14.Rae

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— Tu es bien plus fort que tu ne le crois Rae, dit-il avec douceur (cherche-t-il à me rassurer ?). Je dois dire que j’ai été surpris par ta perspicacité.

Je me redresse comme un bambou après une rafale.

— Ne sois pas sur la défensive, « voyageur », si j’avais voulu te faire du mal, je l’aurais fait depuis longtemps. Je pense que tu as compris qui je suis. Quant à Bulgaro, il s’agit d’une illusion créée de toute pièce par les ténèbres. Il n’y a jamais eu de manipulateur qui soit entré dans cette tête. Je suis enfermé à cause d’un maléfice très puissant issu de la magie des Goulordes. Cette magie malfaisante a créé un être perfide et dénué de toute émotion. J’ai réussi à la contenir dans un espace confiné, l’antichambre, mais les sorciers qui s’occupent de l’alimenter deviennent de plus en plus forts. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne réussissent à prendre le contrôle total, alors, tout sera perdu. Quand je t’ai entendu, j’ai cru à une attaque des sorciers pour me débusquer et me soumettre, mais lorsque tu as laissé des traces de psyché dans mon labyrinthe pour en sortir, j’ai réalisé que tu n’étais pas l’un d’entre eux et qu’il y avait peut-être un espoir. Je t’ai mis à l’épreuve pour savoir qui tu étais. Sans mon intervention, tu ne serais jamais sortie de l’antichambre.

Il me fait signe de reprendre ma place, ce que je ne fais pas évidemment. Ses lèvres s’étirent et un rire sonore s’en échappe.

— La jeunesse…

— Je t’emmerde l’ancêtre ou qui que tu sois !

— Ne sois pas aussi grossier, se marre-t-il bien plus fort.

Il se métamorphose aussitôt en une vive lumière dépourvue de matière.

— Sans moi, tu ne pourras jamais l’arrêter. Tout cela doit cesser.

Il caresse avec douceur l’arbre.

— Mère est triste, elle pleure parfois et je dois la consoler. Bulgaro doit mourir.

J’observe plus attentivement l’endroit où ses doigts l’ont effleuré. Une empreinte à peine plus foncée que le blanc de l’écorce apparait. Est-ce le résultat d’une de leur attaque ?

— M’aideras-tu ?

— Tu connais déjà la réponse, Immortel.

— Oh ! Alors tu sais ce que je suis ?

— Oui, un être de lumière.

— Je n’en attendais pas moins du fils de Grador.

Je fronce les sourcils, sur la défensive. Il rit de plus belle. Saleté de luciole.

— Qu’est-ce que tu sais sur mon père ?

— Tu n’es pas le seul à avoir des petits secrets, mais ne te méprends pas, j’ai un grand respect pour lui. Nous sommes de vieux amis et avant que tu demandes, tu portes sa marque spectrale.

— Ah oui ?

Cette histoire devient de plus en plus étrange. L’immortel reprend une apparence humanoïde adulte et s’installe sur la chaise, jambes croisées, sourire brillant.

— Bien et si nous parlions de la façon dont tu vas t’y prendre pour éradiquer ce rat de Bulgaro.

— Pas si vite le ver luisant, j’ai beaucoup de mal à me concentrer quand un inconnu parle de ma famille.

— Sujet sensible, à ce que je vois ?

— Pas du tout ! Comment connais-tu mon père ?

— C’est une longue histoire, et toi et moi nous n’avons ni le temps pour la raconter ni le temps pour l’entendre. Alors, soit tu me fais confiance et nous pouvons avancer, soit tu prends tes cliques et tes claques et tu vires, affirme-t-il une lueur pétillante dans les yeux.

— Je ne fais confiance à personne.

— Qu’est-ce que je disais, glousse-t-il sous cape. Grador en personne !

— Arrête d’utiliser mon père.

— Tictac, tu perds du temps, m’informe-t-il en tapotant une montre imaginaire.

— OK, je hurle de frustration.

Son regard s’adoucit.

— Grador a aidé mon peuple à fuir quand les troupes d’Hellasi ont envahi notre territoire. J’ai une dette envers lui et je compte bien m’en acquitter auprès de son fils.

Évidemment… on revient toujours sur la même pente glissante de ce sorcier de malheur.

— Comment feras-tu pour t’enfuir une fois Bulgaro tué ?

— Facile, je fragmenterais, alors qu’aux yeux de tous j’exploserai comme un soleil. Une illusion parfaite. Ils m’ont eu par surprise pour me capturer, cette fois, je compte bien leur rendre la monnaie de leur pièce.

Je ne sais pas si cet individu est fiable, mais une chose est sure : l’ennemi de mon ennemi est mon ami.

— D’accord, je suis ton homme.

Un sourire carnassier déforme ses lèvres.

— Quand tu combattras Bulgaro, frappe les cinq sceaux tatoués sur son corps. À chaque coup porté, tu projetteras ton essence dans l’antichambre et brises le même sceau en terre cuite qui se trouve sur les murs.

