21.Neela

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Malgré mes craintes, je fais comme si de rien n’était.

Calys, dépêche-toi de revenir.

— Je devrais lui donner un nom puisque nous sommes liées.

Le tissu change de couleur. Elle passe du bleu au rose poudré.

— Super cette robe, s’émerveille Flanie. J’ai l’impression qu’elle comprend tes paroles.

Je caresse la douce étoffe.

— Ne cherchons pas plus loin. Rose. Rose, ce sera son prénom.

Une broderie en forme de fleur apparait sur le col. Quelle attention délicate. J’ai peine à croire qu’elle puisse être un danger.

— Elle semble conquise, constate Flanie.

— Et moi donc.

Je sors de l’espace d’essayage pour rejoindre maitre Olvir. En me voyant, il laisse tomber le livre qu’il avait entre ses mains. Je me précipite pour le ramasser. Il rougit légèrement quand je lui remets.

— Princesse, je n’avais aucun doute sur votre compatibilité. Elle vous va à ravir.

Je m’empourpre à mon tour.

— Maitre Olvir, merci, merci. Je me sens à nouveau complète.

Après quelques échanges sur les livres anciens, nous sortons de la boutique, excitées comme des puces et le cœur léger. Maitre Olvir m’a même offert l’un d’eux. Prête à faire des folies, j’oblige Flanie à m’accompagner jusqu’à la fontaine de démonstration des jeunes théographes. Elle se trouve dans la partie animée de la cité, l’endroit de prédilection des apprentis.

Rose se teinte de bleu sur l’ourlet de mes poignets et sans que je lui demande elle rajoute une blouse sur ma chemise. Je la gratifie d’une caresse amicale. Elle semble apprécier. Des notes pétillantes bullent le long de mes harmoniques. C’est rafraichissant.

Nous parcourons quelques rues et le clapotis de l’eau se fait entendre. La place est gigantesque, il y a des gens partout. Ils forment des groupes plus ou moins importants et s’entrainent à utiliser leurs capacités. Des sphères de lumière flottent entre les branches des arbres. Elles se promènent au gré de la brise tiède en ce milieu d’après-midi.

Nous nous faufilons entre cette foule près de la fontaine centrale. Elle ressemble à un kiosque en bois aux volutes gracieuses d’où jaillit une pluie brillante en son sommet. Les rayons du soleil font étinceler les gouttelettes propulsées et la parent d’un magnifique arc-en-ciel. Deux enfants de moitié ma taille s’amusent à colorer l’eau d’orange et de vert.

Un troisième arrive, il tient lui aussi entre ses doigts potelés un gréos. Quelle couleur va-t-il créer ?

Il plonge celui-ci dans le bassin et immédiatement après, il se pigmente d’ocre.

Flanie me donne un coup de coude.

— Allez ! Vas-y tu en meurs d’envie.

J’attrape mon sac et m’avance vers le petit groupe. C’est la demoiselle qui s’aperçoit en premier de ma présence. Ses grands yeux clairs me dévisagent comme si j’étais Yuma en personne. Les deux autres ne tardent pas à l’imiter.

— Bonjour les enfants.

— Grand-master… articulent-ils en même temps.

Cette façon de me reconnaitre est déroutante. Je fonds littéralement. Leurs petites voix et leurs assonances innocentes sont trop mignonnes. Je m’accroupis à leur niveau et me penche un peu comme si j’allais leur révéler un grand secret.

— Voulez-vous que je vous montre quelques-unes de mes encres ?

Les trois petits chatons m’admirent de leurs prunelles démesurées. L’un d’eux me tend un gréos un peu froissé. J’ouvre mon sac et en sors un encrier et un plumier que je balade en toute circonstance. Je verse quelques gouttes d’encre basique dans le réceptacle et commence l’écriture. Ils sont très attentifs à mes gestes, je les exagère volontairement pour qu’ils puissent suivre avec facilité. Je trace des lignes en forme de cercle de plus en plus petit.

— Bleu, lance le blondinet.

Je continue et relie en quinconce les cercles entre eux.

