0.5 Calys

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— Salut les bolos, pas la peine de vous lever, c’est pas l’église ici.

Un sifflement, une esquive rapide et une flèche dorée se plante dans le tableau noir derrière moi. Un large sourire s’empare de mes lèvres et laisse paraitre ma magnifique dentition aux crocs acérés.

— Intéressant ! Enfin un qui maitrise l’art de souhaiter la bienvenue dans ce cours sur la compassion. Alors qui se prend pour un caïd ?

Je scrute les visages célestes qui se tiennent devant moi et soupire. Pas un seul de ces anges ne montre la moindre expression. Dans le genre ennuyeux, il n’y a pas mieux. Je m’interroge encore sur l’intérêt d’être au paradis depuis une semaine. Enfin oui, je sais. Je suis punie pour avoir commis l’irréparable : une bonne action.

Au lieu de m’occuper de mes affaires, c’est-à-dire mettre le chaos, j’ai fait le mauvais choix : j’ai épargné un être, j’ai éprouvé de la compassion.

Bordel, dans quel monde vit-on ?

Ce n’était qu’une faiblesse passagère, rien de plus. Je possédais tout, la réussite, une place sous le soleil de la Floride, des amants, de l’alcool, des bagarres : l’enfer.

Sauf qu’aujourd’hui, je me promène au paradis. Je me suis fait virer du cartel des démons et de la Terre par la même occasion. Dieu m’a récupérée suite à l’ablation de mes ailes noires par Lucifer. Gabriel, le Cruel, est venu me chercher pour me conduire ici. Et croyez-moi, il porte bien son nom. Sa puissance n’a d’égal que son sadisme.

— Tu es sauvée, a-t-il ricané pour se moquer.

Damnée oui ! Qui envisagerait de vivre pour toujours au paradis, à part des anges ? Tout respire la grâce, la pureté, la légèreté. Des champs de fleurs à perte de vue et des lacs aux eaux miroitantes. Des âmes en paix et souriantes… Et le pire, ça pue l’amour. Rien que d’y penser, j’en ai la nausée.

Mais j’ai élaboré un plan pour me tirer d’ici : tuer dieu. Certes, c’est radical, mais après plusieurs scénarios aux résultats incertains, ce choix s’est révélé évident. D’ailleurs, je comprends enfin le vrai sens du dicton : vaut mieux s’en prendre à Dieu qu’à ses saints. D’accord, ce ne sont pas littéralement les mots, mais si avec ce stratagème Lucifer ne reconduit pas mon stage, je ne m’appelle plus Calys, autant me mettre une auréole sur la tête.

J’arrache d’un coup sec la flèche de l’ardoise. J’en profite pour curer mes dents avec, puis la jeter dans la poubelle papier du tri sélectif. Ce qui a le bonheur d’indigner toute la classe.

À l’aide d’une craie rouge, j’écris en majuscule « émotion ? ».

— Il vous reste trois heures !

La vache, j’ai toujours rêvé de dire cette phrase ! Mais c’était sans compter sur sa « magnificence » Gabriel qui franchit la porte, l’air étonné. Il me gratifie d’un sourire rayonnant. Beurk, et m’ordonne d’aller prendre place avec les autres élèves.

— Beau mot que voilà, fredonne la voix enchanteresse du Séraphin. Le Pater familias apprécierait, Calys, ce mot exprime parfaitement la notion de compassion. (Il joue avec mes nerfs, mais je ne cèderai pas !) Nous allons démarrer ce cours en rajoutant de multiples termes élogieux pour le définir.

Chacun participe, je lève les yeux au ciel. Si seulement, ce séraphin n’était pas le doyen de cette académie et le bras droit de mon père. Je lui commanderais bien d’aller voir ailleurs si j’y suis.

Entre deux silences, je m’affale sur l’une des chaises vides à côté d’un top model aux dents ultrablanches. Je sens son haleine fraiche et le parfum sirupeux de ses cheveux blonds, ses ailes impeccables me brulent les rétines. Il se pousse avec grâce pour me donner un maximum de place.

Écœurant.

C’est insupportable tous ces métrosexuels dans mon entourage qui ne jurent que par le végan. Je ne pourrai jamais m’y habituer. Rien de tel qu’une grosse dose de protéines animales pour affronter la journée. Déjà, une semaine de steaks de soja. Hier, j’ai même rêvé que je mangeais une cuisse de licorne, moi qui ne fais que cauchemarder à l’ordinaire. Ah, je sens que j’atteins mes limites.

