11.Neela

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Ce matin, alors que je m’interroge encore sur la raison du départ d’Azur, la porte s’ouvre dans un fracas terrible. Elle cogne si fort contre le bois que les ondes font vibrer la chambre toute entière. L’harmonie même de Rial s’en trouve perturbé. Mon cœur frôle la crise cardiaque. Je me retrouve assise dans mon lit à essayer de comprendre ce qui se passe.

— Tes enfantillages suffisent maintenant ! crie une voix aiguë dans ma tête que je ne connais que trop.

Une boule de lumière couleur pêche se précipite sur les draps et les tire avec tant de violence qu’ils s’évaporent par la fenêtre ouverte.

— Tu supposes être la seule à avoir de la peine ? hurle-t-elle en s’agitant dans tous les sens à la hauteur de mon visage, malgré sa prothèse d’acier.

Tu crois vraiment qu’en restant affalée comme une loque dans ce lit va changer ce que tu ressens ? Tu te trompes, petite écervelée ! Et… et va te doucher ! Tu pues comme la fange d’un cochon !

— Fala ?

Une cacophonie de grelots agressent mes oreilles.

— Dix semaines que j’attends ton retour dans le jardin, dix semaines que je ronge mon frein dans l’inquiétude la plus totale, mais madame s’en fout ! Elle préfère s’apitoyer sur son sort et jouer les martyres dans sa chambre de bébé ! Flanie ne fait que pleurer, elle imagine le pire pour toi. As-tu seulement pensé à nous ? À voir ta tête, non. Tu déshonores la mémoire de Jaal !

Ces dernières paroles produisent l’effet d’une douche glacée. Muette, j’accuse le coup.

Bien, continue-t-elle en se dirigeant vers la salle d’eau, je constate que j’ai toute ton attention. Maintenant debout ! Je te donne cinq minutes pour rappliquer ta carcasse ici.

J’entends déjà le jet se déverser dans la baignoire et l’odeur fruitée des huiles essentielles. Je cligne des paupières pour m’assurer que tout est bien réel. La pièce est embuée de vapeur. Dehors la faune s’agite et les feuillages tombent. C’est déjà l’automne ? Dans l’encadrement de la porte, se tient debout Flanie, elle hausse les épaules et me salue d’un geste timide de la main. Ses longues boucles couleur de blé ont poussé depuis la dernière fois que je l’ai vue. Elle ressemble à un faon perdu.

— Salut, je peux entrer ? demande-t-elle du bout des lèvres comme si ma réponse risquait de ne pas être la bonne. J’opine de la tête encore sous le choc de la tornade qui a soufflé dans ma chambre.

Elle se précipite vers moi, me prend dans ses bras puis recule, le nez froncé.

— Je vais t’aider si tu veux bien.

OK, c’est validé, je chlingue.

Elle me tend son avant-bras pour que je m’y accroche. Elle sent la cerise et la pomme. Son autre main entoure ma taille pour me soutenir. Je n’oppose aucune résistance. Le tissu de sa robe à manches longues frôle mes jambes nues. Elle a grandi aussi ? Son âme diffuse à la périphérie de mon bouclier psychique une montagne d’affections qui me remue l’estomac. La culpabilité et le remords me serrent la poitrine. J’ai honte.

Sur le pas de la porte, Fala virevolte d’impatience. L’eau chaude me saisit d’un frisson de bien-être. Avec une extrême douceur, Flanie fait courir l’éponge recouverte de savon sur mes épaules et sur mon dos. Cette attention finit de m’achever et je m’effondre.

— Je suis désolée.

Flanie se jette à mon cou et me serre comme si j’allais disparaitre. Fala se colle à ma joue. Elles pleurent, bafouillent des mots qui me font mal, je les enlace dans mes bras.

— Tu nous as tellement manquées, sanglote Flanie. Chaque jour, ton père nous racontait l’état dans lequel tu étais. Pourquoi ne pas avoir voulu nous voir ?

— Je ne pouvais pas…

— Nous t’aurions aidé.

— Ce n’était pas possible…

— On est là maintenant, tu ne pourras pas te débarrasser de nous.

— Je sais.

Comment ai-je pu les rejeter alors que je m’étais juré de ne plus tourner le dos à mes amies. Elles aussi souffraient et j’ai refusé de le voir. Comment leur expliquer que leur présence m’aurait fait encore plus mal. Elles méritent mieux, beaucoup mieux.

— Ne refais plus jamais ça, me fait promettre Flanie entre deux sanglots. Je renifle et opine de la tête. Nous étions si inquiètes. Ton père ne savait plus comment gérer la situation. Tu n’imagines pas les soucis que tu as causés. On t’aime. On fera tout pour que tu t’en sortes.

Je pleure à nouveau, mais de joie. Une joie immense qui chauffe mon cœur et atténue cette blessure à vif.

— Je vous demande pardon, je vous demande pardon.

