12.Neela

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D’un pas encore mal assuré, je me dirige vers l’escalier extérieur qui mène à l’entrée de Rial. Les gardes s’inclinent.

J’esquisse un sourire timide et franchis la porte. Trois étages au-dessus de ma chambre, se trouvent le bureau de mon père. Adossé à son fauteuil, il lit un parchemin. Quand il me voit, il l’enroule et me fait signe d’entrer. Je m’assois en face de lui. Je n’attends pas qu’il m’interroge sur ma venue et lui demande sans sommation :

— Que me veut le conseil ?

Ma question le surprend, mais très vite, il enchaine.

— Flanie est une sœur pour toi.

Je souris en coin. Son instinct me fascinera toujours.

— Elle a tendance à mal gérer ses émotions, tu le sais bien.

Il acquiesce de la tête. Le silence s’impose.

— La cérémonie du deuxième âge se déroulera dans trois jours, commence-t-il pesant bien ces mots. Tu es spéciale.

Silence. Encore ?

Il passe la main dans ses cheveux désordonnés. Par expérience, cette action n’augure rien de bon. Elle me rappelle mon enfance. À cette époque, il craignait de me parler des décisions du conseil. Elles s’enchainaient sur ma condition et mon père semblait dépassé face à l’innocence des yeux que je portais sur lui. Il était mon héros. Comment expliquer à sa fille sa différence ? Qu’elle mènerait une vie à l’écart de tous.

— Tu es la plus belle et la plus rare des étoiles, m’avait-il déclaré en me caressant la joue. Nous devons te protéger plus fort que tous les citoyens de la cité. J’ai créé un magnifique jardin rien que pour toi. Tu es mon étoile.

— Oui père.

Mais ici, je sens bien que c’est différent. Je fronce les sourcils au fur et à mesure que les secondes s’égrènent, il ne dit toujours rien. La crainte s’installe. Le voile des ombres de Shirana commence à s’étendre sur ses bras et remonte sur les traits de son visage. Une lutte intérieure fait rage et je n’arrive pas à la cerner. C’est plus fort que moi. Je dois comprendre ce qui le trouble. Le seul moyen d’y parvenir : faire appel à mon don. Je sais qu’il n’apprécie pas que je m’en serve, mais pour obtenir des réponses, je suis prête à tout. Je veux découvrir le jeu du conseil sur mon avenir.

Les iris verts de mon père se teintent d’orange. Au balai, l’hésitation. J’abaisse avec prudence mes boucliers psychiques. L’équilibre de ses harmoniques vacillent dangereusement. Voilà pourquoi l’ombre de Shirana se manifeste. Et cette façon de fuir mon regard !

Jamais ! En aucune façon ! Mon père montrerait ses faiblesses, même en présence de sa fille. Cette sensation de malaise ne fait plus de doute. Je reconnais une effrayante incertitude accompagnée d’une lourde culpabilité.

S’en veut-il de son absent ? Dois-je lui dire qu’il se trompe ? Je pose une main réconfortante sur la sienne.

— Père, je…

— Le golem ne se trouvait pas là-bas par hasard.

Je recule d’un pas.

Quoi ?

Abasourdie, les images de ce jour me reviennent en mémoire. Je ressens à nouveau la panique qui régnait partout, la douleur dans ma chair. Mes muscles se crispent. Mon cœur s’emballe. Je revois cette énorme silhouette apparaitre à la lisière de la jungle. Quel affreux souvenir ! Mon instinct savait. Impossible que la barrière de racines laisse passer une telle créature. Mais comment ? Et surtout pour quoi ? Plus je regarde mon père et plus je m’interroge sur le véritable but de cette conversation. Rien n’est cohérent, il commence par me parler de la cérémonie des âges pour finir par me révéler cette information. Je pensais que la mort de Jaal causait tout ce trouble, mais c’est bien plus profond. Que cherche-t-il à me dire ? Et cette façon de se tasser sur son siège comme si le poids du monde reposait sur ses épaules. Ce n’est pas lui ! Ses ondes s’agitent d’angoisse, elles poussent contre les parois de mon bouclier. Fébrile, il pince l’arête de son nez. Je m’efforce de garder mon calme alors qu’intérieurement tout m’incite à fuir. Mon père poursuit après un long soupir sonore.

— Le conseil cherche à prendre en main la situation pour t’expliquer les circonstances des évènements qui se sont produits il y a dix semaines, car il rejette mon impartialité dans cette affaire. Et quand je te vois, je leur accorde cet apriori. La difficulté des dernières semaines pour te faire revenir m’a démoli. Tu es ma raison de vivre.

Il se masse les tempes à présent. Une peur panique s’engouffre par tous les pores de ma peau et me glace le sang. Suis-je prête à entendre les révélations qui vont suivre ?

— Nous ne t’avons pas tout divulgué sur la Flamme.

— Ah bon ?

— Ménao !

Je tourne la tête et vois dans l’embrasure de la porte le conseiller Ragnor. Il porte son éternelle toge de coton vert. Un ruban de cuir noir retient ces cheveux blonds proches du blanc. Malgré ces quatre cercles de vie, son apparence reste toujours jeune comme celle de mon père. Deux gardes et leurs esprits protecteurs l’accompagnent, un renard et une panthère. Il affiche un calme implacable. Mon père reprend son masque de guide. Il se lève et le met au défi de lui imposer le silence.

— Ragnor, elle a le droit de comprendre.

