte que tu viennes avec nous, commença-t-elle d’une voix ferme. Mais je pose plusieurs conditions à ta venue avec nous. Si tu en refuses une seule, il est hors de question que tu prennes part à cette opération. Suis-je claire ?

— Très claire, répondit Naola avec un hochement de tête net, l’air toujours aussi buté.

— Je t’aurais fait travailler avec Xâvier si tu m’avais laissé le loisir de te mettre sous couverture. Mais cela paraîtrait étrange que je confie la vie d’une civile à un petit gradé quelconque. Je me proposerais donc pour être ton supérieur direct sur cette mission. Et si je ne suis pas dans ton champ de vison immédiat, c’est Dan qui sera ton référent. Le brun qui a réveillé le général. Je laisserai un canal de discussion entre nos deux pendentifs. Si je te parle, ce n’est pas pour te donner un conseil. C’est un ordre à appliquer à la lettre dans l’instant où je te le donne. En résumé, j’ordonne, tu obéis, peu importe la situation. »

Elle fit une légère pause, sans cesser d’observer la jeune femme. À sa façon de parler, il était très net qu’Alix était déjà en mission.

« Et je me permets d’insister, car nous serons sur un champ de bataille. Tu n’as jamais connu cela et, même si je pense qu’il y aura peu de perte de notre côté, ça n’est pas quelque chose à quoi tu peux réellement te préparer. Est-ce que tu comprends ce que cela implique ? »

Mais elle n’attendit pas la réponse avant de continuer.

« Si je t’ordonne de partir, tu partiras immédiatement. Si je t’ordonne de viser l’un des nôtres, tu viseras l’un des nôtres. Si je t’ordonne de laisser l’un des nôtres, même Mattéo, même moi, tu laisseras cette personne. Et si je t’ordonne de tuer quelqu’un, tu le tueras. »

Elle prononça cette dernière contrainte avec une douceur inhabituelle pour Naola. En tout cas, sa voix dénotait de la colère qu’elle montrait un peu plus tôt.

« Même si je te promets que je ferai tout pour que ces cas de figure n’arrivent pas, ajouta-t-elle toujours sur le même ton.

— J’espère sincèrement ne pas avoir à en arriver là. Ni tuer ni abandonner quelqu’un », fit la jeune femme gorge serrée.

Elle avait pris quelques secondes pour réfléchir. Elle avala sa salive et ajouta, sans lâcher Alix du regard :

« Quoi que tu ordonnes, je le ferais sans me poser de question.

— Je ne te l’ordonnerai que si cela est nécessaire, certifia la femme en retour. Tu as ma parole. »

Amalia l’observa encore une seconde, puis hocha la tête. Elle se releva et grogna

« Mattéo va tellement m’en vouloir de t’avoir laissée venir…

— T’auras qu’à lui dire que j’étais très très déterminée… souffla Naola avec un rire un peu nerveux.

— Tiens, mets ça. »

La sorcière sortit de nulle part un uniforme de l’armée. Elle-même portait sa tenue fédérale habituelle, sur laquelle Naola ne pouvait toujours pas distinguer les galons. Elle était bleu foncé, comme celle des hommes et femmes de la réunion. Celle de Naola serait aux couleurs des gradés simples, à une différence près :

« Tu auras des épaulettes blanches. Pas de grade, tu es en probation… Dit comme ça, ça n’est pas très glorieux, mais cela signifie surtout que tu testeras une nouvelle technique, en situation. Moi-même je les porte lorsqu’il est entendu que je m’essaie à des magies inédites en combat.

— Compris », répondit-elle et elle récupéra la tenue.

Contrairement à son propre uniforme de travail, il s’agissait d’un vêtement conçu pour s’adapter au mouvement. Il était de bien meilleure qualité et plus élaboré que la veste courte assortie aux couleurs du ministère de l’éducation qu’elle ne portait qu’aux occasions, assez rares, où elle devait quitter son école pour se rendre aux bâtiments fédéraux.

Elle écouta ensuite une litanie de conseils et d’indications et d’ordres divers qu’elle s’efforça de mémoriser. Elle finit par se changer derrière un paravent qu’elle fit apparaitre en quelques gestes.

« Ça va aller, assura-t-elle, autant pour la sorcière que pour elle même.

— Oui, répondit la fédérale, pas vraiment inquiète à ce sujet. Une dernière chose. Devant l’armée, devant Serge, c’est Amalia. Pas Alix. Mais Dan connait ce nom, même si tu n’as pas vraiment d’intérêt à l’utiliser avec lui.

— Je sais, quand même, pour ton prénom… », répondit la jeune femme en levant les yeux au ciel.

— Allons-y. »

L’instant d’après elles étaient toutes les deux de retour dans la salle de réunion.

« Dan, tu viendras avec nous dans l’unité qui forcera le passage. Je préfère t’avoir en second s’il y a une civile avec nous.

— C’est ce que l’on avait prévu. On savait bien que tu ne résisterais pas à voir un Djiin en action, répondit l’homme dans un sourire taquin.

— Faut dire que te voir admettre que tu ne connais pas une magie… chambra Serge.

— Oh vos gueules les gars ! rit la sorcière en réponse. Les unités sont mobilisées ?

— Oui.

— Préparons la suite avec notre nouvel atout. Naola, voici les plans que nous avons. »

Elle invita la sorcière à venir voir d’elle même ce qu’elle avait révélé des documents de Mordret.

Il s’écoula presque une demi-heure, où ils débattirent tous ensemble des meilleures stratégies. En prenant le transfert vers la caserne, tous avaient en tête une idée très précise de ce qu’il devait se passer.

Dan s’approcha de Naola et demanda

« Pas trop stressée ? On peut se tutoyer ?

— Oui…, sourit la jeune femme. Je commence à comprendre dans quoi je me suis embarquée », ajouta-t-elle un peu tendue.

Ça n’était pas vraiment nouveau, cela ressemblait à un brief avant une course. À l’exception près qu’à la place d’un jeu, c’était une opération militaire qui était en préparation.

« Ça va bien se passer. Tu suis ses ordres et tu n’as rien à craindre. Sinon, tu t’en réfères à moi. Dans tous les cas, nous serons accompagnés. Anderson ! »

Un petit sorcier trapu, d’une cinquantaine d’années au plus, sortit de son unité pour s’approcher d’eux. Il était roux, les cheveux coupés très courts pour masquer la perte d’un bon nombre d’entre eux. Il avait aussi une barbe parfaitement taillée, qui entourait élégamment sa bouche. C’était d’ailleurs peut-être la seule chose élégante chez cette boule de nerfs au physique de roquet. Il répondit d’une voix grave :

« Commandant ?

— Voici Naola Dagda. Elle est sous les ordres d’Elfric, puis sous les miens. Je veux que tu gardes un oeil sur elle pendant les transferts. Naola, Anderson est habitué à se battre sous les ordres d’Amalia. Il fait partie de l’unité avec laquelle nous nous battrons. »

Il asséna une claque dans le dos du barbu et sourit en ajoutant :

« Je retourne voir Amalia. Présente Naola à l’unité.

— Anderson, hein… » fit la fille en tendant la main pour saluer le petit homme.

C’était le nom qu’avait employé Alix pour désigner la couverture de Xâvier. Il fallait donc supposer que c’était lui. Dan ne l’avait pas mise dans ses pattes au hasard.

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