Chapitre 23 (Partie 1)

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Éric et Adèle se sont donné rendez-vous à l’entrée de l’hôpital. Quarante-huit heures après son accident cardiaque, ils sont autorisés à voir leur père. En ce vingt-quatre décembre, quelques guirlandes décorent le hall d’accueil sans parvenir à égayer l’endroit, froid, immense. Le frère et la sœur tombent dans les bras l’un de l’autre.

- Comment va-t-il ? s’inquiète Éric.

- Il va s’en sortir, la prise en charge a été rapide. Maman est auprès de lui, je l’ai prévenue de notre arrivée.

Dans le couloir les conduisant à la chambre, l’odeur si reconnaissable de médicaments et de désinfectants les plonge dans un silence teinté de gravité. Ils ont à peine le temps de chercher le numéro qu’une porte s’ouvre et laisse apparaître Hélène, venant à leur rencontre.

- Bonjour maman, dit sa fille, en l’embrassant. Tu tiens le coup ?

- Oui, ça va. Il veut vous voir tous les deux… seuls. Je vais attendre au bout de couloir, il y a des chaises.

Elle lève des yeux rougis vers son fils, immobile. Incapable de dire un mot, il la serre contre lui quelques secondes puis prend sa sœur par le bras et l’emmène.

Dans la chambre, le choc est immédiat. Perfusé, branché aux appareils de contrôle, Charles, pâle sous les draps blancs, a l’air d’un cadavre. Adèle ne peut contenir ses larmes et accourt à son chevet, lui prend la main, la couvre de baisers.

- Oh, mon petit papa, comme tu nous as fait peur !

- C’était bien involontaire, ma fille.

Sa voix lente et sourde traduit sa faiblesse. Malgré cela, il ouvre sa main libre, essaie de la soulever tout en s’adressant à son fils.

- Et toi, tu ne m’embrasses pas ?

En deux pas, Éric contourne le lit et vient nicher sa tête dans le creux de l’épaule du malade.

- Papa, je suis désolé. C’est de ma faute si…

- Chut, ne dis rien, je suis le seul responsable. Il fallait que je m’arrête, d’une façon ou d’une autre.

Durant plusieurs minutes, le père tient ses enfants de part et d’autre blottis. Dans son cœur affaibli se répand une onde chaude et apaisante.

- D’ici peu, l’infirmière viendra vous déloger, reprend-il. Vous allez donc m’écouter sagement. J’aurais dû vous parler depuis bien longtemps déjà.

Éric et Adèle se redressent, échangent un regard surpris mais, n’osant interrompre leur père, lui accordent toute leur attention.

- J’ai des torts envers vous, d’immenses torts et je veux m’en libérer avant qu’un autre malaise ne m’emporte pour de bon.

- Papa, non, ne dis pas des choses pareilles, supplie sa fille.

- Allons, pas de jérémiades. Tu as montré ta force Adèle alors s’il te plaît, écoute.

Charles tourne ensuite la tête vers son fils.

- Tu as tout à fait raison, tu sais : j’ai été lâche et la cause de bien des souffrances dans cette famille. À commencer par celle de votre mère.

Le visage d’Éric affiche une expression dubitative.

- Oui, je sais ce que tu penses de ta mère, traduit Charles. Tu la rends responsable de vos malheurs mais tu ne sais pas tout. Nous avons été très heureux, Hélène et moi…

L’homme s’arrête pour reprendre son souffle, juste assez de temps pour cacher l’émotion qui le submerge.

- C’était une femme aimante et je l’aimais aussi. Oh, je n’avais pas le sou mais le prestige d’un jeune médecin ambitieux et sûr de lui. L’argent hérité de sa famille m’a de surcroît permis d’installer mon cabinet et de subvenir facilement à nos besoins. Tout se passait à merveille, jusqu’à ta naissance, Éric.

Une nouvelle pause laisse résonner longuement cette phrase, le bip lancinant d’une machine en écho.

- Tu as paru et j’ai cessé d’exister à ses yeux. Elle t’a chéri immédiatement d’un amour si fort qu’il n’y avait de place pour personne d’autre.

Le jeune homme baisse les yeux et secoue la tête en signe de dénégation. Difficile d’admettre aujourd’hui une telle adoration.

- Ainsi a débuté ma faillite de père et d'époux : je n’ai pas su rompre cet attachement exclusif et jouer mon rôle. Je l’ai laissée se dévouer entièrement à ton éducation tandis que je me consacrais toujours plus à mes patients. Nous n’étions plus un couple, mais les parents du plus beau petit garçon du monde. Et il est vrai que tu nous donnais tous les motifs de satisfaction : bon élève, charmant, affectueux… elle ne se lassait pas de vanter tes mérites. Alors, je suis allé chercher ailleurs quelqu’un pour m’admirer et… j’ai rencontré une femme.