— Nous étions unanime, c’est le conseil qui doit…

Un grondement s’élève de sa poitrine. Shirana s’affirme. Le conseiller se tait et serre les poings de frustration. Le visage crispé, il sait qu’il n’aura pas le dessus. L’autorité du guide est sans appel. Pourtant, son arrogance ne lâche rien.

À bout et fatiguée, je me racle la gorge. Les combats de coq, j’en ai ma claque. J’ai besoin de clarté.

— Conseiller Ragnor, si l’assemblée des anciens veut prendre la responsabilité de m’annoncer ce qu’il se trame, alors soit, qu’il en soit ainsi.

— Neela, m’interpelle mon père, tu n’as pas à fléchir.

Je me redresse sur mes jambes encore molles et contourne son bureau pour le rejoindre. Je m’accroche à sa chemise pour ne pas tomber. Le grand-master m’observe sans sourciller.

— Père, j’ai pris ma décision. Arrête. Je connais ton tourment, ton visage ressemble à… ce matin-là quand je me suis réveillée. Sache que je n’ai jamais envisagé la disparition de Jaal comme… (Ma gorge se serre) Ce que je veux dire… (Il ne reste plus qu’un filet de voix) Je désirais sauver les habitants, la cité… tout le monde. Je n’ai pas hésité une minute, tu entends, pas une. Alors, cesse de regretter une situation que j’ai moi-même choisie. Arrête de t’en vouloir, nous avons bien agi tous les deux. La haine n’apporte rien de constructif. Elle ne fait que détruire le meilleur en nous. Nos erreurs nous rendent plus forts. Le conseil désire prendre la responsabilité de cet échec, laisse le faire. Tu ne peux pas me protéger en toute circonstance. Je ne suis plus une enfant, je peux encaisser. Jaal nous a quittés. C’est vrai, mais le reste de ma famille vit toujours ; toi, Flanie, Fala. J’ai passé un siècle éloignée de tous. Aujourd’hui, j’ai accompli mon devoir. Alors, tant pis si un grand nombre d’embuches jonchent l’avenir. Tant pis si je dois souffrir. Le plus important n’est pas la taille du trou dans lequel je suis tombée, mais la volonté qui me permettra de me relever et d’en sortir.

Mon père me serre dans ses bras. Shirana ronronne de plaisir. Mes mots l’ont touché. Longtemps, je me suis sous-estimée. Aveuglée par mon ignorance. J’ai pris conscience que cette foi était mon guide et que je suis cette foi.

Jaal, tu me manques tellement.

Je presse mon visage contre le torse de mon père, son cœur bat aussi fort que le mien. Nos sentiments se confondent et je peux ressentir la force de Shirana à travers lui. Je ne peux me retenir de murmurer le nom de mon ami.

C’est alors qu’une frêle tension s’élève de sa poitrine et imprègne l’air de sa présence magique. Une lueur vert pâle teinte en surface sa chemise, l’amulette de terre brille au rythme d’un battement de cœur. Nous nous détachons tandis que mon père lance un regard vers Ragnor qui ne me lâche pas des yeux. Dans un geste lent, il la décroche de son cou. Je place mes mains en coupe et la reçois avec délicatesse, elle luit plus fort. Sa chaleur tiède et sa puissance traversent mes boucliers sans que je puisse la stopper. Limpide, intense, aucun mot ne la caractérise. Elle inonde le bureau de quiétude et de paix. J’ai le sentiment de flotter.

Puis soudain, comme sortie d’un souvenir ancien, les premières notes d’un chant d’espoir résonnent tel un appel. Je me concentre sur cette mélodie à peine perceptible, mais bien là, noyée dans la pureté de l’amulette. Je m’accroche à ce lien de toutes mes forces et remonte vers sa source.

Par Moniris, cette aura…

J’interroge mon père du regard. Il fronce les sourcils sans comprendre. Cette sensation libère la peine qui m’habite. Mes yeux se brouillent et des larmes coulent silencieuses.

— Ne pleure plus Neela.

Je n’ose y croire.

— Je serais toujours auprès de toi.

— Jaal ?

— Tu dois vivre et accepter ton destin. Grâce à ta force, tu réussiras. J’ai confiance et ne la laisse pas gouverner…

— Attends… Attends…

Sa voix s’estompe malgré mes suppliques. La magie du sacre de la terre retourne en son cœur sous l’œil hagard de tous. Nichée entre mes mains, je presse l’amulette contre ma poitrine et ferme les yeux. Même loin, il ne peut s’empêcher de faire une remarque sur Fala. La présence de Jaal chatoie encore à la surface. Je souris. Je suis en paix.

À bientôt mon ami.

— Neela ?

Je lève la tête. La voix de mon père tremble d’inquiétude.

— Il est là, lui dis-je en caressant la pierre marron avant de la lui tendre. Il m’a parlé. Je ne lui ai pas dit adieu.

Je sens une main se poser sur mon épaule, c’est Ragnor.

— Les Esprits vivent pour toujours dans notre réalité ou une autre. Jaal te vouait une grande tendresse. Quand nous avons pratiqué le rituel d’extraction, Jaal n’a pas souffert, il nous a même aidés. La Flamme, très affaiblie, risquait de ne pas tenir le coup. Il a tout tenté pour vous préserver. Avant de partir, il nous a assurés de ton acuité à endosser ton rôle. J’espère que tu auras la force de nous pardonner nos erreurs. Je vais de ce pas prévenir le conseil de ce qui vient de se passer et préparer l’assemblée.

Il se retourne et quitte le bureau suivi par ses protecteurs.

Mon père me prend à nouveau dans ses bras et sèche le reste des larmes qui mouillent mes joues.

— Ta mère serait tellement fière de toi.

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