Chapitre 9

5 minutes de lecture

Quand Éric arrive à l’appartement, il le trouve vide. Son ami a laissé un mot sur la table :

Je suis parti en RV pro. À plus !

Pas de mots doux pour finir. Il m’en veut, c’est sûr, se dit le jeune homme.

Manuel a rendez-vous avec le chargé de communication d’une entreprise, pour une demande de portraits professionnels. Au cahier des charges, douze collaborateurs à photographier seuls et en groupe pour valoriser l’image de la société en question. La réunion de travail du jour a pour but de découvrir les locaux, afin de définir les emplacements des prises de vue. Pas très glamour tout ça, mais c’est le métier. En complément des photos d’art, ce type de commande lui permet de subsister.

Après une soirée houleuse avec son compagnon et une nuit peuplée de mauvais rêves, Manuel a bien failli ne pas se lever et être en retard à son rendez-vous. Constater en plus, à son réveil, l’absence sans doute calculée d’Éric a achevé de le mettre de mauvaise humeur. Après un trajet en bus aux heures de pointe et pas mal de marche à pied, le jeune homme parvient enfin au siège de « Axion Ouest, Conseil et Stratégie des entreprises ». Encore une journée fun qui s’annonce, soupire-t-il en entrant dans le hall d’accueil.

- Vous êtes sûrement le photographe, l'interpelle la secrétaire, dès son arrivée. Je préviens monsieur Lepage. Attendez ici, s’il vous plaît.

Il aurait donc une tête de photographe ? À moins que ce ne soit son allure qui le trahisse. C’est vrai qu’il n’a pas le style de la maison, avec son jean troué aux genoux et sa chemise bleu délavé. J'aurais peut-être dû choisir une tenue plus adaptée à la situation, se dit-il, en regardant autour de lui. Un bureau en faux bois et deux pauvres fauteuils encadrant une plante verte meublent le hall d’entrée. Les murs grisâtres et défraîchis ne réchauffent pas l’ambiance, pas plus que le lino de la même teinte au sol. C’est sinistre. Manuel est en train d’essayer de remettre de l’ordre dans ses cheveux rebelles quand arrive le responsable attendu. Costume sombre, coupe stricte, lunettes à fines montures, la trentaine bien rangée. Eh bien, si les onze autres ont la même dégaine, dans des locaux pareils, ça va être dur de rajeunir l’image ! pense le photographe.

- Bonjour, dit monsieur Lepage. Bienvenue chez Axion Ouest. Je suis le chargé de la communication du groupe. Suivez-moi, on va faire un point avant de visiter.

Le type a un joli sourire, ça pourra aider pour la photo, c’est déjà ça, se dit Manuel.

- J’ai beaucoup aimé votre patte, en parcourant votre site web, explique le responsable alors qu’ils s’installent à son bureau. Votre façon de mettre en scène les portraits correspond tout à fait à nos besoins. Mais vous le savez déjà, sinon vous ne seriez pas ici.

Très aimable. Il en fait des efforts, ce garçon ! Comme s’il cherchait à compenser l’austérité ambiante.

Après avoir redéfini le style de photos attendu, les deux hommes engagent la visite des locaux, un ensemble de bureaux à demi vitrés, rectangulaires, uniformes, tristement classiques.

- Toute cette partie va être rénovée dans les prochaines semaines. Ce cabinet a besoin d’être revalorisé, d’où l’intérêt d’une nouvelle campagne de communication.

- Pourquoi ne pas attendre, dans ce cas ?... Je veux dire pour les photos. Dans les locaux neufs, ce serait mieux, non ? interroge Manuel.

- Oui, bien entendu, j’y ai déjà pensé. Venez, vous allez comprendre.

Il le conduit alors dans une nouvelle aile du bâtiment et ils pénètrent dans une vaste pièce aux antipodes des précédentes. Un grand mur bleu profond fait ressortir les fauteuils vintage qui entourent d’élégantes tables basses. Tendance bois et textile cosy, résolument dans l’air du temps.

