Chapitre 13

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- Oh la garce ! Je ne m’attendais pas à ça quand même ! s’exclame Éric.

À côté de lui, Manuel ne réagit pas, totalement absorbé par ses pensées. Son ami s’étonne :

- Ça ne te surprend pas, toi ? Tu l’avais vue venir ?

- Hum ? …hein ?

- Mais tu suis ou quoi ?

Blottis sous la couette, les deux hommes regardent leur série préférée, l’ordinateur portable posé au bout du lit.

- Oui, euh…non, je pensais à autre chose là. Qu’est-ce qui s’est passé ? s’enquiert Manuel.

- Pas l’temps de te résumer, y a trop de choses, mais regarde, tu vas comprendre.

Éric ne décroche pas les yeux de l’écran tandis que l’autre tente de retrouver le fil de l’épisode. Peine perdue, il n’arrive pas à se concentrer sur l’action qui pourtant le passionne d’habitude. Le garçon s’affaisse un peu plus dans les oreillers et vient se coller à son compagnon, la tête posée contre son flanc.

Dehors, une pluie fine fait crépiter la vitre où la nuit est tombée. La lumière tamisée enveloppe la chambre d'une chaude lueur, en parfaite harmonie avec l'ambiance zen de la pièce. Ce serait un pur moment de bonheur si Manuel n’était pas préoccupé. Il veut lui parler de la visite d'Adèle mais ne sait comment aborder le sujet. Il glisse sa main sous le drap puis sur le ventre d’Éric. Ses doigts retrouvent leur chemin familier dans l’entrelacs des poils et glissent en farandole autour du nombril.

- Attends chéri, c’est important là, l’interrompt Éric en attrapant la main caressante. Tout à l’heure, tu veux bien ?

Manuel sourit en son for intérieur de la méprise du jeune homme. Son geste n’est pas une incitation sexuelle, juste une manière de se mettre en condition pour la discussion à venir. Il se pelotonne davantage contre son amoureux et l’enserre de son bras comme un enfant s’agrippant à son nounours.

- Ça va pas ? Tu veux pas regarder ? s’inquiète Éric.

- Ça va, t’en fais pas, je reverrai l’épisode depuis le début plus tard, répond Manuel, le visage à demi enfoui sous la couette.

Éric se replonge dans l’action et son ami dans ses pensées. Mais à peine quelques minutes plus tard, le premier met l’ordinateur sur pause et se penche sur son voisin :

- Bon, dis-moi ce qui ne va pas.

- Mais rien, finis l’épisode, on parlera après.

- Ah ! Je savais bien que tu avais quelque chose à me dire ! Alors, vas-y, ça m’empêche de suivre de toute façon.

Zut ! songe Manuel. Lui gâcher sa série ne va pas le mettre dans les meilleures dispositions pour discuter. J’aurais dû lui parler plus tôt. À force de tourner les mots dans ma tête, je ne sais plus par où commencer.

Il se redresse pour se caler profondément dans les oreillers. Son compagnon le fixe d’un regard impatient et inquiet à la fois.

- Ne dramatise pas, il n’y a rien de grave, commence le jeune homme. J’ai juste eu la visite d’Adèle cet après-midi.

- Et c’est maintenant que tu le dis ! Pourquoi tant de cachotteries ? Que voulait-elle ?

- Voir mes photos d’abord…

- Tu lui as pas montré les nôtres, j’espère.

- Mais non évidemment, même si elle aurait bien voulu.

- Bah tiens ! J’ai bien vu l’autre fois que ça la titillait. Encore une de ces nanas qui fantasment sur les gays ! s’énerve Éric.

- Non, tu n’y es pas du tout. Bon, si peut-être un peu mais c’est parce que t’es trop bien foutu, voilà, dit Manuel avec un sourire coquin. Elle fantasmait surtout son propre couple, je pense.

- Ah oui c’est vrai, elle voulait que tu les photographies, avec Fred. Laisse-moi deviner : tu as posé une date et maintenant, tu regrettes, c’est ça ?

- Toujours pas. T’es pas fortiche en psychologie, toi !

- Oh, excuse-moi, réplique Éric, mon père est médecin généraliste et ma mère une bigote homophobe. Tout le monde n’a pas eu la chance de bénéficier des psys de la DDASS !

Pas top comme répartie !

- Et merde ! C’est pas ce que je voulais dire, je suis nul !

