4.Neela

8 minutes de lecture

La voix de Jaal résonne dans ma tête.

— Neela ! Lève-toi !

— Je ne peux pas.

J’aimerais lui obéir, mais mon corps refuse. Des ondes lourdes et brutales poussent contre mon bouclier psychique.

Un hurlement fend l’air.

Juste ciel !

— Neela ! Reprends-toi ou ce golem va détruire la cité !

Golem ? Un deuxième rugissement suivi d’un violent bruit me brise les oreilles. Bon sang, comment a-t-il franchi les racines de zoaves ? Nous a-t-il pistés ? J’ai peine à croire que le pouvoir répulsif des remparts ne fonctionne plus. À moins que notre visiteur soit dépourvu d’odorat ? À l’évidence, la raison pour laquelle cette créature est parvenue jusqu’à Narbète n’a que peu d’importance. Si personne n’agit dans l’immédiat, tout sera anéantit. Si mon esprit semblait embrouillé, à présent, il regorge de lucidité.

— Neela, tu dois tenter l’impossible !

— Tu as vu le morceau ! Ce golem doit peser une tonne. Que veux-tu que j’entreprenne ? Je ne sens plus mon corps à cause des attaques répétées du chant des âmes des habitants. La Flamme est troublée. Je ne sais pas si je peux.

— Écoute, laisse la Flamme se stabiliser d’elle-même et reprendre le contrôle. L’immensité de tes pouvoirs rayonne à travers ton esprit. Respire un grand coup et fonce. Nous nous occuperons des délires du capitaine en temps voulu.

— J’y compte bien.

— En même temps, j’aurai du m’en tenir à mon instinct de prédateur. L’épreuve des élus, franchement….

— Je voulais tant croire à mon intuition. Nous règlerons ce problème avec le Conseil en temps voulu. Occupons-nous d’abord du golem.

— Bien. Commençons par te donner un coup de fouet.

Pendant que Jaal renforce mon énergie vitale, j’oblige mes bras à redresser mon corps meurtri. Que j’ai mal ! Un râle incontrôlé s’échappe de ma gorge. Mes chaussures glissent sur les pavés irréguliers. À chaque nouvelle chute mes genoux s’écorchent contre la pierre. Aussitôt, la main du capitaine plonge sous mon aisselle et me soulève comme si je ne pesais rien.

Des yeux écarlates projettent des éclairs dans notre direction et plus précisément la mienne.

Je lance un rapide regard circulaire sur les perchoirs où se trouvent les mécanismes de la porte. Qu’attendent-ils pour les fermer ? À voir les gardiens prendre position, trop tard.

Mes boucliers reprennent leur forme originelle. La panique prend de l’ampleur : le chant des âmes s’éparpille dans tous les sens. Ma toile psychique se comprime, mais je résiste. Tant que je reste la cible indirecte, je n’ai pas à m’inquiéter des répercussions. Elles rebondissent comme des balles désordonnées. Je sais y faire face. Pour l’heure, l’urgence demeure dans l’élaboration d’un plan efficace.

Sous l’ordre du capitaine, les chamans forment un cercle de concentration à la lisière des battants. Une sorte de bouclier pour décupler la magie. Une aubaine, j’ai besoin de récupérer une partie de mes capacités. Le golem grogne quand les ensorceleurs s’avancent et invoquent la magie de la nature. D’immenses racines sortent du sol et s’enroulent le long de ses chevilles. Il hurle de rage. Elles le tirent de plusieurs mètres en arrière dans un nuage de poussière et d’herbe. La créature perd l’équilibre une fraction de seconde avant de se rétablir en s’accrochant aux lianes épaisses. Ses traits se froissent de colère. Les ensorceleurs en profitent pour en invoquer de nouvelles. Elles n’ont pas le temps de s’agripper le long de ses mollets, qu’elles sont balayées comme des fétus de paille et envoyées au loin. La foule crie de plus belle.

OK, alors ça ! ça craint.