— Violet, s’écrit la petite souris.

— Mais non, la reprend le troisième, on l’a appris ce matin, c’est mauve.

Je poursuis ma création de couleur et introduis une fantaisie.

— Qu’est-ce que c’est grand-master ? m’interroge avec sérieux l’un d’eux.

— Cette forme bien spécifique ajoute la nuance chrome. Voulez-vous vous exercer à la tracer ? Ensuite nous irons les tester dans la fontaine. Qu’en pensez-vous ?

— Oui ! s’écrient-ils tous ensemble.

Pendant que mes petits élèves éphémères fouillent dans leurs besaces respectives de quoi écrire, Flanie s’approche en compagnie d’adolescents timides.

— Grand-master, s’inclinent-ils, pourriez-vous nous honorer de vos conseils aussi ?

Toute cette attention me gonfle de bonheur et je lance sans réfléchir :

— Je vais faire mieux que cela, je vais organiser à partir de la semaine prochaine, avec l’autorisation de vos professeurs, à venir me rendre visite dans la serre. Je vous montrerais des recettes de fabrication suivant vos niveaux et vous aiderais à les confectionner dans mon laboratoire.

Un brouhaha s’élève du groupe.

— Merci grand-master.

— Dit, me chuchote Flanie au creux de l’oreille, tu n’aurais pas oublié comme un détail couleur pêche avec des ailes dans le dos ?

— T’inquiète, je gère.

— J’espère que ta gestion ne va pas finir avec une reine fâchée.

— Mais non. Et si nous allions boire ce verre. Avec toutes ses émotions, nous avons laissé les nôtres dans la salle d’essayage.

— Je ne peux pas. Maitre Ragnor m’attend pour la répétition de l’ouverture des mondes. Il ne tolèrera pas de retard.

— Ah oui, j’avais oublié son rappel à l’ordre quand nous sommes passées par la grande porte.

— Ne jamais mettre en colère son Grand-master. Et toi, que vas-tu faire ?

— Flâner encore un peu.

— Tu as bien raison. Profite. Fais tout de même attention à toi même si je t’ai vu repousser l’assaut de Fala.

J’embrasse mon amie qui file en direction de l'avenue prinipale. Sa silhouette frêle zigzague entre les passants jusqu’à disparaitre entre les bâtiments.

Une vibration légère chatouille ma peau.

Rose.

J’observe un instant le tissu délicat. Sa présence se fait de plus en plus forte. Pourvu que Calys puisse modifier sa nature. Notre union me rend si heureuse.

Bien décidée à mettre à profit ce moment, je monte sur l’une des terrasses flottantes ombragées par les frondaisons d’érables géants. J’ai entendu dire qu’une tisanière y sert de merveilleux mélanges. Dire que je ne voulais qu’une promenade. Me voilà assise, à vingt mètres de haut en train d’admirer la cité tout en dégustant une boisson à base de fleurs de romarin et de mauve.

— Bonjour.

Je lève les yeux. Un Elaîfles d’une beauté époustouflante au regard mordoré me sourit un verre à la main. Il ne porte aucune cuirasse sur ses ailes. Ses cheveux tressés en arrière tombent de part et d’autre de ses larges épaules. Je n’ai même pas le réflexe de répondre.

— Puis-je ?

Là encore, mon mutisme applaudit.

— La vue est imprenable, vous ne trouvez pas ?

Il s’assoit, porte son verre à ses lèvres et bois une gorgée. Tout à fait à l’aise. Mon cœur s’emballe, qu’est-ce qu’il fait ?

— Je me présente. Eli. Et vous ?

Il tend une main en coupe pour me saluer. Ses plumes bleutées frémissent en se replaçant dans son dos. J’ai envie de les toucher.

— Neela, croassé-je comme une idiote.

Ah ! C’est toujours quand on a besoin des conseils d’une déesse qu’elle n’est pas là. Parle, bon sang !

— Vous êtes venu pour la cérémonie ?

Question stupide ! Pour quelle autre raison sinon. Il abaisse ses longs cils clairs avant de me fixer avec courtoisie.

