8. Rae

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— Gaarin ! Récupère ta poupée. J’ai besoin de m’entrainer, pas de baiser !

Le cliquetis de la serrure retentit, la porte s’entrebâille et une main gantée surgit munie d’une clochette dorée qu’elle agite. La belle Apharile se matérialise dans l’entrée et sort. Le battant se referme pour s’ouvrir aussitôt. Gaarin se tient dressé dans l’embrasure.

— Tu m’as appelé vermine ?

— Montre-moi la salle d’armes.

Il laisse échapper un grognement et me fait signe de le suivre. C’est moi ou nos relations s’améliorent ? Nous prenons à droite jusqu’au bout du couloir. Nous descendons des escaliers extérieurs qui mènent à une cour de forme rectangulaire. En contre bas, une arène ou plutôt un trou dans le sol sablonneux me défie. Au-delà, une falaise de roches noires et l’océan à perte de vue. Nous continuons notre visite en longeant le muret qui sépare une dépendance de la bâtisse principale. En voyant ces barrières blanches si resplendissantes en plein jour, personne ne pourrait croire l’horreur qu’elle renferme dans ses entrailles. Nous passons un portillon de fer pour accéder à l’attenance. Elle est ouverte, des voix graves s’en échappent par bribes. Nous entrons. Silence. Trois masses de muscles nous scrutent avec insistance. Le plus grand, qui se trouve au milieu, tient une veste d’armure en cuir. Il a le visage anguleux et bardé de cicatrices. Celui de droite est occupé à huiler une paire de brassards articulés en peau foncée. Je ne compte que quatre doigts à sa main gauche et son corps est recouvert de tatouages : têtes de mort, animaux sauvages. Il doit faire partie d’un clan comme moi. Le dernier et pas des moindres, vu sa carrure, finit d’accrocher ses jambières en plaques.

— Alors Gaarin, que nous amènes-tu là ? interroge le plus grand. Mon instinct me dicte qu’il doit être le chef de la bande puisqu’il parle en premier.

— Il s’appelle Rae, c’est un « Voyageur ».

Super ! Dans le genre discret, on ne fait pas mieux. Le molosse me tend une main que j’empoigne et nous nous saluons en cognant nos avant-bras l’un contre l’autre. Ça veut dire qu’on est pote ?

— Très bien, laisse-moi te présenter le reste de l’équipe. Voici Dorga (le tatoué) et Filanis (il m’adresse un signe du menton), pour ma part, je suis Balin. Tu aurais aimé Torkal, mais il est mort hier. C’est la raison de ta présence.

— Si tu le dis.

Règle numéro un : Fermer sa gueule et écouter.

— On se prépare pour l’entrainement, tu veux te joindre à nous ? demande Filanis en prenant ses gants.

— Ouep !

— Bien, tu vas nous montrer de quoi tu es capable. Au programme, musculation et autres exercices de renforcement.

Il écarte les bras et d’un geste ample m’expose le mur de derrière.

— Fais ton choix !

Cinq heures de réjouissances ! Je suis claqué. Ces mecs sont des bêtes ! Ils m’ont achevé. Maintenant, je sais à quoi servent tous les tatouages de Dorga, il est ce que l’on appelle « un créateur », il peut donner vie à chacun d’eux et les utiliser pour combattre. Filanis, lui, est bien plus qu’un simple tas de muscles, en tant que Seanals, il change de forme en mode « Berserck » et devient un géant. Balin quant à lui, ne m’a rien montré d’extraordinaire, mais tôt ou tard, je percerais le secret de cette banalité. J’ai bien examiné Dorga et Filanis, ils lui vouent un total respect. Il serait ambitieux de le négliger. Entre le mélange de la sueur et l’effluve des égouts de la pataugeoire, je pue tant et si bien que j’en ai la nausée. Les gars m’ont trainé dans la salle commune où fument des bassins d’eau chaude. Ils m’ont jeté dedans au même titre qu’une serpillère sale. La phase finale de mon intégration dans l’équipe comme ils disent. Je me suis récuré une dizaine de fois. Délicieux ! Enfin propre, je me suis relaxé sur un banc prévu à cet effet en me consacrant à mon nouvel objectif : me tirer d’ici. Les autres rivaux, j’en ai rien à faire. Ils ne sont que des pions dans mon plan. Sur le tableau des combats prochains, j’ai vu mon nom à côté du gars qui s’appelle Bulgaro, le protégé de Cylnéal. À voir la tête compatissante de mes compagnons, mes chances de le vaincre sont proches de zéro. Ils devraient le savoir. Sous-estimer un adversaire ne donne pas la gloire. Les ignorants, ils m’ont charrié, surtout Balin. En fin de compte, il est sympathique, il m’a montré deux postures de défense. Il n’en est pas pour autant, mon ami.

