Chapitre 21

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Douze heures. Adèle a choisi de rentrer au moment du déjeuner dominical pour trouver ses parents ensemble et leur annoncer d’emblée l’annulation du mariage. Stratégie offensive. Pas forcément la meilleure mais à défaut d’arguments suffisants, elle mise sur leur surprise pour amoindrir leur capacité de riposte et mener, tambour battant, l’échange le plus court possible. Si jamais ça tourne mal, elle se repliera dans sa chambre. Au pire, son frère lui a promis le gîte pour ce soir encore.

Face à la porte d’entrée en chêne massif, sa main tremble au moment d’introduire sa clé. Une profonde inspiration, digne d’un saut dans le vide, lui donne la force de franchir le seuil. Dans son élan, la porte claque dans son dos en se refermant et la fait sursauter. Merde, trop théâtral comme entrée mais tant pis !

Adèle retient son souffle, guettant la réaction de ses parents à cette arrivée fracassante. Or, rien ni personne ne bouge. Elle parcourt le couloir en direction de la salle à manger, toujours à l’affût de bruits familiers. La pièce est vide.

- Bah ça alors, où sont-ils ? déclare-t-elle à voix haute, stupéfaite.

Dans la cuisine, les traces d’un petit déjeuner ne laissent aucun doute sur leur présence le matin même. Se seraient-ils recouchés ? Ensemble ? Adèle chasse aussitôt cette idée absurde. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas vu ses parents traîner au lit un dimanche matin ? Est-ce déjà arrivé d’ailleurs ? L’image totalement fantasque du couple parental en plein ébat la met soudain mal à l’aise. Pourtant, elle se dirige vers leur chambre et collant son oreille à la porte, appelle doucement : « Papa ? Maman ? » Aucune réponse. Une pensée la traverse subitement, une angoisse irrationnelle. Et s’il leur était arrivé quelque chose ? Elle ouvre délicatement la porte et constate, soulagée, l’absence de corps sans vie, apparus une fraction de seconde auparavant, dans son esprit. Le lit fait et le rangement impeccable de la pièce témoignent au contraire, d’une routine rassurante.

Adèle revient désœuvrée jusqu’au salon. Que faire ? Son plan à la Blitzkrieg vient de tomber à l’eau. Elle songe à appeler Éric. Lui et Manuel sont devenus ces derniers temps, son rempart contre l’adversité. Elle s’apprête à composer son numéro quand le cliquetis de clés dans la serrure interrompt son mouvement. Des voix enjouées et familières lui parviennent depuis l’entrée. Ce sont eux. Sa mère apparaît la première, les bras chargés de sacs en papier kraft d’où débordent des babioles aux couleurs de Noël.

- Adèle ! T’es là ? s’étonne-t-elle, un sourire lumineux aux lèvres.

Puis, voyant le regard de sa fille sur les présents censés rester invisibles, elle se tourne vers son mari et lui tend ses achats.

- Tiens Charles, débarrasse-moi, s’il te plaît. Tu sauras où les mettre… Et s’adressant de nouveau à sa fille : on a fait un tour au marché de Noël.

- Salut toi ! lui lance son père, dans l’encadrement de la porte, avant de s’échapper pour aller cacher les futurs cadeaux.

Adèle reste muette. Sa mère rayonne, son père paraît avoir rajeuni, avec ce bonjour détendu et spontané. Elle ne les a pas vus ainsi depuis le jour où elle leur a annoncé son mariage avec Fred. Merde, merde, merde, merde…

Il ne faut pas longtemps à Hélène pour retrouver le sens des réalités.

- Mais, comment se fait-il que tu sois déjà rentrée ? C’était pas jusqu’à dix-sept heures, la préparation au mariage ?

- Euh…, si.

- Eh bien, que se passe-t-il ?

Aucun son ne sort de la bouche d’Adèle. Elle voit l’expression de sa mère se modifier de seconde en seconde. Le sourire l’a quittée et une sorte de tremblement agite maintenant ses lèvres.

- Adèle… dis-moi ce qui se passe.