— Tout à fait. Je n’aurai raté cet évènement pour rien au monde. Il parait que les spores de l’arbre Rial permettent la renaissance de la nature de façon spectaculaire.

— Malédiction ou bénédiction, nous vivons avec. La mort de toute chose fait partie de la vie. Il faut l’accepter.

— Sages paroles. Si j’osais, je dirais que vous êtes une Divins.

— Je suis Théographe.

— Oh, je comprends mieux les variations de couleur de votre robe.

Je retiens mon souffle. Combien de fois Rose a-t-elle modifié sa teinte ? J’essaie de garder mon calme. Aucun gréos ne permet ce genre de changement soudain. Ma réserve envers les Elaîfles me pousse à voir plus qu’une simple réplique hasardeuse.

— Et vous ?

— J’accompagne la Garde royale.

— Capitaine ?

Prononcer ce titre me rappelle la mésaventure d’il y a quelques mois. Ma méfiance se transforme en défiance.

— En quelque sorte. Elle n’est pas très discrète, n’est-ce pas ?

— La garde ? En effet, un peu plus de tact et moins de vanité.

Voilà, ça s’est dit.

— J’en toucherai deux mots au Prince quand je le verrai.

— Faites donc. Je doute qu’il agisse. La futilité, c’est son truc, non ?

Je plaque une main contre ma bouche consciente d’être allée trop loin. Qu’est-ce qui m’a pris ?

— Vous ne l’aimez pas beaucoup.

J’inspire à fond. Comment rattraper le coup ?

— Je n’ai jamais dit cela.

— Oh, c’était un compliment alors ?

Je pince mes lèvres.

— Disons une parole malheureuse.

— La franchise des Narbes.

— L’impolitesse des Elaîfles.

Il rit sous cape.

— Qu’est-ce qu’une femme aussi belle qu’intrigante fait ici toute seule.

Autant dire la vérité.

— Je visite.

— Vous n’habitez pas Narbète ?

Mince.

— Je ne sors pas tellement. Mon père préfère que je reste en sécurité avec lui.

— Sage homme. Vous seriez ma fille, je vous enfermerai dans la plus haute tour.

— Heureusement que vous êtes un inconnu.

Il rit aux éclats.

— Vous avez toujours réponse à tout.

J’esquisse un sourire gêné.

— Je côtoie peu de gens. Et vous alors, où sont vos amis ?

— Certainement dans une taverne à boire. Je préfère le calme.

Rose devient jaune. La teinte de la compassion. Il va falloir qu’on ait une discussion sérieuse sur le comportement à tenir en société. Cet échange me met de plus en plus mal à l’aise.

— Je n’ai jamais vu une robe changer de couleur, déclare-t-il étonné, un enchantement spécial ?

Deux fois la même question, c’est une fois de trop. Aussitôt sur la défensive, j’hésite à réduire mes protections pour lire en lui. Il serait regrettable que je perde le contrôle sur mon bouclier psychique au milieu de la cité. Calys absente, la plus grande prudence s’impose. Après tout, il reste un Elaîfle. Interdiction de baisser la garde. Je trouve une parade idéale.

— Un secret de Grand-master.

— J’aimerais beaucoup voir votre travail, votre boutique se situe près d’ici ?

Qui a parlé de boutique ? Zut. Trouve une excuse, trouve une excuse. Tout à coup, une idée lumineuse jaillit dans ma tête.

— Fermée. Le Guide m’a sollicité pour les préparatifs de la cérémonie des âges. Je faisais une pause avant d’y aller. Une autre fois. D’ailleurs, je dois vous laisser.

Ses traits s’affaissent.

— Déjà.

Pressée de partir, je me lève avec maladresse. Déséquilibrée, ma main se pose sur l’une de ses ailes. Je la retire aussitôt comme si je venais de me bruler. Son regard s’enflamme. Oh mon dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait.

— Pardon. Je ne voulais pas. Je suis désolée.

Rouge de honte, je m’enfuis.

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