Règle numéro deux : Ne fais confiance à personne.

Quand je retourne dans ma chambre, je constate que personne ne m’a accompagné. Et le pire, je n’ai même pas eu l’idée d’en profiter pour m’échapper. Ces abrutis de sorciers, leur puissance est sans limites. Les barrières de soumission sont costaud. En même temps, si ma mère ne m’a pas localisé, leur magie doit frôler celle des Brumeux, les fanatiques d’Hellasi. Un jour, je les tuerais tous. Je me jette sur les draps la rage au ventre. La pièce est plongée dans la pénombre, dehors, la lune commence son ascension. Pas question d’effectuer une pause, à nous deux, Bulgaro.

Avant de me mettre en chasse, je projette mon corps astral dans « notre » chambre où elle se repose. Je m’approche du lit et je vois le visage de sa forme spectrale endormi. J’effleure sa joue et regarde à quelle hauteur est la lune dehors. Elle ne se réveillera pas de sitôt, depuis plusieurs semaines maintenant, son esprit a du mal à trouver le chemin. Il lui manque de l’énergie, elle ne mange pas assez. Je le sais. Et même si le pire est derrière nous, la perte de son ami est si profonde qu’elle se laisse mourir de faim. Je ne le permettrais pas. Je la convaincrais. Elle est mon garde-fou. Je caresse une boucle et l’embrasse sur le front.

— Je reviens vite, mon éternel.

Je claque des doigts et me voilà dans la tête de Bulgaro. L’enfant de putain ! Il y a du sang partout. Des morceaux de viscères sont éparpillés du sol au plafond. C’est répugnant ! L’esprit de ce taré est plus chaotique que les rivières rouges du plateau de Mata, mon lieu de naissance. Il est pourri jusqu’à l’os de concentré de ténèbres. Je reconnais dans cette salle de l’horreur l’odeur putride des drogues qu’il s’administre. Ce psychopathe est friand d’objets de soumission et de torture. Un vrai déséquilibré, le combat de demain risque d’être intéressant. Où peut-il bien cacher son point faible ? Après une courte recherche, je trouve un coffre enfoui sous tout un tas de détritus et membres disloqués. Hé ! Je te tiens ! Grâce à mes talents de cambrioleur, je crochète une à une les dix serrures qui le ferment. Plus les muscles sont gros, plus facile est la chute. À l’intérieur, un parchemin sur lequel une mélodie est notée. Avant de m’éclipser, je verrouille soigneusement la malle. À moi le deuxième niveau.

Sans revenir dans mon corps, je projette directement mon esprit dans la chambre où elle dort. Épuisé, je m’effondre sur le tapis qui se trouve devant la banquette de velours gris. Ces sauts de phases sont éprouvants même pour un « voyageur » de mon acabit.

Je m’assois, les draps bruissent. Son aura est si pâle que j’en tremble d’émotions.

— Salut, je lui dis.

— Salut.

Elle se redresse et me rejoint. Je lui tends les bras, elle s’y engouffre.

Quel bonheur.

— As-tu mangé aujourd’hui ?

Autant être direct.

— Hum…

— Si tu continues à ne pas t’alimenter, tu n’auras bientôt plus la force de venir jusqu’ici. Alors, promets-moi de te nourrir.

