Chapitre 14 (partie 1)

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Sous l’effet des essuie-glaces usés, la pluie graisse le pare-brise d’une couche grisâtre rendant plus difficile encore la visibilité. La Golf d’occasion achetée par le couple quelques semaines auparavant, tient toutes ses promesses : pas chère, pas très fiable, juste utile pour les trajets éloignés de la ville. Éric est au volant, Manuel n’ayant pas le permis de conduire. Il a pratiquement toujours vécu à Paris, alors à quoi bon ? En cette soirée de novembre, la nuit est tombée depuis longtemps et parcourir trente kilomètres sur des départementales sinueuses paraît interminable.

- T’es sûr du chemin ? questionne Manuel. On est au bout du monde, là !

- Bienvenue à la campagne ! C’est effectivement loin de tout mais t’en fais pas, je connais le bled en question. On mettra quand même le GPS pour trouver la maison.

Les deux hommes se rendent, à l’invitation de Fred, à une fête qu’il a organisée avec ses amis, « Juste pour le plaisir, a-t-il dit. Pas besoin de cadeau d’anniversaire ou quoi que ce soit. Venez comme vous êtes ! » Un programme a priori sympathique et sans pression. Reste à trouver l’endroit.

- Le GPS ne connaît pas le lieu-dit, annonce Manuel, téléphone à la main.

- Eh merde ! Envoie un sms à Adèle, qu’elle nous donne des indications, on ne doit pas être loin.

Après de longues minutes d’errance sur des chemins vicinaux, ils arrivent enfin en vue d’un corps de ferme devant lequel de nombreuses voitures stationnées confirment la destination recherchée. Un éclairage extérieur s’allume en détectant leur passage dans la cour, le temps qu’ Éric se gare.

- Putain, mes chaussures ! s’exclame Manuel une fois sorti de l’automobile.

Il vient de mettre les pieds dans une flaque boueuse et ses baskets sont passées du gris clair au marron caca d’oie.

- Les joies de la campagne, encore ! s’esclaffe son compagnon.

- Mais c’est quoi ce trou paumé ! grogne le parisien, très éloigné de ses habitudes citadines.

La porte du bâtiment s’ouvre et laisse paraître Adèle. Elle tient son portable dans une main et fait de grands signes de l’autre comme si les arrivants se tenaient de l’autre côté d’une berge éloignée, pourtant quelques mètres seulement les séparent. Elle ne fait pas un pas vers eux, plantée sur la marche d’entrée comme sur la passerelle d’un bateau.

- Faites attention où vous marchez, c’est super gadouilleux ici !

Rire d’Éric tandis qu’ils s’avancent vers la jeune fille.

- Vous êtes là enfin, j’ai eu peur que vous ne trouviez jamais, reprend cette dernière. Je ne suis pas très douée pour les explications, désolée.

- On a vu, oui, lâche son frère en l’embrassant. Entre les commentaires de Manu au bord de la panique et tes indications foireuses, c’était presque une odyssée. Mais enfin, nous voilà.

Son ami ne relève pas la moquerie, trop occupé à détailler leur hôtesse.

- Adèle, tu es tout simplement sublime !

Vêtue d’une jolie robe noire moulante, la jeune fille, en effet, ne ressemble guère à l’étudiante qu’il a vue le mois précédent. Son décolleté met en valeur une poitrine affriolante et un maquillage sophistiqué confère à son visage la touche glamour qu’elle affectionne tant. Ses talons aiguilles parachèvent son allure aussi gracieuse que sexy. Au compliment de Manuel, ses lèvres écarlates dessinent un sourire des plus sensuels.

- Comment tu as fait pour ne pas t’enfoncer dans la boue, toi ? demande le photographe, les yeux sur leurs chaussures.

- J’avais une autre paire, en arrivant. Pas si bête, la guêpe ! Allez, venez.

Adèle entraîne les garçons dans une immense pièce dont l’atmosphère surchauffée contraste avec la température extérieure. Sous les poutres apparentes se tiennent une quarantaine de convives dont les trois-quarts se déhanchent au rythme de la sono tonitruante.

- Je suis bien contente que vous soyez là, je ne connais quasiment personne, confie Adèle malgré le bruit couvrant sa voix.

- Ah bon, tu ne connais pas les potes de Fred ? Bah t’as fait quoi depuis un an ? s’étonne son frère.

Mais la jeune fille se faufile déjà entre les danseurs et ne l’entend pas. Manuel en profite pour glisser à l’oreille d’Éric :

- Commence pas à la charrier, sois sympa pour une fois.

- Je vais faire ce que je peux… Tu penses quoi de l’ambiance, là déjà ?