- Pas psychologue pour deux sous, c’est bien ce que je disais, se moque l’autre, à nouveau. On a parlé de toi, nigaud, et de ta mère.

- Misère ! Elle t’a chargé de me convaincre d’être son témoin pour faire plaisir à « môman » ?

- Si tu me laissais raconter… soupire Manuel.

- Je crains le pire.

- Et arrête de m’interrompre toutes les cinq secondes, c’est pénible.

- OK, OK, je suis tout ouïe.

Manuel le regarde en coin, comme un dernier rappel à l’ordre avant de commencer.

- Ta sœur n’est pas celle que tu imagines...

- Je croyais qu’il était question de ma mère et moi !

- Mais t’es pas possible ! Ecoute-moi, je vais y venir.

Éric croise les bras et lève les yeux au ciel, en signe de réprobation.

- Je disais donc qu’Adèle n’est pas aussi superficielle qu’elle en a l’air. Elle est juste un peu perdue dans cette famille, elle se cherche.

- Vraiment ? Elle semble pourtant suivre un chemin tout tracé : papa-maman aux petits soins, la fac, le gentil fiancé, le beau mariage à venir. Elle ne me paraît pas perdue du tout, moi.

- Mais justement, ce parcours hyper conventionnel, je ne pense pas qu’elle l’ait bien réfléchi. Elle agit plus pour faire plaisir à ses parents que pour elle-même.

- À quoi tu vois ça ?

- D’un côté, elle a des idées toutes faites, sur l’amour, le couple par exemple et de l’autre, dès qu’on creuse un peu, elle change de point de vue, elle évolue.

- J’appelle ça une girouette moi, ou bien elle t’a manipulé en disant ce que tu avais envie d’entendre.

- Je ne crois pas. Si elle prend parfois des postures, c’est par maladresse et non par calcul. J’ai découvert une fille sensible, capable d’entendre, d’apprendre. J’ai aimé discuter avec elle.

- Bon, soit. Je suis ravi que t’aies une nouvelle copine. Mais quel est le rapport avec moi ? J’vois toujours pas.

Manuel marque une pause. Éric n’a manifestement aucune bienveillance pour sa sœur et ne semble pas prêt à entendre plaider sa cause. Des signes de crispation se lisent sur son visage et le photographe reconnaît une nouvelle fois dans ses traits, l’expression inflexible de sa mère. Cependant, il se garde bien de le lui faire remarquer et opte pour une stratégie moins frontale. Il place sa main sur le cou de son compagnon et entreprend de lui masser les cervicales.

- Pourquoi t’es à cran comme ça ? dit-il doucement. Détends-toi, je suis de ton côté.

- Tu veux que je te dise ? J’ai pas envie de parler de ma sœur, on n’a rien en commun.

- Deux parents et plusieurs années sous le même toit, ça fait déjà trois points communs.

- C’est ça, fais le malin. C’est toi qui essaies de me manipuler, on dirait.

- Mais absolument, ne le sens-tu pas ? acquiesce Manuel en accentuant la pression sur son cou.

Éric, cette fois, ne riposte pas et laisse ses muscles aux prises des doigts experts. Il n’a jamais résisté longtemps aux gestes de son ami et finit par se relâcher. Quand Manuel glisse sa main sur son épaule, il se laisse aller et vient se blottir dans ses bras. L’occasion pour son amoureux de poursuivre :

- Adèle est consciente du mal que t’a fait ta mère.

Regard empreint d’interrogation et de surprise du frère. L’autre caresse ses cheveux puis, paume contre joue, lui incline la tête pour la ramener sur sa poitrine.

- Nous parlions de ta mère, de ses principes rétrogrades, du manque de dialogue autour de la sexualité. Elle m’a dit que tu en avais fait les frais, ça m’a touché. Tu ne m’as jamais raconté comment ta sœur a vécu ton départ de la maison, la rupture avec tes parents.

Éric ne répond pas immédiatement. Sa respiration profonde trahit son besoin de reprendre souffle avant d’évoquer cet épisode douloureux, comme s’il se préparait à une épreuve de fond. Toujours lové dans l’étreinte affectueuse, il déclare enfin :

- Je ne peux pas te le raconter parce que je n’en sais rien. C’était une gamine, dix ans à peine. Je ne crois même pas qu’elle ait été présente, ce jour-là, en tout cas, je ne me souviens pas de l’avoir vue.

- Mais tu lui as dit au-revoir quand même ?