Je la sens qui se raidit.

— Mon père est furieux. (OK, elle change de sujet, mais je n’ai pas dit mon dernier mot) Je vois bien son impuissance face à mon chagrin. Il essaie de me préserver, mais j’ai l’impression d’être une mauvaise fille parce que je ne réponds pas à ses attentes. Pourquoi personne ne comprend-il mon besoin d’être seule avec moi-même, avec toi ?

— Le terme juste ne serait-il pas amour ?

C’est quoi cette question niaise ? Des fois, je me demande d’où je sors toutes ces bêtises. Cette fille va finir par me transformer en chochotte fleur bleue. Et je ne l’ai même pas déflorée. Elle lève ses yeux verts-émeraude vers les miens. Ils sont remplis d’innocence et de bonté.

T’es qu’une pourriture Rae. Dis-lui, allez, dis-lui que tu n’es pas sa conscience comme elle le croit.

Je brise les os de n’importe quel abruti sur cette terre, mais face à elle, je perds tous mes moyens. Elle a ce truc qui me liquéfie et que les femmes n’ont pas.

— Azur ?

Azur ? Qui c’est celui-là ? Elle me caresse la joue de ses doigts fins. Attends. Ne me dis pas que c’est moi ! Mais c’est quoi, ce nom de gonzesse ?

— Ce sera plus pratique de te nommer. Je trouve que t’appeler « ma conscience » n’est pas très…

Elle ne finit pas sa phrase. Je sens comme de l’embarras dans sa voix. Je réponds aussitôt.

— J’aime.

Je déteste oui ! Et pourquoi, je souris en plus ? T’as plus de couilles, mon vieux, tu viens de te les faire couper à l’instant. Elle enfouit son nez dans mon cou. Ses lèvres effleurent ma peau. Du calme, toi dans mon pantalon. Je serre les dents et me concentre sur un point au loin. Inspire, expire.

— Alors que dois-je faire, Azur ? Mentir ? Faire comme si j’étais guérie ? Reprendre le cours de ma vie et oublier que Jaal a existé ?

— Peut-être.

— Mais je ne peux pas, me lance-t-elle en secouant la tête. Chaque lieu, chaque odeur me le rappelle. Je regarde un objet, une plante ou bien je pense à mes amis et le vide me dévore. J’ai peur que ce calvaire ne s’arrête jamais.

Sa détresse fait redescendre aussi sec la tension de mon entre-jambes. Je la fixe avec sérieux et détaille chaque trait de son visage tourmenté. Elle est si vulnérable que je pourrais anéantir tous ceux qui osent lui faire du mal. Qu’est-ce qui t’arrive, mec ? Tu perds le contrôle. Je me penche vers elle et pose mon front contre le sien. Elle se laisse faire. Sa confiance me tord les tripes.

