Chapitre 17

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La maison devant laquelle se tient Hélène ne paie pas de mine. À voir sa façade noircie par la pollution urbaine et ses fenêtres étroites donnant directement sur la rue, on n’imagine pas une seconde un intérieur douillet et plein de charme. La mère de famille hésite d’ailleurs à sonner et affiche une expression désenchantée tout à fait en accord avec le lieu. Seul son sens du devoir et de l’amitié l’a conduite devant cette porte. Celle-ci s’ouvre sans plus attendre, sur une femme dont le large sourire rompt immédiatement avec la grisaille ambiante de cette après-midi.

- Hélène, ma chère, je vous ai vue arriver ! Il ne manquait plus que vous. Entrez vite vous réchauffer.

Après avoir déposé son manteau dans le couloir d’entrée en carreaux de ciment, la visiteuse suit son hôtesse jusqu’au salon attenant. L’odeur du feu de cheminée emplit l’atmosphère dès l’ouverture des portes vitrées, invitant à se rapprocher de l’âtre près duquel trône un immense sapin naturel.

- Vous avez déjà installé les décorations de Noël ! s’exclame Hélène en découvrant l’arbre parsemé de guirlandes dorées.

- Je n’ai pas résisté, confie Claire-Marie, la maîtresse de maison. C’est un Noël tellement particulier cette année pour nous que j’ai voulu créer une ambiance de fête dès le premier décembre.

Hélène acquiesce de la tête sans plus de commentaires puis s’adresse à l’assemblée réunie autour du feu.

- Bonjour mesdames, excusez-moi pour le retard.

- Bonjour Hélène, répondent en chœur les autres invitées.

- Vous êtes tout excusée, nous bavardions en vous attendant.

- Autour d’un excellent thé qui plus est.

- Tout à fait excellent !

- Mais, asseyez-vous donc, je vous en sers une tasse ?

C’est un concert d’amabilités. Il y a là presque toute l’équipe paroissiale dont fait partie Hélène. Des femmes entre cinquante et soixante-dix ans, investies dans l’animation des messes et cérémonies religieuses de leur paroisse. Elles se connaissent depuis de nombreuses années, à part Béatrice arrivée récemment dans le quartier. Claire-Marie les a réunies pour régler les derniers détails de la célébration de mariage de son fils, prévue la semaine suivante.

En d’autres circonstances, la mère d’Adèle aurait mis tout son cœur de fidèle à la répétition des chants, la préparation des livrets de messe, la décoration de l’église. Mais ce matin-même, sa fille a pour la seconde fois repoussé l’achat de sa robe de mariée dont elle se faisait pourtant une joie, quelques semaines auparavant. Elle veut soi-disant perdre du poids avant de choisir sa tenue. Quelle affabulation ! Adèle n’a aucunement besoin de parfaire sa ligne ! Hélène la suspecte de lui cacher les vraies raisons de ce sursis. À la façon dont la jeune fille l’évite soigneusement chaque matin, elle la soupçonne de taire un secret qui pourrait l’affecter, et le naturel pessimiste d’Hélène lui fait craindre le pire. Y aurait-il de l’eau dans le gaz entre les tourtereaux ? Les dénégations de sa fille ne l’ont pas convaincue car elle la connaît mieux que personne. Si la mère n’a pas su, en son temps, repérer la déviance de son aîné, elle s’est exercée depuis, à analyser la moindre évolution de sa cadette. Or, Adèle n’est plus la même depuis cette fameuse fête trop arrosée : moins gaie, moins volubile, souvent distraite, plus distante envers elle, surtout. Ne plus être sa confidente reste d’ailleurs le plus cruel à supporter. Alors devoir se réjouir du mariage d’autrui, avec ces pensées en tête, est une véritable épreuve et il lui a fallu beaucoup d’abnégation pour se résoudre à rejoindre ce quartier-général prénuptial.

Les paroissiennes sont pour l’heure installées dans les canapés confortables du salon et commentent la décoration intérieure. L’une d’elles ne cesse de s’extasier sur le goût de leur hôtesse et ponctue toutes ses phrases d’un « magnifique ! », « excellent ! » ou « formidable ! » sur un ton excessivement enthousiaste. Hélène, silencieuse, n’en reconnaît pas moins l’art dont a fait preuve Claire-Marie pour redonner du cachet à sa vieille maison de ville, achetée une bouchée de pain, trente ans plus tôt. Elle a toujours eu le talent d’accommoder l’ancien au goût du jour, ce dont Hélène est totalement incapable. À chaque nouvelle trouvaille « exquise ! » de son amie, elle se dit : « J’aurais pu faire ça aussi, chez moi. Pourquoi n’y ai-je pas pensé ? ». Mais aussitôt, elle se ravise en songeant aux précieux meubles de famille qui remplissent son intérieur. S’en débarrasser ou pire, les relooker, serait une offense à la mémoire de ses aïeux, autant qu’une faute de goût. Hélène ne se l’autoriserait jamais et affiche une moue réprobatrice face à l’admiration béate de sa comparse.

- Vous allez bien ? Vous êtes toute pâle, demande une paroissienne à ses côtés.