La voix d’Hélène trahit son inquiétude et son regard semble vouloir percer à jour sa fille. Sentant son moment arrivé, cette dernière se reprend enfin. Ne pas faiblir, ne pas s’effondrer, penser aux conseils de Manuel, se convainc-t-elle mentalement.

- Maman, Fred et moi, on a rompu. Le mariage n’aura pas lieu.

- Quoi ?

Rien ne saurait mieux exprimer la sensation éprouvée par Hélène à cet instant que « le ciel lui tombe sur la tête ». Le visage déformé par le choc et ses membres tétanisés la font ressembler à ces gargouilles de pierre grimaçantes représentant les douleurs de l’Enfer.

- J’ai loupé quelque chose ? intervient Charles, revenu précipitamment dans la pièce suite au cri maternel.

Silence général. Pas de mouvement non plus. La scène ressemble à un arrêt sur image. Le père pivote sa tête de gauche à droite, allant de la mère à la fille, guettant celle qui voudra bien esquisser un geste, prononcer une parole.

- Mais enfin, vous allez me répondre ? finit-il par exploser.

- Ta fille…ne se marie plus, articule sa femme avec difficulté. Elle a rompu.

- Quoi ! Mais pourquoi ?

- Je… je vous expliquerai plus tard. C’est difficile pour moi…

Devant l’hésitation de sa fille, Hélène reprend forme humaine et sent frémir son cœur de mère.

- Oh ma chérie, ma pauvre petite. Comme tu dois souffrir ! Je me doutais qu’il s’était passé quelque chose entre vous, je l’avais senti.

- Ah bon ? s’étonne Adèle.

- Oui, et ce doit être grave pour que tu rompes… Il t’a trompée, c’est ça ?

- Tu n’y es pas du tout, maman.

- Je le savais, continue Hélène comme pour elle-même, le ton soudain rageur. Je le prenais pourtant pour un garçon sérieux ce Fred, eh bien non, un dévoyé de plus sur cette terre… Ah quel… salaud !

Adèle ne peut en supporter davantage.

- Ce n’est pas du tout ça, je te dis. C’est moi qui l’ai trompé et c’est lui qui a rompu. Pas l’inverse.

- Que dis-tu ? demande Charles, incrédule.

La mère s’est de nouveau figée, le souffle coupé. Rien ne l’a préparée à pareil coup de massue. Savoir sa fille coupable de péché de chair à quelques mois de son mariage dépasse son entendement. Elle en blêmit d’effroi. Mais Adèle, cette fois, ne lui laisse pas le temps de reprendre ses esprits.

- J’ai trompé Fred, oui, vous avez bien entendu. C’était une erreur, un moment d’égarement que je me reprocherai toujours. Mais voilà, c’est arrivé. Je lui ai dit et il n’a pas supporté. Il a tout stoppé net sans vouloir entendre mes explications et m’a déposée chez Éric hier soir. Je suis désolée, je voulais me marier mais c’est fichu.

- Mais comment peux-tu présenter les faits ainsi ? s’offusque Hélène. Comme si l’on pouvait passer à autre chose sans plus d’état d’âme ! Te rends-tu compte de la situation ? Que vont penser les parents de Frédéric ? Et le prêtre de la paroisse ?

- Ah ! Voilà bien ce qui te préoccupe le plus, maman. J’aurais dû m’en douter.

- Mais bien sûr ! Comment as-tu pu te conduire comme une traînée avec l’éducation qu’on t’a donnée ?

- Allons, Hélène, n’exagère pas tout de même ! tente de modérer Charles.

- Une traînée ! s’indigne Adèle, les yeux écarquillés. Tu veux vraiment savoir maman ? J’avais bu, j’avais trop bu et je me suis laissé aller parce que Fred m’avait tout simplement lâchée pour ses copains.