La première fois que je l’ai rencontrée dans cette chambre, je croyais à un mauvais tour de Krohor. J’ai vite saisi que cette crapule ne disposait pas d’autres « Voyageurs » sous la main. Elle ne savait pas où elle se trouvait et qui j’étais. Elle a immédiatement conclu que j’étais une projection de sa conscience, une illusion sortie tout droit de son esprit. Pendant six mois, elle a tout fait pour me repousser, mais je ne l’ai pas laissée faire, car je voulais comprendre comment cette fille pouvait « Voyager » alors qu’elle n’était pas de mon clan. Maintenant, je sais, elle entend le chant des âmes. Je crois bien que ce don appartient à une ancienne lignée de gardien, mais je n’en suis pas certain. Si ma mère était là, je pourrais le lui demander. Malheureusement, mes fesses de Maor sont coincées dans cette écurie. En revanche, elle m’a tout révélé sur son monde. Trop parfait à mon gout. Quand je pense à ce qu’elle a perdu. On ne parle pas d’un objet, on parle d’un lien intime, crucial pour trouver l’équilibre : son esprit protecteur. J’ai bien cru la perdre plus d’une fois durant ses dernières semaines. Elle passait ces nuits à compter les étoiles, les fissures, les nœuds du parquet, une véritable démente. Elle en est même arrivée à répertorier la nuance du bleu de mes yeux. Elle a sombré dans des profondeurs extrêmes. J’ai eu un mal de chien à la raisonner. Elle me racontait en boucle ses histoires d’enfance avec son jaguar. J’avais le sentiment de revivre ma propre histoire quand j’ai perdu mon frère et qu’au lieu de combattre, j’ai fui cette douleur. Et voilà où j’en suis maintenant, à la solde d’un parieur compulsif. Irrécupérable. Mais elle, elle a pleuré pendant des nuits entières. Elle m’a frappé aussi parce que je l’empêchais de se faire du mal. Elle a déchargé sa colère et je l’ai aidée. Mes combats le jour, son combat la nuit. Un duo quelque peu explosif, mais au moins, je ne pensais plus à cette galère. Je pensais à elle qui s’accrochait à moi et je me suis laissé emporter, je n’ai rien vu venir. Puis une nuit, le « je », est devenu « nous », elle faisait partie intégrante de ma vie. Depuis, mon besoin de la protéger a pris le dessus. Elle me donne la force de combattre. Je lui donne la force de vivre. Qu’elle les envoie tous paître tient ! Ils ne la méritent pas.

— Tu as peut-être besoin de changement.

Écoute le conseil de ta conscience, mon éternel, laisse-les dans leur boue.

— Tu veux dire, partir ? Elle abaisse ses longs cils roux, anxieuse. Jamais, le conseil y consentira.

— Pourquoi ?

— Aucune importance.

— Quelle absurdité !

Tu trouves que ces mots à dire Rae ? Déplorable. Je souris, elle me sourit en retour. J’entoure mes bras autour de ses épaules. Sa tête se repose contre mon torse, ses bras enserrent ma taille. Elle soupire. Je change de sujet.

— Alors où aimerais-tu partir ?

Elle se cale plus près. Je fonds.

— Si je pouvais, je partirais loin, très loin. Dans le bassin d’Arcaphate, au milieu des ruines de notre ancienne cité Alfirin, où sommeille un lac magnifique à la végétation luxuriante. Je m’y exilerai. Fala serait certainement d’accord pour me suivre. Je pourrais continuer à pratiquer la théographie. Avoir un jardin potager.

Je lui tapote le dessus du crâne avec mon index comme si c’était une porte. « Toc, toc, toc »

— Mais pour y arriver, tu dois manger.

Elle se décolle et me regarde, l’air abattu. Oh non, ton joli minois ne m’aura pas.

— Je veux t’entendre me dire que tu mangeras et que tu reprendras des forces.

— Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ?

Je lève un sourcil impatient comme je le faisais avec les enfants de mon clan. Elle réagit au quart de tour.

— Tu plaisantes ? Je…

Je soulève les deux sourcils. Ma botte secrète. Elle hoquette.

— OK ! Très bien, je mangerai.

J’éclate de rire, elle bougonne. Je l’embrasse sur la joue. Elle me repousse du coude. Oh la vilaine ! Je recommence sur l’autre joue et l’enlace par la taille. Elle fulmine d’avoir perdu, mais son irritation se dissipe aussitôt.

— Tu devrais parler avec tes amies Flanie et Fala.

Elle tressaille comme si j’avais débusqué un lourd secret.

— J’ai le sentiment de revivre la conversation que j’ai eue avec mon père, me taquine-t-elle. Tu es censé être ma conscience.

— Oh ! Et cet argument signifie être d’accord avec toi ?

Soudain, une douleur aiguë entre les omoplates me donne des sueurs froides. J’en connais parfaitement la cause. Un intrus rôde tout près de mon enveloppe charnelle. Les chiens ! Ils vont me le payer. Une onde statique se propage jusqu’à l’extrémité de ma nuque. Je dois partir.

— Azur ? Tout va bien ?

Sans lui répondre, je me lève et disparais.

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