Chapitre 6

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- Sympa votre appart ! Y a combien de pièces ?

- Deux.

- Ah, c’est tout ? Et c’est ça que vous voulez acheter ?

- Bah non !

Éric a du mal à nouer la conversation, à rester aimable. Dire qu’il n’est pas ravi de la visite d’Adèle est une évidence mais surtout, il sent de nouveau ses nerfs se mettre en pelote à chaque remarque de sa sœur. C’est sûr qu’elle n’en a pas vu beaucoup des deux pièces, dans sa courte vie de privilégiée, mais quand même ! Son comportement petit bourgeois l’exaspère. Le pire, c’est qu’il n’y a aucune ironie ou mauvaise intention dans ses propos. Elle est juste, comment dire… maladroitement naïve. Cette naïveté, il ne se souvient pas de l'avoir eue, lui, bien qu’étant issu du même milieu. Il lui semble, adolescent, avoir vite réalisé que le monde n’était pas à l’image de celui de ses parents. Il n’a décidément pas grand-chose en commun avec sa sœur, se dit-il.

Manuel perçoit immédiatement la tension de son ami et prend le relais. Il ne se sent pas d'attaque pour vivre un nouveau clash.

- Justement, tu vois, Adèle, c’est pour cette raison qu’on veut déménager et acheter plus grand. Pas cent mètres carrés non plus mais un trois pièces au moins. J’aimerais y installer un studio photo.

- C’est vrai, tu es photographe… ça doit être passionnant.

T'aurais pu t'y intéresser dimanche, songe Manuel. Mais il évince aussitôt cette pensée et préfère détourner la conversation.

- Parlez-nous plutôt de vous. Vous êtes venus pour ça, je crois. Frédéric c’est ça ? lance-t-il à l’adresse du nouveau venu.

- Fred, je préfère, c’est plus cool.

- Bah cool, Fred ! Asseyez-vous.

Éric observe son compagnon installer les visiteurs. Mais que fait-il ? N’avaient-ils pas dit, tout à l’heure, qu’ils les enverraient se faire foutre ?

- J’aime vraiment l’ambiance ici, rajoute Adèle, en regardant autour d’elle. C’est chaleureux.

En effet, le couple a réussi à faire de la pièce à vivre, un espace accueillant et harmonieux. Même si les tables de travail où trônent leurs ordinateurs prennent une place conséquente, la déco alentour intègre le bric-à-brac professionnel et personnel en un tout cohérent. Les objets posés ici et là reflètent leurs goûts communs. Sur une étagère, une vieille console Nintendo côtoie des figurines design, elles-mêmes mélangées à un reste de collection Playmobil. Au mur, des photogrammes noir et blanc encadrés, John Travolta dans « Pulp fiction », Steve Mc Queen dans « Bullitt ». Des livres d'art, photos d'Annie Leibovitz, de Diane Arbus, entre autres, sont empilés par terre. Près du canapé en lin anthracite, une platine vinyle surplombe des casiers remplis de disques, électro, pop, musiques de film… Un intérieur "bobo", somme toute, qui leur sied comme un gant.

- Oh, vous avez la B.O. de « Drive », j’adore ! s’exclame Adèle.

- T’as vu le film au moins ? se moque Éric.

- Pfff…, oui monsieur, avec Fred.

- Ah, enfin quelqu’un de récupérable dans cette famille ! Alors tu fais quoi Fred ? T’es qui ? s’intéresse finalement Éric, en s’asseyant à son tour.

- Fred Mangot, 25 ans, beau gosse, comme vous pouvez le voir, ingénieur automobile, j’ai mon CV dans ma poche, si tu veux.

Plutôt rigolo ce Fred. Plutôt cool, en effet, convient Manuel.

- Ça ira, dit Éric, en riant de bon cœur. Je ne suis pas trop branché bagnole, de toute façon. Et vous vous êtes rencontrés comment ?

Frédéric jette un regard entendu à Adèle qui réagit immédiatement.

- Je raconte, c’est ça ? demande-t-elle. Son ami hoche la tête avec un sourire qui veut dire : Vas-y, je sais que tu ne résistes pas à ce plaisir.

- Eh bien, c’était l’année dernière, en septembre, le 14 exactement. Je m’en souviens parce que c’était la pré-rentrée à la fac de lettres et j’étais en retard. J’avais peur de rater mon tram. Comment je stressais !...

Éric sent que ça va être long. Il se cale un peu plus au fond de son fauteuil en essayant de ne pas trop montrer son impatience.