- Oh c’était lors de cette soirée le mois dernier ? réalise la mère. Et dire que j’ai cru Fred responsable… C’est toi qui…

- Oui maman, c’est moi qui ai fauté, péché comme tu dis. Pour autant, je ne suis pas une traînée. Si un jour, tu avais fait la fête dans ta vie, tu pourrais le comprendre. Mais à fréquenter tes grenouilles de bénitier, tu ne sais pas ce que s’amuser veut dire…

- Oh là, tout doux Adèle, un peu de respect pour ta mère.

La jeune fille n’a cure du conseil paternel et poursuit sa tirade, galvanisée par une colère croissante.

- …quant à votre si « bonne » éducation, elle ne m’a pas rendu service, figure-toi.

- Ne dis pas d’insanités pour te trouver des excuses, la coupe Hélène. Nous avons tout mis en œuvre pour que tu fasses honneur à notre famille et voilà comment tu nous remercies !

- « L’honneur de la famille » ! T’es-tu un jour demandé si l’éducation pouvait avoir un autre but ? Le bonheur de tes enfants, par exemple ?

- Tu as été malheureuse peut-être ? Regarde où tu vis, les études qu’on te paie, le mariage en grande pompe…

- Je ne parle pas de confort matériel, maman. Merci bien pour tout ça, au passage. Mais justement, vous m’avez mise sous cloche, en quelque sorte. Toi surtout, maman. Tu as fait de moi TA chose, la petite fille modèle à la Comtesse de Ségur, et cela a bien failli fonctionner tu sais, car j’y ai cru à tes histoires de conte de fée. Je me suis imaginée en robe blanche, au bras du prince charmant, jusqu’à ce soir-là… Si j’avais été moins naïve, si tu m’avais appris la vraie vie, j’aurais peut-être vu venir le danger, su retenir Fred au lieu de noyer ma déception dans l’alcool. Mais j’ai été aveugle, au point de penser qu’un week-end chez les cathos ne serait qu’une promenade de santé, au point de croire que Fred pardonnerait mon erreur et que tout finirait bien, comme d’un coup de baguette magique ! Je t’ai crue, toi, et ta bonne éducation, au lieu d’écouter Éric et Manuel.

- Ton frère ? Tu prétends qu’il est meilleur conseil que moi avec sa vie de dégénéré ? Tu veux peut-être aller vivre avec une femme, toi aussi, puisque c’est la mode aujourd’hui !

- N’importe quoi, maman, tu déformes tout. Tu es si bornée ! C’est pathétique.

- J’ai l’impression d’entendre ton frère, il y a dix ans, tiens ! Qu’ai-je donc fait pour mériter des enfants pareils ? Et toi, tu ne dis donc rien ? s’en prend-elle subitement à son mari.

- Euh… encore faudrait-il réussir à placer un mot.

- Oh mais tu pourrais, seulement, faudrait se lancer dans l’arène et ça, tu ne l’as jamais fait. Tu brilles par ton silence, quand ce n’est pas ton absence.

- Je t’ai fait quoi aujourd’hui, Hélène, pour que tu m’agresses ? s’offense Charles, pris au dépourvu.

Adèle assiste, médusée, à l’attaque en règle de sa mère contre tous les membres de sa famille.

- Tu me laisses seule, une fois de plus, pour tenter de remettre nos enfants dans le droit chemin.

- Ouvre les yeux, Hélène, ce sont des adultes maintenant. Il serait temps que tu l’acceptes.

- Que j’accepte que mon fils soit pédéraste et ma fille, une Marie-couche-toi-là ? Jamais, tu entends, jamais ! hurle-t-elle.

Charles secoue la tête d’un air résigné puis tourne les talons. Les deux femmes entendent la porte d’entrée claquer derrière lui.

- Eh bien, vois-tu maman, reprend Adèle, froidement. Tu viens d’illustrer ce que tes valeureux principes produisent en matière de mariage et de famille : une réussite, assurément. Bon après-midi. Je vais dans ma chambre et ne t’avise pas de venir y frapper.

Treize heures. Hélène parcourt des yeux le salon désormais vide. Les meubles hérités de ses parents et dont elle n’a jamais voulu se séparer, lui semblent soudain froids et hideux.

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