Le frère et la sœur sursautent presque au même moment sous l’effet de cette révélation.

- Oui, Adèle. Moi aussi, j’ai été infidèle, confesse Charles. Et c’était bien plus grave qu’un moment de faiblesse lié à l’alcool. Notre liaison a duré des mois, j’étais follement amoureux. Je rentrais de plus en plus tard, c’était si facile de prétexter le travail harassant du cabinet. Hélène a fini par avoir des doutes. Elle a cherché des preuves, en a trouvé. Sa colère a été terrible, à la hauteur de son humiliation et de son chagrin. Vous imaginez sans peine.

Les jeunes gens n’ont aucun mal à se représenter la scène. Pourtant, Éric demande :

- Je ne me souviens pas de cet épisode, où étais-je donc ?

- C’était l’été et elle t’avait laissé sur la côte pour me retrouver à l’appartement. Je la revois ce jour-là dans le salon… à croire que cette pièce est le théâtre du courroux maternel ! Mais pour elle, divorcer était inconcevable et elle a redoublé d’efforts pour me reconquérir.

- Elle t’aimait encore, murmure Adèle.

- Peut-être… ou bien était-elle guidée par sa foi. C’est à cette époque qu’elle a commencé à fréquenter assidûment l’église Saint Vincent et toutes ces bigotes. Moi, une fois encore, je n’ai pas brillé par mon courage. J’aurais pu suivre mes sentiments et mettre fin à cette mascarade. Mais quitter Hélène revenait à renoncer au confort des biens acquis grâce à notre mariage, à s’exposer au scandale alors que ma réputation était faite. Quand elle m’a annoncé sa grossesse, la messe était dite et j’ai rompu ma liaison.

- Et cette femme que tu as aimée… commence Éric.

- Elle a déménagé, je ne l’ai plus revue ni eu de nouvelles.

Charles ferme les yeux comme pour se reposer. Il cherche en réalité à chasser les images encore douloureuses dans son esprit.

- Puis, tu es née, Adèle, reprend-il, faisant de nous une famille en apparence idéale. Tu étais une enfant facile et enjouée, une vraie poupée qui ne demandait qu'à être façonnée. Là encore, j'ai laissé faire.

La jeune fille laisse échapper un soupir, interdite d’avoir été si dupe de la situation.

- La vie a suivi son cours. Nous avons tacitement signé un pacte de non-agression mais chacun a gardé en soi du ressentiment et de la défiance. Hélène se consolait avec vous deux et moi avec mes films, mon vin, mes relations plus professionnelles qu’amicales. Vous connaissez la suite…

L’homme se tait. Une inspiration profonde détend un moment les rides de son visage épuisé. Mais son fils ne peut en rester là.

- Attends, non, papa. J’ai besoin de savoir pour moi : pourquoi m’as-tu laissé tomber ?

- Ah c’est vrai, tu es du genre tenace, toi aussi, lâche son père, en esquissant un sourire. Je te l’ai dit : tu lui appartenais, je n’avais pas mon mot à dire… Quand elle a vu que tu grandissais mal, enfin selon ses critères, son rêve s’est effondré. Tu n’incarnerais pas davantage que moi son idéal masculin. Comment pouvais-je lutter, moi le mari infidèle et le père absent ?

- Tu aurais pu me parler, à moi seul. Me dire que je n’étais pas un démon, pas un paria.

- C’est oublier dans quelle hystérie s’est déroulé ton départ ! Tu as le tempérament de ta mère, Éric. Tu hurlais plus fort qu’elle et moi, je déteste les conflits.

- Mais plus tard, toutes ces années… cet été même, avec Manuel ?

- J’ai pensé plusieurs fois à t’appeler, il est vrai…

- Oh papa, j’ai tellement attendu cet appel !

- Je me suis reposé sur ta sœur, en me disant qu’elle allait nous réunir par son mariage. Cette histoire de témoin m'a semblé une bonne idée. Mais rien ne s'est passé comme prévu.

Les larmes d’Adèle jaillissent à nouveau à l’évocation de son union avortée. Son père lui serre la main.

- Moi aussi, j'ai de la peine, ma fille... As-tu reparlé à Fred ?

- Non, mais il m’a laissé un message ce matin. Il voulait prendre de tes nouvelles, et des miennes aussi.

- C’est moi qui l’ai prévenu, confie Éric. Cela m’a paru évident.

Adèle adresse à son frère un regard plein de reconnaissance.

- Tu as bien fait, approuve Charles. Et toi, ton ami, où est-il ?

- À Paris pour son travail. Il rentre tout à l’heure.

- C’est un homme bien, je l’ai vu tout de suite. Je suis content pour toi et vous aiderai à acheter votre appartement.

Le cœur battant, Éric embrasse la main de son père comme un chevalier fraîchement adoubé.

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