- … Alors je courais mais il avait plu et avec des talons, les mecs, j’vous dis pas la galère sur les pavés! Alors fatalement, j’ai glissé en me tordant bien la cheville. J’ai crié et je pleurnichais, assise sur le bord du trottoir quand tout à coup… j’ai vu une main se tendre vers moi puis entendu une voix me dire gentiment : Vous voulez de l’aide, mademoiselle ? J’ai relevé la tête et là, j’ai vu ce superbe mec qui me regardait de ses grands yeux sombres et paf ! Le coup de foudre !

Non mais quelle midinette, celle-là ! déplore son frère.

- Wouah…super romantique ! On dirait du « Bridget Jones », commente Manuel, taquin.

- Dis-nous tout, Fred, intervient Éric. T’as vu le coup venir et t’as attendu qu’elle se rétame, c’est ça ? Bien joué, mec.

- Même pas, je t’assure, réplique Fred, en riant. Un truc de dingue, vraiment.

- Et après ? demande Manuel.

- Après, il m’a emmenée prendre un café et puis, on a échangé nos 06 et puis, on s’est revus, etc…

- Et t’es pas allée à la fac, en conclut Éric.

- Plus tard, si. Mais pour ce que j’y ai fait…

- Ah bon ? Comment ça ? T’as passé les exams quand même ?

- Pfff… Je fais une pause, là. Et puis avec le mariage à préparer, j’ai plus vraiment la motivation.

- Mais c’est pas vrai ! Tu déconnes là, Adèle ! s’énerve Éric.

- Elle va reprendre, t’en fais pas. J’y veillerai, s’empresse de dire Fred, pour couper court à ce sujet.

Éric se tourne vers son interlocuteur, le scrute d’un regard perçant. Il a l’air sincère.

Adèle en profite pour s’éclipser aux toilettes, fuyant son frère avec une lâcheté à peine dissimulée. Manuel saisit l’occasion d’interroger Fred sur un sujet plus brûlant encore.

- Et la rencontre avec belle-maman, elle s’est passée comment ?

- Ça va, elle ne m’a pas encore mangé, sourit le jeune homme.

- Veinard.

- Tu sais dans quelle famille tu mets les pieds, au moins ? enchaîne Éric.

- Ouh là ! C’est un avertissement ou une menace ? rit Fred.

- Venant de moi, option une. Sérieux, ne te laisse pas marcher sur les pieds.

- Mais vous vous êtes réellement fiancés ? demande encore Manuel.

- Ça a bien failli. Adèle y tenait absolument mais mes parents n’ont pas les mêmes moyens financiers que les vôtres, explique Fred, à l’adresse du frère. L’argument a pesé et j’ai pu échapper à ça.

Éric sent l'ouverture pour évoquer la question du mariage mais Adèle revient déjà, les fossettes aux joues et les yeux pétillants.

- Oh là là, le portrait d’Éric dans la salle de bain : ma-gni-fique ! C’est toi qui l’as fait, Manuel, je suppose. Tu as un sacré talent !

Le portrait d’Éric. En effet. Passablement dénudé.

- Viens voir, Fred, déclare Adèle, en entraînant le garçon.

Euh…

- Super sexy, non ? continue Adèle, ignorant totalement la gêne de son frère. Ça te va bien, ce petit côté bad boy !

- Tu sais que t’as un faux air de Marlon Brando, commente à son tour Fred.

- Période « Parrain » ou « Equipée sauvage » ? plaisante Manuel, amusé par la scène.

Un sourire en coin, Éric lui jette un regard noir qui semble dire : Espèce de traître, décidément !

- Ça me donne une idée, poursuit Adèle. Manuel, tu pourrais pas faire des photos de nous pour le mariage ?

Le sang d’Éric ne fait qu’un tour.

- Euh… je crois ma puce que le photographe est déjà réservé, avance Fred.

- Et de toute façon, je ne fais pas les photos de mariage, ajoute Manuel, cachant à peine son soulagement.

- Non, mais je ne parle pas des photos de famille. Je veux dire, des portraits de nous deux, comme celui-là, en noir et blanc. C’est trop glamour ! J’adorerais.

Le jeune homme hausse les épaules d’un air surpris puis s'entend dire, comme si un autre lui-même parlait à sa place:

- Pourquoi pas ?

Au même instant, il sent le regard plus sombre encore d’Éric tomber sur lui.

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