- Non, pas sur le moment. Je suis parti en claquant la porte, tu sais. Pas le temps pour les effusions, les explications. Quand je suis revenu prendre le reste de mes affaires, quelques jours après, je l’ai vue, oui.

- Et alors ?

- Elle jouait comme si de rien n’était, dans sa chambre. Je suis passé pour l’embrasser…

Éric s’interrompt, la voix étranglée par une émotion subite. Manuel le serre un peu plus fort, dépose un baiser sur son crâne. Le cœur de son ami cogne contre ses côtes.

- Je me souviens de m’être dit, en la voyant jouer comme ça : « Putain, ça lui fait rien ce qui m’arrive, elle s’en fiche complètement.» Je ne me suis jamais senti aussi seul. Personne n’allait me regretter.

- Elle ne réalisait sûrement pas, explique Manuel. On ne lui a sans doute pas dit la vérité, le sujet était trop tabou pour l’expliquer à une fillette de cet âge. Et même après, on l’a probablement laissée seule avec ça. D’où le temps qu'il lui a fallu pour comprendre.

- Peut-être mais moi, à l’époque, j’avais pas la tête à analyser comme tu le fais. J’avais besoin de soutien, besoin d’être aimé et là, tout le monde m’abandonnait. J’ai cessé d’être un frère ce jour-là, je crois.

- On ne cesse jamais d’être un frère tant qu’on a sa sœur, mon amour. Il ne t’est jamais venu l’idée que tu pouvais lui avoir manqué ?

Le jeune homme fait non de la tête, les mots lui manquent pour exprimer le sentiment qui l’envahit et dont il n’identifie pas la nature.

- Adèle a besoin de toi maintenant, comme tu as eu besoin d’elle. Te demander d’être son témoin est peut-être une manière implicite de te le faire savoir, suggère Manuel.

- N’importe quoi, ce n’est même pas son idée mais celle de ma mère ! se rebiffe Éric. Et je ne veux pas aller à ce mariage, je te rappelle !

- Moi non plus, je n’ai pas envie d’y aller. Mais ça ne t’empêche pas de l’accompagner un peu d’ici là.

- Comment ça ? Je ne vois pas ce que je peux faire pour elle.

- L’appeler, prendre de ses nouvelles…

- Tu viens de m’en donner.

- Lui donner de tes nouvelles, alors.

- T’as décidé de ne pas me lâcher avec ça, j’ai l’impression !

Éric a relancé la joute verbale sans même s’en apercevoir. C’est plus fort que lui, il déteste avoir tort et l’insistance de son interlocuteur le met en difficulté. Il se redresse et se détache de son amant, comme pour se défaire de son emprise. Or, au lieu de reprendre la main, le calme impérial de Manuel achève de l’exaspérer. Il sent la colère lui nouer la gorge :

- J’y crois pas, on va s’engueuler encore à cause de cette histoire !

- On va s’engueuler ?

- Si tu continues à me parler de ma sœur, oui.

Manuel comprend qu’il ne gagnera rien de bon à persévérer sur ce terrain-là.

- Bon d’accord, j’abandonne, je m’incline même. Faut croire que je n’aurais pas fait un bon psychologue non plus, lance-t-il en mode boutade.

Un petit sourire de son compagnon lui indique que la situation est déminée. Ouf, il s’en est fallu de peu !

Éric regonfle les oreillers, se réinstalle confortablement et remet l’ordinateur en marche, bien décidé à finir son épisode. À ce moment, le téléphone de Manuel vibre, lui indiquant l’arrivée d’un message.

- Qui ça peut être à cette heure-ci ? s’étonne son ami.

L’autre saisit son portable, parcourt le texto puis repose l’appareil sans rien dire.

- Alors ? Qui c’est ?

- Je ne peux pas t’en parler.

- Hein ? Pourquoi ?

Pas de réponse. Éric met quelques secondes à comprendre mais n’en laisse rien paraître et reprend sa série. Dehors la pluie a cessé et à plus de vingt-deux heures, la nuit noire invite à se renfermer dans ses pénates. Manuel se lève pour fermer les volets. D’un geste rapide, son compagnon en profite pour jeter un œil au fameux sms :

Coucou c’est Adèle. Merci encore pour cet aprèm. Embrasse bien fort mon frère pour moi.

Le cœur d’Eric fait un bond dans sa poitrine. Son regard fixé sur le message s’embue de larmes. Quand il lève enfin les yeux, Manuel se tient au-dessus de lui et vient déposer un long baiser sur ses lèvres.

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