Chapitre 7

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Dans la cuisine du bel appartement de centre-ville, Hélène finit de préparer le petit déjeuner. Elle et son mari sont rentrés la veille, de leur villa du bord de mer, car Charles reprend ses consultations au cabinet dans quelques jours. Il a besoin d’un temps où il récupère, dit-il, des embruns et du vent iodé, avant de se remettre au travail. Charles, aussi surprenant que cela puisse paraître, n’aime pas rester longtemps sur la côte, dans cette demeure héritée par sa femme. Trop grande, trop isolée, trop peuplée de fantômes qui ne sont même pas de sa famille, aime-t-il répéter, goguenard, à ceux qui s’étonnent. « Ah ces bourgeois du XIXème et leurs lubies aristocratiques, on aurait dû tous les pendre ! » lance-t-il parfois à la table de ses amis, tout en se resservant de la Romanée-Conti. Et quand un convive se hasarde à lui faire remarquer que ses goûts contredisent ses propos, il réplique : « Je suis paradoxal ? Bonne nouvelle ! C’est que je suis humain ! ».

Adèle arrive, vêtue d'un ensemble veste et pantalon en pilou, imprimé d’ours en peluche.

- Il faudra quand même que tu changes de pyjama quand tu seras mariée, on dirait que tu as douze ans, commente sa mère en la voyant.

- Une jeune mariée n’a pas besoin de pyjama, que je sache, rectifie le père, sans lever le nez de son journal.

Adèle ne peut s’empêcher de rire, ils sont si prévisibles, l’un et l’autre.

- Bonjour p’pa, bonjour m’man, dit-elle en accentuant volontairement le ton enfantin.

Sa mère l’embrasse et s’assoit à ses côtés. C’est son moment privilégié, le moment des confidences, en général, autour du café brûlant et des petits pains. Dans quelques mois, elle le sait bien, ce sera terminé. Et elle se souviendra de ces matins-là, tous les trois dans la cuisine et l’odeur de la mie chaude qu’on écarte entre ses mains pour y glisser du beurre. Elle se dira qu’il n’y avait rien de meilleur que l’attente de sa fille au matin et du bruit de ses pas traînants dans le couloir. Elle reverra le pyjama en pilou puis se rappellera la réplique de son mari et ne restera plus que le sentiment de perte.

- Tu es rentrée tard hier soir, je ne t’ai même pas entendue.

- Oui, Fred voulait me faire découvrir un film.

- Ah oui ? Qu’avez-vous vu ?

- Un film avec Marlon Brando.

- Marlon Brando ? Au cinéma ?

- Je l’savais ! Il n’est pas mort, ce vieux colonel Kurz ! s’exclame subitement Charles, en baissant son journal.

Adèle et sa mère se jettent un regard perplexe, sans comprendre l’allusion.

- Non, chez Fred. Après, on a traîné…

La jeune fille boit une gorgée de café, tranquillement, les yeux dans le vide. Puis elle reprend, l'air de rien:

- On est allés chez Éric, hier après-midi.

- Hein ? Mais pourquoi ? s'écrie sa mère, manquant de s’étouffer.

- J’avais envie de voir où il vivait… j’avais envie de le voir, lui, je crois…

- Comme ça, sans prévenir ? Mais tu vas juste réussir à le braquer, oui ! Avec son caractère !

- Ça s’est très bien passé, détrompe-toi. Manuel est d’une gentillesse absolue.

- Il a l’air, oui, acquiesce Charles, tout en continuant de lire.

- Pardon ? sursaute Hélène. Depuis quand le trouves-tu gentil ? Et quand avais-tu l’intention de me le dire ?

Le père pose son journal, relève ses lunettes sur son crâne pour mieux fixer son épouse.

- Depuis quand peut-on te dire les choses, très chère ? assène-t-il, en prenant un air détaché.

Ouh là, ça sent le vinaigre, se dit Adèle. Je n’aurais peut-être pas dû leur en parler...

Hélène est tellement abasourdie qu'un moment, ses épaules s’affaissent. Elle n’a pas prévu cette attaque de si bon matin. Pourtant, elle ne laisse rien paraître de sa surprise. Au contraire, elle se redresse, toutes griffes dehors.

- Ne fais pas l’hypocrite Charles, pas avec moi. Tu étais tout à fait d’accord, dimanche, sur la conduite à tenir.

- Disons que je t’ai suivie, … comme d’habitude.

- Comment ? s’offusque Hélène. C’est trop facile de me faire porter le chapeau ! Je ne t’ai obligé à rien, ce serait plutôt le contraire. Ne te fais pas passer pour la victime d’une mégère, s’il te plaît !

Le mari ouvre la bouche, cogitant une réplique bien sentie où il sera question de mégère mais sa fille est plus rapide et la pique reste lettre morte.

- Maman, allons, ne te fâche pas contre papa. C’est moi qui ai insisté pour qu’on invite Manuel au mariage, je te rappelle. Éric ne viendrait pas sans lui, de toute façon.

La mère bat en retraite dans sa chaise, le dos courbé. Sa fille vient de résumer la peine de sa vie. Son fils inextricablement lié à cet homme. Elle n’a plus de mots, se sent brusquement accablée. Mieux vaut qu’elle se retire.

- Vous m’excuserez, c’est assez pour moi ce matin. Je vais m’habiller, dit-elle en se levant.

Le père et la fille échangent un regard quand elle quitte la pièce. Pensent-ils la même chose ? Adèle a le sentiment d’avoir évité l’orage mais n’est pas tranquille. Elle n’aime pas voir sa mère souffrir. C’est comme si on lui faisait mal aussi.

- Alors ? C’est comment chez Éric ? questionne Charles qui a retrouvé son flegme, en un rien de temps.

- Super cool ! répond la jeune fille, déridée par le ton paisible de son père. J’aime beaucoup leur appart, très cocooning. Et Manuel a un vrai talent artistique.

- Ah oui ?

- Oui, il fait de très belles photos. Je devrais le revoir bientôt pour qu’il me montre son travail. Ça m’intéresse beaucoup.

- Parfait, parfait, tout ça, commente Charles, en reprenant sa lecture.

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