Je comprends mieux pourquoi Krohor m’a choisi pour ce combat. Seul un « Voyageur » peut effectuer une telle prouesse.

— Tu parles d’une pagaille ! Et si je le rate ?

— Et bien, lui ne te ratera pas.

— Génial ! Une mission suicide.

— Estime-toi heureux que je sois dans ton camp. Tu ne seras pas seul. Je t’indiquerai les cibles. Tu n’auras pas plus d’une seconde entre chaque attaque avant que le sortilège ne se régénère. Dix coups, dix secondes.

— C’est impossible, je suis rapide, mais les projections astrales demandent plus de temps. Et pourquoi tu ne les détruis pas toi-même au lieu de faire le guide touristique ?

Il me tend ses avant-bras. Autour de ces poignets sont gravées des entraves spirituelles. Cochonnerie de magie goulorde. Je soupire, agacé.

— Rien n’est perdu tant que l’espoir est là.

— C’est plutôt de l’ordre du miracle dans notre cas. Alors, à moins que tu en sortes un de ton chapeau, je suis bon pour les rives sans vie de l’autre monde.

Il éclate de rire. Je le regarde perplexe. Il a bientôt fini de se marrer l’étoile filante.

— J’ai mieux que ça !

Il fouille dans l’une de ses poches et me lance un caillou que j’attrape au vol. Je grimace d’incrédulité.

— C’est un quartz fantomatique, dit-il comme si ceci expliquait cela.

— Et ?

À son tour de me dévisager, dubitatif.

— Ton père ne t’a jamais appris que cette pierre céleste décuplait tes pouvoirs de « voyageurs » ?

— Je suis parti, il y a longtemps.

— Je vois. Je vais donc combler cette lacune. Que ressens-tu, en la tenant ?

— Elle est chaude… et on dirait qu’elle vibre.

— Oui, cette gemme entre en résonnance avec ton spectre et l’amplifie. Elle va augmenter considérablement ta puissance, mais uniquement pour ta forme astrale.

— Merci. C’est un cadeau inestimable. Ta force va en être altérée si tu ne la possèdes plus ?

— Ne t’inquiète pas pour moi, je peux toujours m’occuper de ton cas même sans cette pierre. Marché conclu ?

— Ouaip. À mon tour de te demander un service. Quand tu seras parti pourrais-tu porter un message à mon père ?

— Lequel ?

— Viens me chercher.

— Je n’y manquerai pas. Je suis content de t’avoir rencontré Rae, je compte sur toi pour le combat.

— Moi aussi.

L’immortel se lève et pince les cordes de son instrument avec vigueur.

Je me retrouve aussitôt dans la salle de torture. Je ne suis pas seul, une ombre noire aiguise un énorme couteau. Je claque des doigts, la seconde suivante, je suis de retour dans mon corps.

C’était moins une.

Des bribes de conversations me font ouvrir les yeux.

Balin, Dorga et Filanis sont penchés au-dessus de mon lit, le visage curieux. C’est quoi cette manie de venir rôder dans ma cellule ?

— Qu’est-ce que vous fichez ici ?

Ma voix est rauque. Je meurs de soif. Balin me tend un verre d’eau. Je grimace un air de « tu te prends pour ma mère ou quoi ? » qui le fait bien rire. Il fait signe à ses compagnons de quitter les lieux. Je me redresse en position assise.

— Je m’occupe de lui, allez avertir Krohor que son combattant est réveillé.

Je m’étrangle avec la gorgée que je viens de boire et le fusille du regard. Comment ça prévenir Krohor ?

— Le soleil a dépassé son zénith, associé, tu n’as plus beaucoup de temps de préparation avant le combat. Il croit que Cylnéal t’a fait empoisonner pour gagner le combat. Nous étions ici pour surveiller ton corps, j’ai cru que tu n’allais jamais revenir.

— Ah qui la faute ? Hein ?

— J’avais confiance, dit-il en haussant les épaules, et puis je n’ai pas vu ton âme sur les bords des rives sans vie. Je ne me suis donc pas inquiété. Tu as pu trouver ce que tu voulais ?

— Ouais.

— Notre marché tient toujours ?

— Je vais m’occuper de ce taré, j’ai une promesse à tenir.

— Heureux de te l’entendre dire. Je t’ai préparé une tenue : un bas de tunique munie d’une ceinture épaisse, un torse de cuir à un espalier. Ton bras gauche sera complètement protégé par un entrelacs de cuir. D’après ce que je sais, Bulgaro frappe souvent de ce côté-là. Il a été renforcé par des clous en acier trempé. Sur l’autre, tu auras un brassard. Il y a aussi des bottes.

Je hoche la tête.

— Et t’as prévu de me torcher le cul aussi ?

Il rit aux éclats.

— Je fais ça par intérêt, n’y vois rien d’autre. Une fois ma dette épongée, je pourrais te planter ma lame dans le dos sans aucun remords. D’ici là (il renifle bruyamment), rien ne t’arrivera.