À la moue significative de son ami, Éric comprend qu’ils partagent la même impression : pas trop leur style cette foule compacte et sautillante. Ils rejoignent Adèle, à grand renfort de « Pardon, … Excuse-moi, … Désolé, … Aïe ! » et parviennent à l’entrée d’une salle contiguë, au climat bien différent. Plus éclairée et aérée, la pièce au charme rustique chic abrite un buffet froid, hors d’œuvre et fromages variés. Plusieurs tables alentour invitent à se poser pour une dégustation, à l’abri de l’agitation de la piste de danse. Fred s’y trouve en compagnie de plusieurs jeunes gens et se lève pour accueillir les garçons.

- Eh, salut vous deux ! Ça me fait drôlement plaisir de vous revoir. C’est cool d’être venus jusqu’ici. Comment vous trouvez l’endroit ? Dépaysant, non ?

- Heu… oui, on ne s’attendait pas à un truc aussi grand, avec autant de monde, répond Éric. T’as une sacrée bande de potes, toi !

- Tous ces gens ? Oh je n'en connais pas la moitié, ce sont des amis d’amis. On est quatre à organiser et chacun invite qui il veut donc forcément, ça fait du monde. Mais je vais vous présenter les responsables de ce capharnaüm justement, venez.

Frédéric les emmène à la table où sont installés ses camarades, deux couples et un homme seul, tous âgés entre vingt-cinq et trente ans. Les garçons ont partagé avec Fred les années de lycée puis leurs études d’ingénieur. Pour rester en contact maintenant qu’ils sont actifs, les quatre copains ont eu l’idée d’organiser chaque année une soirée festive dans cette ancienne ferme appartenant aux parents de l’un d’eux.

- Ça nous rappelle les teufs étudiantes en école d’ingé, explique Nathan, un grand gaillard à la mine joviale. On veut encore se lâcher un peu avant de trop s’embourgeoiser.

- Surtout que certains sont plus proches de l’embourgeoisement que d’autres, lance Thomas le célibataire, à l’adresse de Fred.

Une allusion à son futur mariage, sans aucun doute. Adèle laisse échapper un rire nerveux. Les deux filles auprès d’elle, petites amies de Nathan et d’Hugo, le dernier compère, lui adressent un sourire compatissant mais sa gêne reste palpable.

- Jaloux va ! réplique Fred sur le mode taquin.

- Moi, jaloux ? Sûrement pas ! Le mariage, très peu pour moi ! J’veux pouvoir niquer tout ce qui bouge. D’ailleurs, je vais voir à côté ce qu’il y a sur le marché, ce soir.

La grande classe ! pense Éric tandis que Thomas les quitte pour passer dans la pièce voisine.

- Excusez-le, se sent obligée de dire l’une des filles. Il en fait des tonnes mais il n’est pas bien méchant.

Juste con , songe Manuel avant de chuchoter à l’oreille de Fred :

- En tout cas, ta nana ce soir, elle déchire.

- T’as vu ça ? Je ne la reconnais plus depuis quelque temps. Mais je ne m’en plains pas, au contraire… répond le garçon avec un clin d’œil évocateur.

- Bon, moi j’ai faim avec tout ça, intervient Éric. Manu, tu viens avec moi au buffet ?

Les deux hommes se dirigent au fond de la salle et entreprennent de remplir leur assiette. Tout semble savoureux, des pâtés de campagne aux terrines de poisson en passant par les tartes tomate-chèvre, la tentation est grande de goûter à tout.

- Mais regardez-moi ça ! entendent-ils alors dans leur dos. Entre le beau brun ténébreux et le beau blond lumineux, mon cœur balance.

Les garçons se retournent et découvrent une fille plantureuse affichant son assurance tant dans ses attraits physiques que son franc-parler.

- Bonsoir beaux princes, je suis Juliette, annonce-t-elle en leur tendant la main de manière faussement distinguée. Et vous ?

- Éric et mon mec, Manuel.

- Oh, inséparables alors ! Deux pour le prix d’un, je n’ai rien contre. Moi qui pensais m’ennuyer en venant ici !

Elle plaisante ou quoi ? se demandent les deux amis en croisant leurs regards.

- Mais comment êtes-vous arrivés ici ? C’est miraculeux !

- Fred nous a invités…

- Ah ça ne m’étonne pas de lui, il a souvent bon goût. On était ensemble jusqu’à ce qu’il rencontre son oie blanche…

- C’est ma sœur, coupe Éric d’un ton sans appel.

Manuel jette à cet instant un œil vers la table où ils étaient tout à l’heure : aucun des membres encore assis n’a manqué une miette de la conversation. Il voit Adèle se servir un grand verre de vin et l’avaler d’un coup.

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