— Calys ?

À l’annonce de mon prénom, je lève la tête et tombe direct dans le regard glacial de notre professeur. Il a l’air d’attendre une réponse. Mon voisin de table me donne un coup de coude dans les côtes. Je vais pour lui en coller une quand je constate qu’il me montre avec insistance un mot écrit sur son calepin.

— Altruisme ?

Le visage de Gabriel s’illumine d’une suffisance à peine voilée pendant qu’une vingtaine de paires d’yeux me fixent comme si je représentais la sagesse incarnée d’un chérubin.

— Bravo, vous avez entendu ?

Depuis mon retour, il me ridiculise un peu plus chaque jour. Je le déteste ! Exaspérée, je peine encore à croire ce qui vient de sortir de ma bouche. Je fusille mon voisin du regard, c’en est trop ! Écouter ces inepties d’enseignement angélique, pourquoi pas, mais participer à cette mascarade, c’est au-dessus de mes forces.

Je me lève en soulevant le bureau d’un bras et l’envoie s’écraser contre le mur à ma droite. Idem avec la chaise. Tous se réfugient derrière Gabriel qui ne bouge pas d’un pouce. Il se contente de suivre chacun de mes mouvements. Cette foi indescriptible qui déborde de tout son être déclenche aussitôt une vague de rage dévastatrice. Des flammes bleues apparaissent dans la paume de mes mains. Ma magie les façonne en boules de feu. D’un geste brusque, je les projette en direction des élèves, au lieu de les atteindre, elles finissent leur course contre le tableau noir. Il explose en se consumant sur place, ne laissant qu’un amas de poussière sur le sol. Gabriel esquisse un sourire en coin.

Je souffle comme une génisse. J’ai encore perdu face à la compassion. Vexée, je me précipite vers la sortie. Au fur et à mesure que j’avance, j’entends des portes s’ouvrir. Je hurle à m’en déchirer les poumons. Elles se referment aussi vite. Pour la première fois en deux cents ans de vie, j’ai honte.

À peine dehors, deux Principautés me tombent dessus. Il ne manquait plus que la police des anges s’en mêle.

— Déesse Calys ? m’interpelle l’un d’eux.

— Ça va ! je gronde entre mes dents, pas la peine de faire un plat pour si peu. J’ai juste besoin qu’on me fiche la paix ! La paix ! Ce concept vous dit quelque chose ?

Je les dépasse en courant. Inutile de me retourner, l’air empeste l’aura divine de Gabriel. Lui et ses cours sur la compassion, je vous jure. Je file tout droit vers le lac situé à l'ouest du paradis, le lieu parfait où je pourrai m’isoler.

Installée au bord de l’eau, une silhouette vient s’asseoir à mon côté. Je replie mes jambes et cale mon menton dessus.

— Mon dieu, va-t-on un jour m’écouter ?

— Je préfère lorsque tu m’appelles Père, ma fille.

Je renifle d’exaspération.

— Alors comme ça, tu penses que me tuer résoudra tes problèmes émotionnels ?

Je hausse les sourcils très haut.

— Eh oui, dieu sait tout.

Et voilà pourquoi je déteste le don de télépathie.

— Ce n’était qu’une mauvaise idée… Je veux juste qu’on me laisse tranquille pour l’instant.

— Comme toutes les adolescentes de ton âge. Ton frère, par exemple, n’a pas trouvé mieux que de s’enfuir dans un univers voisin. Si tu avais vu le visage de ta mère. Heureusement que vos liens spirituels sont attachés aux nôtres jusqu’à votre émancipation, sinon…

— Ne prends pas Mère comme bouclier. Elle ne songe qu’à sa prochaine création.

— Oui, affirme-t-il en me tapotant avec affection le dessus de la tête. Ton propre monde.

Je me tourne vers lui.

— Comment ?

— Pourquoi crois-tu être allée en stage chez ton oncle Lucifer ? Pour apprendre à te comporter en déesse. Et pendant que ta mère s’évertue à la conception d’un nouveau système stellaire pour toi, tu dois mieux appréhender tes sentiments. Calys, ne sois pas trop pressée de devenir adulte. Le chemin pour y parvenir est semé d’embuches, mais je vais t’aider en te proposant une formation supplémentaire dans le mien.

Je souffle. Imperturbable, mon père continue.