Surprise, Hélène tente de faire meilleure figure en se tournant vers la vieille femme. Malgré la chaleur régnant au salon, cette dernière a gardé une espèce de chapeau cloche en feutre qui recouvre entièrement son front, ne laissant affleurer que ses petits yeux ronds et bruns comme ceux d’un ours en peluche. Sa manière d’enfourner sans grâce une madeleine dans sa bouche, tout en scrutant sa voisine d’un air revêche, la fait étrangement ressembler à Tatie Danielle.

- Ça va oui, j’ai sans doute pris un peu froid… Non merci, sans façon, répond Hélène tandis que l’autre lui tend un gâteau entre ses doigts noueux.

- N’allez pas tomber malade. Claire-Marie a besoin de nous, prévient la vieille, l’index maintenant tendu, en guise d’avertissement.

- Vous avez tort de ne pas les goûter, ces madeleines. Elles sont excellentes ! intervient l’inconditionnelle admiratrice, en se resservant.

La maîtresse de maison repousse à ce moment tasses et assiettes pour poser sur la table une pile de feuilles agrafées destinées à chacune des convives. Le plan d’action pour la cérémonie de mariage probablement, à en juger l’attitude soudain sérieuse de Claire-Marie. L’assistance cesse brutalement de mastiquer et de papoter pour écouter la future belle-mère.

- Bon mesdames, voici vos missions à J-7. J’ai prévu des binômes pour chaque tâche au cas où l’une viendrait à manquer. Et puis c’est plus sympathique, je trouve.

- Tout à fait, l’idée est excellente !

Sourires et détente dans l’équipe. Les feuilles de route sont distribuées dans une bonne humeur communicative et chacune prend connaissance de son rôle.

- Béatrice et Marie-Aude, vous vous occuperez de lancer les morceaux de musique quand l’organiste ne jouera pas. Voici la liste et l’ordre de passage.

- Bach, Haendel, très bien ! commente l’une des préposées au son. Mais ce titre en anglais, je ne le connais pas. C’est du classique ?

- Non, contemporain. Un souhait de ma belle-fille, soupire Claire-Marie. Il faut bien faire quelques concessions avec les jeunes, aujourd’hui.

- Tout à fait, vous avez tout à fait raison, ma chère ! admet sa voisine, en attrapant un gâteau.

- Vous trouvez ? s’étonne la revêche. Eh bien, je ne suis pas de cet avis. Mon mari et moi n’aurions jamais accepté autre chose que de la musique sacrée !

- Mais vous avez marié votre dernier voilà plus de vingt ans ! réplique Claire-Marie. Il faut bien évoluer avec son époque, n’est-ce pas Hélène ?

Cette dernière, bien que prise au dépourvu, exprime sa solidarité de future belle-mère.

- Oui, oui, absolument. Nos jeunes ont changé, on ne peut pas tout imposer.

- Ah mais c’est vrai, réagit alors Béatrice, tout sourire. Ce sera bientôt votre tour, Hélène ! On m’a dit que vous alliez marier votre fils !

À ces mots, madame « Tout-à-fait-Excellent » manque de s’étouffer avec sa madeleine tandis que Tatie Danielle roule des yeux sous son bob en laine bouillie. Le silence qui s’ensuit semble interminable.

- Non, … ma fille, rectifie Hélène dont le visage est passé du blanc cireux au rouge pivoine. Mais le mariage est prévu au printemps, nous avons encore le temps pour le choix des morceaux…

- Bien, bien, revenons à nos moutons, mes chères, coupe Claire-Marie. Hélène justement, vous serez en charge des livrets de chants.

L’organisatrice reprend ses explications, plus concentrée que jamais et chacune lui sait gré de sa maîtrise en pareille situation. Consciente de la gêne occasionnée par sa remarque, Béatrice profite de la reprise des opérations, pour chercher à comprendre sa bévue. Elle se penche discrètement vers ses collègues les plus proches et demande d’un air penaud :

- Qu’ai-je dit de mal ?

- Son fils…, commence Marie-Aude à voix basse.

- Oh mon Dieu ! Il est mort ?

- Pire que cela… achève Tatie Danielle.

La suite de la réunion se déroule sans heurt et bientôt les paroissiennes prennent congé en se souhaitant une bonne semaine d’ici le grand jour. Hélène est la dernière sur le pas de la porte.

- Merci pour votre aide, ma chère, déclare son amie, en lui tenant affectueusement le bras. Et maintenant que nous sommes entre nous, je peux vous le dire. Je vous envie de marier votre fille, j’aurais rêvé d’aller choisir la robe de mariée, c’est tellement romantique !

Claire-Marie n’ayant que des fils, pense ainsi réconforter la femme dont elle connaît les peines. Elle ignore combien cette phrase au contraire, blesse la mère d’Adèle, en lui rappelant le rendez-vous manqué avec sa fille. Hélène ne laisse rien paraître de sa déconvenue et préfère montrer un visage rassurant.

- Vous allez avoir une très belle cérémonie, je pense. Je vais me rendre à l’église, sur le retour, pour vérifier l’état des livrets de chants. Bonne fin de journée Claire-Marie.

Après avoir embrassé son hôtesse, Hélène s’engage dans la rue pavée, la tête basse. Le ciel sombre et pluvieux pèse sur ses épaules, à l’image de ses pensées. L’église heureusement n’est pas loin, elle est certaine d’y trouver le réconfort.

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