Je ne cesse de murmurer ces mots comme une litanie si bien que Fala doit se mettre devant ma bouche pour me faire taire. Azur avait raison, mon père avait raison. J’avais tort. Elles sont « ma famille ». Elles l’ont toujours été.

L’eau refroidit, Flanie m’aide à me sécher. Elle peigne longtemps le nid que j’ai sur la tête. Mon reflet dans le miroir renvoie une image pitoyable, je n’ai que la peau sur les os et des cernes bruns sous les yeux. Je ressemble à ces spectres que l’on peut voir dans certains livres de la bibliothèque. Pas très flatteur. Flanie, en revanche, elle éblouit tout. Elle sourit si fort qu’elle illumine la pièce. Elle resplendit d’amour, exactement comme Azur me l’avait prédit. Où s’est-il enfui d’ailleurs ? Mon inconscient l’a-t-il appelé ? Je lui dirai deux mots si je le rencontre.

— Ton père vient d’arriver, déclare Flanie d’un air enjoué.

Fala s’installe sur son épaule. Elle chantonne. Sa colère est passée. Elle aussi laisse jaillir sa gaité.

— Toute la famille est réunie à ce que je vois. Il pose le plateau débordant de nourriture qu’il tient entre ses mains sur le guéridon à côté de la fenêtre. Tu as l’air reposé, ma fille.

Son regard bienveillant m’émeut.

— Je t’aime, père.

Cet élan d’amour pétrifie mon père. J’ai déjà remarqué sa tendresse dans ses obligations, mais jamais à ce point. Il inspire à fond comme s’il manquait d’air. Lentement, il s’approche et dépose un long baiser sur ma tempe. Tout à coup, la peine laisse place à un bonheur que je sais éphémère.

Je m’installe entre Flanie et mon père autour du guéridon. Comme à son habitude, Fala est perchée sur le rebord de la fenêtre. Mon ami pique un morceau de pêche et me le tend. Je le mange pour lui faire plaisir, même si je n’ai pas faim. Elle en profite pour me faire gouter tout ce qui traine sur la table. Au bout de la cinquième bouchée, je lève la main en guise de reddition.

— J’en peux plus, mon ventre va exploser.

Mon père la couve d’un regard approbateur, ses yeux sourient, je pose ma tête sur son épaule, il m’embrasse dans les cheveux. Jaal aimerait ce moment.

L’après-midi, Fala et Flanie ont décidé que rester dans ma chambre devenait impossible et que pour mon bien, je devais sortir. J’avoue que l’idée ne m’a pas emballée des masses, mais je capitule sans discuter. Après tout, j’ai beaucoup de temps à rattraper. Je m’emmitoufle dans une longue cape de laine, la fraicheur de l’automne est arrivée. J’ai la sensation d’avoir hiberné une éternité. Les frondaisons de l’arbre Rial virent au rouge rubis éclatant, elles contrastent avec la blancheur de son tronc. Les feuilles mortes jonchent le parc. Le vent les fait tournoyer dans une danse majestueuse. Nous nous assoyons sur l’un des bancs qui se trouvent sous la voûte de glycines mauves. Malgré la saison, elle inonde de ses fleurs parfumées le jardin. Dans son prolongement, des massifs taillés en forme de papillons géants entourent un immense kiosque qui trône tel un roi au milieu de bosquets de rosiers. De part et d’autre, de grands bassins d’eau s’étirent comme des rubans où courent des volutes de pelouse. J’aime cet endroit, il respire la tranquillité.

— Ton père m’a dit que le conseil souhaite te voir rapidement.

— Je sais. J’imagine qu’ils ont l’intention de m’enfermer pour avoir mis en danger la Flamme.

Elle entremêle ses doigts et tire dessus. Une manie qui signifie beaucoup quand on la connait.

— Peut-être que tu te trompes.

Je la dévisage cherchant à capter son attention. Elle continue de regarder droit devant elle. Fala entonne un chant contrarié. J’en étais sure, elles me cachent quelque chose.

— Crache le morceau Flanie, je te connais par cœur. Qu’est-ce que tu sais que je ne sais pas ?

Elle dissimule ses traits entre ses mains et murmure.

— Tu devrais parler avec ton père.

Fala remue dans tous les sens. Allons bon, si la reine des Ionodins s’y met aussi. Elle tourne en cercle en agitant son doigt sous son nez.

— Fala ? Tu m’expliques ?

— Je ne peux rien te dire. Ce n’est pas comme cette tête de linotte qui ne parvient pas à tenir sa langue.

— Très bien, dis-je avec calme, si vous ne voulez pas me répondre, je m’adresserai à qui de droit.

— Neela ! Attends…

Flanie toujours aussi trouillarde. Je la rassure d’un geste de la main, elle ne craint rien sur les conséquences de ses révélations. Je sais me montrer discrète. Je prie Fala de rester avec elle, ce qu’elle désapprouve évidemment. Rancunière. Tout ce que j’obtiens c’est un peu d’aide pour me lever avec la promesse de les retrouver au jardin dans l’après-midi.

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