— Je sais, je sais, mon univers est démodé, usé et j’en passe, mais tant que tu résides sous mon toit, tu feras ce que je te dis. Et j’ai choisi pour toi l’un de mes chérubins, Cupidon, pour t’accompagner dans ta quête.

— Ah non, pas Cupidon. Père, l’amour me donne la gerbe. J’ai horreur de ce club du troisième âge. Le paradis c’est has been, je préfère encore Gabriel.

— Un peu de respect, s’il te plait, cet univers et ce paradis ont été créés par ta grand-mère. Une illustre descendante des filles de la Création.

— Désolée, mais…

— Il n’y a pas de mais. Quand on est une déesse, l’amour importe. Aimer son univers est le fondement même de l’aspiration d’un dieu. Je pense que tu as encore besoin de temps avant de prendre les rênes de ton propre univers. La jeunesse brille en toi, ne commet pas autant d’erreurs que moi avec Mars.

À cet instant, les mots de mon père me touchent. Je constate que nous aurions dû avoir cette conversation depuis longtemps. Je m’aperçois qu’il ne m’inflige pas d’épreuves sans but précis. Mettre cette femme et son enfant sur ma route m’a enseigné que l’existence de chaque être compte. En tant que déesse, je me dois de la respecter. Et ce môme… Diantre, il va grave faire suer Lucifer. Je m’en réjouis déjà. Les élues sont le calvaire de mon oncle et la fierté de mon père. Intouchables, Lucifer a réussi plus d’une fois les rallier à sa cause. Avec une mère qui s’appelle Marie, on a l’impression que la pièce de théâtre se rejoue.

Deux siècles sur Terre à m'amuser dans la peau d’une démone m’ont servi de leçon. Peu importe le lieu où le moment, la vie idéale n’existe pas. Que ce soit sous l’ère Napoléonienne, l’avant-guerre Shōwa ou la folie des grandeurs américaines, j’aspire à m’élever plus haut et si je dois passer par la case stagiaire et bien soit.

— Alors ?

— D’accord, mais pas sur Terre. J’aimerais poursuivre mon apprentissage sur la planète Verthe.

— Un choix pour le moins amusant. Depuis quand la magie te passionne, je croyais que ton truc était le hacking et tout ce qui tournait autour de la technologie terrestre ?

Je hausse les épaules. Jamais, je n’admettrai que cette planète pique ma curiosité depuis que j’ai découvert son existence sur l’échiquier stellaire de mon père. Il serait capable de me proposer des cours particuliers avec Gabriel sur l’évolution du phénomène. Inconcevable. Ce séraphin m’insupporte. Feindre l’indifférence me parait plus judicieux.

Mon père réfléchit un instant. Le creux sur son menton s’accentue, ce qui n’augure rien de bon.

— À une condition. (Nous y voilà.) Que tu y naisses, y vives et meures comme chaque être sur cette planète ! Tu ne retrouveras ta mémoire de déesse qu’une fois de retour au paradis.

Heureux de son invention, il m’enlace les épaules et nous rions ensemble de ce nouveau défi.

Ah ! mon père, il est capable du meilleur comme du pire.

Plus tard… près de l’échiquier stellaire de Dieu.

— Où se trouve-t-elle ? demande avec inquiétude la mère de Calys à son mari.

— Sur Verthe. Enfin son âme. Son corps reste ici à l’abri dans le sanctuaire.

— Tu penses que notre fille appréciera tes manigances ? Comment as-tu réussi à la convaincre ?

— Elle croit que l’idée vient d’elle.

— Manipulateur ! Elle t’en voudra de ne pas lui avoir tout raconté. As-tu oublié son tempérament de feu ?

— Elle comprendra le moment venu, et puis Gabriel et Cupidon sont avec elle.

— Tu as tout prévu, le plus puissant de tes séraphins et un chérubin.

— Je dois préserver notre fille de cette loi absurde qui asservit les déesses sous prétexte de bienveillance. Elles se raréfient et leur fardeau est bien trop lourd. Je veux lui laisser son libre arbitre. Pour l’instant, leurs âmes sommeillent, en cas de danger, elles se réveilleront. Gabriel et Cupidon la protègeront.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, Moniris. Deux siècles, dissimulée sur Terre auprès de Lucifer… À quoi pensais-tu ? Dès que les Créateurs se rendront compte de la supercherie, ils nous la prendront et il sera trop tard.

— Je le sais, ma bien-aimée. Je le sais.

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