Il ne reste que deux trous béants dans le sol. Visiblement, sa puissance s’intensifie. Le chant des âmes le confirme. Malgré la souffrance des décharges d’énergies que je ressens encore dans mes muscles, je clopine à l’extérieur de la cité en direction de la première ligne de gardiens où le capitaine s’est précipité. Il hurle de renouveler l’attaque, car le peu de terrain gagné ne suffira pas pour refermer les portes. Misère ! Dix mètres, je suis déjà épuisée. Maudites soient mes faiblesses ! Si je veux aider au mieux tout le monde, je dois me préserver. Le golem a compris ce que la garde cherche à effectuer. Il recule encore, arrache un arbre et le jette dans notre direction. J’interviens de façon désordonnée et dévie in extremis sa trajectoire d’une bourrasque. Ces yeux rouges se rétrécissent, un large sourire carnassier se dessine sur son visage boursoufflé. Son intérêt a changé de cible.

Parfait.

Ce golem doit retourner d’où il vient coûte que coûte et je vais l’y aider. J’inspire à fond. Enfin la première ligne. Je pose une main sur l’épaule du capitaine. Il m’affuble d’un regard indescriptible.

— Faites reculer vos hommes et fermer les portes de la cité.

— Je n’ai pas d’ordre à recevoir de…

— Taisez-vous ! Je suis le porteur de la Flamme et votre princesse. Celle qui se trouve avec le Conseil vous a dupé. Alors, partez, protégez les habitants. Je m’occupe du golem.

Ma voix tremble sous l’effort, je m’attends à une réplique cinglante. Elle ne vient pas. Ces yeux gris cherchent au fond des miens la faille qui pourrait me compromettre. Je ne lâche rien.

— Je le jure ! Laissez-moi faire.

L’espace d’un instant je distingue une autre vie dans ses yeux. Ça y est. Il se détourne et rappelle d’un geste ses troupes.

— Il a distingué la Flamme dans ton regard. Sinon, il n’aurait jamais cédé.

— Qui ?

— Son protecteur.

— Il ne pouvait pas se manifester avant ?

— N’oublie pas que nous avons la chance de pouvoir communiquer par le biais de ta psyché. Lui ne l’a pas. Regarde !

La ligne des magiciens et des ensorceleurs recule, je peux sentir la tension qui les anime. J’ai peine à évaluer mes actions. Une erreur, et la cité entière sera détruite, moi y compris. J’avance.

Mon cœur cogne comme un força contre ma poitrine. Ma bouche s’assèche. Mes poumons me font mal, ils souffrent encore du manque d’air que j’ai subi durant les vagues psychiques. Je ravale le filet de bile qui remonte dans ma gorge et inspire. Les vérins craquent. La porte se referme. Je suis seule.

— Jaal, un conseil ?

— Interdiction de perdre, fillette.

Ah ouais trop facile !

À côté de ce monstre, je ressemble à un lutin des bois. Pire, un tout petit lutin des bois. Je serre les poings pour empêcher mes mains de trembler et détends ma toile protectrice. Si je veux le battre sans lui faire de mal, je dois savoir à quel type d’essence harmonique j’ai affaire. Depuis le contrôle de mon don, j’ai constaté que la mélodie des âmes revêt plusieurs façons de se manifester : coulant, croisé, pointilleux, longiligne et pure. La dernière étant associée à la nature. Son chœur fluide ressemble à de l’eau limpide et cristalline. En revanche, celui-là, c’est tout autre chose.

Large et grossier, son chant m’apparait par mouvements lents et constants. Les ondes qu’il déploie ruissellent. Elles évoquent une brume dégoulinante.

Super, un type « coulant ».

Pas question de se laisser intimider par pareil obstacle.

La spécificité des coulantes se trouve dans la source de leur amas filandreux caché au cœur de l’essence de l’âme. Un genre de pelote de laine. Si j’arrive à la repérer et la défaire, elle donnera fin à sa rage intérieure et lui suggérera de retourner chez lui.

Les Narbes respectent la vie et même si ma condition spéciale me tient à l’écart des habitants, je n’ai pas pour autant tourné le dos à mes convictions. J’aime notre dieu, il représente un idéal de bonté. Jamais je n’irais à l’encontre de ces préceptes. J’attends depuis un siècle de pouvoir montrer à tous ma force interne. C’est le moment ! Cette créature ne mourra pas et mes congénères non plus. Mon premier âge ne débutera pas dans le sang.

Jaal profite de cet intermède intérieur pour bondir hors de mon corps. Il désigne le golem d’un mouvement de tête signifiant « Je te couvre ».

