Chapitre 11

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Adèle vérifie l’horaire de son cours de littérature française. Dans le hall de la faculté de lettres, elle salue d’un petit signe de la main quelques étudiants qu’elle a croisés l’an dernier, histoire de se donner une contenance. En réalité, elle ne connaît quasiment personne et se sent mal à l’aise. Aucune de ses amies du lycée n’a suivi le même cursus qu’elle et son assiduité très relative en première année ne lui a pas permis de se créer de nouvelles relations. Qu’est-ce que je fiche là ? se dit-elle, en songeant qu’un mois auparavant, elle projetait de passer l’automne et l’hiver à préparer tranquillement son mariage. Entre Fred et Éric, elle ne sait lequel a eu le plus d’influence dans sa réinscription universitaire. Mais elle a pensé que pour garder l’estime de l’un et gagner celle de l’autre, cet effort était nécessaire.

D’ailleurs, Adèle aurait bien aimé plus d’enthousiasme de la part de son frère quand elle l’a informé de sa reprise. En réponse à son texto, elle n’a reçu qu’un message laconique : Bon choix, bonne rentrée. Elle aurait souhaité qu'il l'appelle pour la féliciter ou l'encourager pour le moins. Elle est si heureuse de l’avoir retrouvé et si désireuse de renouer le contact. Mais Éric n'a pas donné davantage signe de vie depuis l'été, accaparé par son travail sans doute. Elle n’a pu le revoir ni lui reparler du mariage.

Hélène et Charles, quant à eux, sont ravis de la décision de leur fille dont le peu d’appétence pour les études les a toujours déconcertés. Avant son départ pour la fac, ils ont eu à cœur de lui dire tout le bien qu'ils pensaient de la poursuite d'un cursus littéraire. "La culture est une aide précieuse dans la vie" , dit son père. "Tu trouveras dans la littérature bien des réponses à tes questions de femme », ajouta sa mère. Ces préceptes ont laissé Adèle dubitative : Que cherchait-elle en étudiant ? Quelles questions de femme pourrait-elle se poser ? Pour autant, elle n'a rien fait paraître de ses interrogations, ne voulant pas gâcher l'un des rares moments d'harmonie partagés avec ses parents. Et pour ne pas   les inquiéter, elle s'est aussi gardée de leur indiquer l’objet d’étude de son premier cours : le roman libertin « Les liaisons dangereuses ».

Assise tout en haut de l’amphithéâtre, Adèle tient l’ouvrage de Choderlos de Laclos d’une main, et son téléphone portable de l’autre. N’ayant lu que par bribes les lettres de la marquise de Merteuil au vicomte de Valmont, elle suit en pointillé le cours et pose ses yeux tantôt sur la page, tantôt sur l’écran. Tout en bas de la salle, le maître de conférences commente :

- Dans la lettre quatre-vingt-un, la Merteuil revient sur sa jeunesse : « Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher. » …

Tiens, ça me rappelle quelqu’un ! pense Adèle, en se revoyant enfant, écouter discrètement les conversations parentales. Elle n’aimait rien tant que se relever le soir, alors qu’on la croyait endormie, et traverser le couloir pieds nus jusqu’à la porte du salon. Elle se délectait alors des paroles feutrées des adultes qui, libérés de leur progéniture, pouvaient enfin aborder les sujets importants de leur existence.

C’est ainsi qu’elle avait entendu pour la première fois le mot « homosexuel ». Son père ne cessait de le répéter tandis que sa mère sanglotait en lui disant d’arrêter de prononcer ce mot. Il avait fallu du temps à la fillette pour en trouver la définition dans le dictionnaire, à cause de l’orthographe. Et elle se souvient de sa déception en découvrant des synonymes plus obscurs encore : « inverti », « pédéraste », « lesbienne », « gouine », « gousse », « bique et bouc ». Cette dernière expression surtout, avait fortement marqué son imagination et elle en avait conclu, horrifiée, qu’il devait s’agir d’une capacité de certains humains à se transformer en animal, tantôt mâle, tantôt femelle.

Ce n’est qu’un peu plus tard qu’elle mit ce terme en rapport avec son frère. Ce jour-là, sa tante déjeunait à la maison. Ne se préoccupant pas de l’enfant jouant au bout de la table, elle l’avait entendu dire à son frère Charles, pendant que sa femme était en cuisine, que ce n’était pas une catastrophe d’avoir un fils homosexuel. La petite Adèle avait failli se trahir en sursautant : Comment ? Éric pouvait se changer en bique et en bouc et cela n’effrayait pas sa tante ?

- A quinze ans, continue le professeur, celle qui n’est pas encore marquise peaufine son éducation sexuelle par un jeu subtil où, feignant d’être naïve, elle exerce déjà son art de la manipulation.

L’étudiante tend l’oreille.

- Elle raconte que, s’accusant volontairement d’un péché de chair qu’elle n’a pas commis, elle devine par les mots du prêtre qui la confesse, les délices du sexe : « Le bon Père me fit le mal si grand, que j’en conclus que le plaisir devait être extrême ; et au désir de le connaître, succéda celui de le goûter. »

Eh bien, en voilà une qui était futée, se dit Adèle. C’est quoi l’époque de ce bouquin déjà? … dix-huitième siècle ! Sacrée chaudasse la Merteuil !

- Peu de temps après, sa mère la donne en mariage…

A ces mots, la jeune fille se met à sourire car le site qu’elle consulte au même moment vient d’afficher le top dix des robes de mariée de la prochaine saison. Elle et sa mère doivent se rendre bientôt en boutique pour acheter « la » robe de sa vie et le choix s’annonce difficile. Tous les modèles en photos lui plaisent. Elle copie le lien et l’envoie à Fred avec le message suivant: cc chéri laquelle tu préfères? La réponse lui parvient quelques secondes plus tard : slt ma belle pas le tps dsl le boulot. A + biz. N’est pas Choderlos de Laclos qui veut.

Il n’en faut pas plus pour qu’Adèle décroche complètement du cours et laisse ses pensées divaguer. Les images de mannequin en robe virginale la ramènent au métier de Manuel. Bien que sans nouvelles également du photographe, elle n'a pas renoncé au projet d'un album photo qu'il réaliserait pour elle et Fred. Le "pourquoi pas ?" du jeune homme l'a laissée pleine d'espoir mais plus le temps passe, plus elle a le sentiment d’une promesse qui s’éloigne, au risque de tomber dans l’oubli.

Lui enverrait-elle un message pour lui renouveler sa demande ? Adèle sent qu'elle ne supporterait pas d'attendre davantage si jamais il se montrait indisponible. Et les précédents textos du jour ne lui ont apporté que frustration. Elle décide de se rendre après son cours chez les garçons, comme la dernière fois, sans y être invitée.

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