- Voilà la salle de convivialité ! Fraîchement refaite, comme vous pouvez le voir, déclare le cadre, visiblement satisfait de son effet de surprise.

Aux yeux étonnés du photographe, il laisse échapper un rire qu’on n’aurait pas soupçonné chez ce trentenaire un peu guindé. Surprenant comment les gens se transforment au contact des lieux ! Le jeune homme enlève ses lunettes d’une main et met l’autre dans sa poche de pantalon. Hum…beaucoup mieux cette posture décontractée, il a du potentiel photogénique, apprécie Manuel.

- Le bureau du directeur est également terminé. Je vous le montre, il n’est pas là en ce moment.

Monsieur Lepage ouvre une pièce tout aussi bien décorée que sa voisine, en plus chic. Tons foncés, ambiance feutrée.

- J’ai pensé qu’une salle de travail et une autre de repos suffiraient pour les prises de vue. Qu’en dites-vous ?

- Ouais, super. Les deux décors se complètent bien pour illustrer plusieurs facettes de la société, c’est une bonne idée. On peut faire quelque chose de sympa, je confirme.

- Ah, parfait ! dit l’autre, rassuré, en ressortant du bureau. On va repasser par la salle de pause, je vous offre un café ?

- Volontiers, répond Manuel, qui est parti le ventre vide.

Il observe le jeune homme de dos, en train d’actionner le distributeur. Pas très grand mais bien proportionné, ses épaules carrées laissent deviner une musculature très correcte. Il doit s’entretenir, peut-être fréquenter une salle de sport.

- Tenez, dit-il en tendant un gobelet fumant à son visiteur. Je suis content que ça vous convienne. Je ne suis pas très ancien dans le groupe alors cette mission est importante pour moi.

Tout en parlant, monsieur Lepage fait pivoter son café entre ses mains, l’une tenant le bas du gobelet, l’autre le haut, dans un mouvement de rotation inversée. Cette façon qu’il a de faire glisser ses doigts sur le rebord...

- Pour la date fixée avec les collaborateurs, vous êtes OK ? reprend-il.

- Ça marche pour moi. J’aimerais toutefois faire des essais lumière ce matin, pour voir le rendu en fonction de l’orientation. Vous voulez bien être mon modèle ? demande Manuel, en sortant son appareil.

- Euh…moi ? Là, maintenant ? s’étonne l’autre, un peu décontenancé.

- Oui. C’est juste pour un aperçu, ne vous en faites pas. Je serai le seul à voir les clichés.

Le garçon se met à bouger nerveusement, se dandine d’une jambe sur l’autre, réajuste ses lunettes. On dirait un élève avant la photo de classe de rentrée. Manuel lui indique l’emplacement où prendre la pose.

- Avec ou sans la veste ? demande le modèle.

- Avec pour commencer, puis on essaiera sans, répond le photographe. Et ensuite sans la chemise, ça me plairait bien…

Les prises se succèdent, dans une pièce puis dans l’autre. Au bout d’un quart d’heure, le chargé de communication est beaucoup plus détendu, aidé par la décontraction et les encouragements de Manuel.

- Très bien ce sourire, bravo. Encore une autre, vous êtes presque au top, là.

- Top model, vous voulez dire ! lance le jeune homme, en riant de son propre jeu de mots.

Je ne me suis jamais fait ce genre de type, songe Manuel, tandis que l’autre est en train de se découvrir une seconde nature dans son viseur. Il est peut-être drôle au lit, qui sait? Manquerait plus qu’il ait du poil sur le torse…

- Allez, c’est bon pour moi. Merci beaucoup, finit par dire le photographe.

- Eh bien merci à vous, réplique l’autre avec une mine rayonnante. C’était distrayant !

Manuel sourit en le regardant remettre sa veste bien droite puis passer ses mains dessus comme pour la défroisser. Le modèle est redevenu monsieur Lepage. Clap de fin.

Ça me fera un bon souvenir quand je reverrai ces prises, pense-t-il, alors qu’il sort de l’entreprise. Une matinée pas si mauvaise, finalement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Astrée Argol ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0