La porte s’ouvre sur Krohor suivi de Gaarin. Je me raidis, les poils de mes avant-bras se hérissent, mon sang bout dans mes veines. Dorga et Filanis se tiennent à distance dans le couloir.

— Rae, tu es réveillé.

Je le fixe le regard mauvais. Son amabilité me donne envie de vomir, quel piètre comédien. Tout ce qui l’intéresse est le nombre de pièces d’or qu’il va empocher grâce à ma victoire. Il me dégoute.

— Gaarin m’a dit que tu avais méprisé mon cadeau de bienvenue ?

De quoi parle-t-il ? Je passe vite fait en revue ma journée d’hier. La chevelure enflammée ?

— Je n’aime pas les femmes soumises.

Il lève un sourcil appréciateur.

— Oh, tu préfères les sauvageonnes ? Gagne ce combat et je verrais ce que je peux faire pour t’être agréable.

Il peut se la mettre bien profond sa récompense. Il claque sa langue plusieurs fois dans sa bouche en me tournant autour. Il me scrute comme un morceau de viande juteux. Balin affiche une moue détendue.

Tu caches bien tes émotions, complice.

Je devrais apprendre à faire de même en présence de Krohor. Je n’aime pas cette idée qu’il puisse lire en moi comme dans un livre ouvert. Si je veux mener à bien mon projet d’évasion, je dois leurrer mon ennemi. Ne rien montrer pour mieux frapper le moment venu. J’inspire et visualise le lac qui borde mon foyer au pied des plateaux de Mata. Cette image m’apaise et je sens mes traits se relâcher. Krohor affiche un sourire de tueur d’enfants.

— Prépare-le, dit-il en s’adressant à Balin puis à moi. (Il caresse ma joue de sa main osseuse. Je me retiens de la tordre sous un angle improbable. Sa peau est aussi froide que celle d’un serpent.) Ne me déçois pas ma petite pute ou tu le regretteras.

Je projetterais bien mon esprit dans le sien pour lui montrer qui est la prostituée de l’autre, mais je m’abstiens. Le sort d’intouchabilité me terrasserait sur le champ. Je me contente de le suivre du regard pendant qu’il sort avec son chien, Gaarin. Le corps tremblant de rage, je fais signe à Balin qu’il est temps d’y aller.

Dans un silence assourdissant, je le suis hors de la bâtisse principale pour me rendre dans l’annexe qui se trouve de l’autre côté de l’arène. Dorga et Filanis sont restés en retrait, ils s’échauffent pour les deux combats suivants. Je découvre avec stupeur qu’une immense cage en fer a été posée par-dessus l’arène. Je devine qu’une fois entré, un seul de nous deux ressortira vivant, et je compte bien que ce soit moi et non Bulgaro.

Avec une décontraction forcée, j’entre dans notre salle d’entrainement et m’habille avec soin. Une fois paré, Balin me lance un glaive et nous échangeons quelques coups. Tout d’abord lent, très vite l’exercice s’intensifie.

— Lève ta garde ! hurle-t-il alors que nous effectuons la dernière passe. Tu as tendance à fléchir un peu trop ta jambe gauche ce qui laisse une ouverture. Il va t’embrocher comme un cochon.

— Et toi tu devrais faire plus attention à tes enchainements, sur deux d’entre eux tes côtes sont à découvert.

Il rit et me fait signe de le rejoindre. Il plonge une louche dans un baril rempli d’eau et me la tend.

— Tiens, bois ! (je le remercie) j’ai pu voir un combat de Bulgaro. Son principal défaut est sa lenteur d’exécution malgré son gabarit chétif, mais s’il te touche ou t’attrape, c’est fini pour toi. Sa puissance est colossale grâce aux drogues. Il porte une armure de fer, vise le cou et les interstices, occupe-toi de rien d’autre. Oh ! Un autre conseil, frappe autant que tu peux il ne ressent pas la douleur.

— Je veux bien le croire, son esprit est complètement barré. À côté, la « cave » de Krohor où j’ai séjourné avant de venir ici passerait presque pour une chambre de luxe.

— N’aie aucune pitié, entre dans la cage et tue-le tout simplement.

La porte s’ouvre, Dorga et Filanis apparaissent dans l’embrasure de la porte.

— Les gradins sont pleins, lance Dorga, Cylnéal vient d’arriver avec Bulgaro. Prépare-toi ! Gaarin vient te chercher dans dix minutes.

Balin se penche par la fenêtre et émet un long sifflement d’admiration. Intrigué, je m’approche. À cette hauteur, l’arène apparait aussi étroite qu’un trou de souris. La foule ne cesse de grossir. Il y a tout un tas d’individus attroupés autour d’une petite estrade de fortune qui sert de point central pour les paris. En dessous de la cage, deux chiens se battent, sous la huée des spectateurs. Un molosse aux poils de jais a sauté au cou de l’autre, sa mâchoire lui a broyé la gorge. Des spasmes secouent la carcasse ensanglantée du vaincu. Des cris acclament le vainqueur qui retourne dans son coin. Pendant ce temps, un autre chien au pelage clair écume aux babines fait son entrée.

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