Sa robe argent frôle mes jambes de manière à confirmer ces intentions. J’opine derechef. Une cacophonie s’élève derrière nous. Aucune onde n’écorche mon bouclier psychique. Je soupçonne le capitaine d’avoir demandé aux envouteurs une bulle d’exclusion comme celle qui se trouve tout autour de mon laboratoire pour éviter aux harmoniques instables de traverser. Au moins, je n’ai pas à lutter contre les assauts effrayés des habitants.

Le golem s’impatiente. Quand il voit Jaal, il se lance dans une longue démonstration de force pour l’impressionner.

Très bien, mon gros, fais comme si je n’existais plus. Pendant ce temps, j’étends mes liens et les modélise pour qu’ils glissent et remontent le long de ses fils gluants. Je les étire encore. Mes sens vibrent sous la magie de terre de Jaal. Sa silhouette grandit. Son corps frôle le gabarit de notre invité. Cependant, le golem ne parait pas contrarié. Au contraire. Il hurle et se cogne le torse bien plus fort. Au moment où je trouve ce que je cherche, il se jette sur Jaal, le traverse de part en part et s’écroule sur la route.

Bien joué.

Un nuage de poussière se soulève sous l’impact. Le golem frappe du poing. À l’évidence, il n’a pas encore compris que le lutin derrière lui est son véritable adversaire.

Je continue de monter vers la source qui luit au centre de son cœur. Elle est recouverte d’une substance noire poisseuse. Ce golem demeure tenace. Sans une diversion, je ne pourrai pas atteindre mon but.

Phase numéro deux.

Je tends un fil de lumière vers la silhouette de Jaal. Grâce au gréos du « touché de l’âme », je peux matérialiser le corps de mon ami. La décharge le surprend. Et même s’il ne le montre pas, notre lien le confirme, il s’inquiète. Les entrainements que nous pratiquons sont loin d’être maitrisés. J’augmente la puissance et déverse une nouvelle accumulation de magie naturelle dans son spectre. Jaal n’a pas l’air content. Cette technique puise une trop grande quantité d’énergie vierge. Je m’affaiblis, mais les limites mènent au dépassement. Non ? Je vacille, les agressions des âmes ne m’ont pas laissé indemne, mais très vite, je reprends le dessus. Le pelage de Jaal se colore de rouille, marron et jaune. Le golem fronce les sourcils, dérouté par cette vision nouvelle.

Alors ? On fait moins le malin ?

Maintenant que Jaal se conforme à notre réalité, il porte l’attaque. Il bouscule la montagne de muscles, l’oblige à reculer en le cognant du poitrail. De mon côté, tout en maintenant l’onde d’énergie sur lui, je focalise mes efforts sur la pelote. Je sens plusieurs gouttes de sueur suivre la ligne de mes sourcils. Je dois me dépêcher, ma réserve de magie se tarit. Mes membres commencent à trembler.

Inspire, expire, concentre-toi.

Je contourne un ruban d’huile noire.

J’y suis.

Enfin.

Délicatement, je démêle la pelote brillante. Elle résiste au début puis céde. J’impose à mes fluides un rythme calme bien différent de celui de mon corps qui s’agite. Entre les vagues à répétitions de la population et cette harmonie poisseuse, je sais que je vais défaillir d’une minute à l’autre. Je ne peux pourtant pas me permettre de renoncer. Pour la première fois, je peux montrer à tous mes capacités. Le Conseil protège mon existence, mais mes pouvoirs flamboient de puissance.

Au fur et à mesure, les coulées gluantes s’estompent en masse, seules quelques gouttelettes ruissellent encore. Le golem en ressent les effets. Désorienté, il pivote sur lui-même puis s’ébroue. Je poursuis ma progression avec minutie. Jaal se poste près de la porte de la cité par prévention et gronde. Plus qu’une dernière rotation. Voilà. Fini.

Je retire mes fils harmoniques. J’ai réussi. Sa colère a disparu. la fierté que j’éprouve à cet instant provoque une euphorie dans tout mon corps. Je tourne mon visage vers Jaal qui reprend l’aspect d’un spectre. Des bribes de mots s’éparpillent dans ma tête, mes jambes s’affaissent comme deux tiges molles. Notre invité surprise s’enfonce dans la jungle. Je m’écroule. Le noir m’envahit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire NeelaArwan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0