Chapitre 5

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Le dimanche en famille les a laissés groggy, dans un état proche de la gueule de bois au détail près qu’ils se souviennent de tout.

À partir de quel moment cela a-t-il vraiment dérapé au juste ? L’accueil glacial de la mère ? L’annonce du mariage de la sœur ? Le pétage de plomb du fils ?

Entre eux, la question ne sera pas posée. Ils ont bien vite repris leur quotidien, refait les gestes qui rassurent, c’est un couple solide, ils en sont convaincus. Pourtant, un malaise s’est installé. Non pas qu’ils aient le moindre doute sur leurs sentiments l’un pour l’autre, ni même qu’ils remettent en cause leur projet d’installation qui, à court terme, paraît compromis. Mais ils sont comme des enfants qui découvrent dans leur monde familier, une faille. Cette impression que le cocon douillet de leur amour ne les préserve pas tant que ça des affres extérieures. Jusqu’à ce jour, ils n'ont guère eu de désaccords, vécu peu de scènes, encore moins de crises. Alors cet épisode brutal dans l’ancienne chambre d’Éric les laisse déboussolés.

Manuel, en particulier, est troublé par une variation enharmonique. Un nouveau tempo dans leur peau à peau. Oh ça ne tient à presque rien ! Juste un temps en plus, une fraction de seconde, au moment de se détacher des lèvres de l’autre. Un interstice où s’est glissée une pensée là où ne comptait que la sensation.

Au déjeuner, il décide de crever l’abcès.

- Il faudrait qu’on parle de ce qui s’est passé dimanche.

- Qu’on parle de ce qui s’est passé dimanche…, répète Éric dubitatif.

- Oui, je vois bien que ça te mine, tout comme moi d’ailleurs.

- Que ça me mine ?

- Tu vas répéter tout ce que je dis comme ça longtemps ? Oui, ça te mine : tu ne parles pas, tu fais la tronche depuis deux jours. Stop ! J’en peux plus moi, parlons-en !

- Mais parler de quoi, Manuel ? Il n’y a rien de plus à dire, tu as compris les choses tout comme moi : on va à ce mariage, mes parents sont contents, ils nous prêtent l’argent, point.

- Mais tu le fais exprès ou quoi ? Je ne te parle pas de ça.

Éric relève la tête de son assiette.

- Je veux qu’on parle de ce qui s’est passé entre nous, dimanche, dans ta chambre, poursuit Manuel en articulant chaque syllabe.

- S’il te plaît non, coupe immédiatement Éric. Je préfère oublier ça, tu veux ?

- Attends, je ne te fais aucun reproche, OK ! Tu étais à bout et tu as craqué. N’importe qui aurait pété un plomb après un tel chantage…

- Arrête j’te dis.

- Non, j’arrête pas, enchaîne Manuel. Je vois bien que tu culpabilises, que tu t’en veux. C’est pour ça qu’il faut en parler, pour que tu évacues ce sentiment négatif…

- Stop Manuel, tais-toi ! crie presque Éric, en se bouchant les oreilles.

Ses traits sont durs, son regard plus noir sous les sourcils froncés. Il a redressé son torse d’un coup, presque au garde-à-vous. Cette raideur, ces yeux fixes…

- Mais ma parole, on dirait ta mère, lâche soudain Manuel.

La phrase de trop.

- Quoi ? Tu me compares à ma mère ! Éric est debout maintenant, il hurle. Tu me compares à cette folcoche ? À cette grenouille de bénitier ?

Chaise qui tombe. Voix qui claque. Deux fois qu’il explose en moins de trois jours. Jamais Manuel n’a vu son compagnon dans un tel état et il prend soudain la mesure de ce qui se passe. Il veut calmer la tempête, reprendre la main mais ne sait comment. Le mieux sans doute est de laisser faire, ne plus parler, ne pas intervenir. Alors il écoute Éric finir sa diatribe contre sa mère, et peut-être contre lui aussi, puis le regarde sortir en claquant la porte.

Merde et re-merde ! Je n’ai vraiment pas été malin sur ce coup-là, se reproche-t-il, une fois seul.

Une heure au moins s’est écoulée quand il entend de nouveau la porte de l’appartement. Manuel fait défiler sur son écran les vues qu’il a prises quelques jours avant (cela paraît si loin maintenant) afin de sélectionner son point de chute pour sa prochaine séance photos. Il ne bouge pas en entendant Éric s’approcher puis s’asseoir à ses côtés. C’est seulement quand il perçoit la respiration calme et régulière du jeune homme qu’il tourne la tête vers lui.

- Ça va ?

En réponse, Éric colle ses lèvres aux siennes et lui donne un long baiser. Éperdu.

- Je m’conduis comme un connard d’adolescent, tu trouves pas ? dit-il ensuite, une main sur le cou de Manuel.

- Si, répond l’autre en souriant.

Puis il lui rend son baiser, plus longuement encore. Une bouffée d’air. Que c’est bon !

- Écoute, j’ai réfléchi, reprend Manuel. Voilà ce qu’on va faire…

- Dis-moi ce qu’on va faire, chéri.

- On ne va pas aller à ce mariage. On les envoie tous se faire foutre et on se débrouille tout seuls, comme on a fait jusqu’à présent !

Éric n’en revient pas. Est-ce bien Manuel qui vient de dire ça ? Il n’aurait jamais cru son ami capable d’une riposte aussi tranchante. Renoncerait-il déjà à se faire accepter par ses parents ? Depuis des années qu’ils en parlent. Très vite dans leur relation, dès qu’ils avaient compris qu’ils resteraient un moment ensemble, Manuel avait manifesté l’envie de connaître la famille d’Éric. C’était important pour lui, disait-il. Il avait fallu du temps encore pour qu'Éric comprenne ce que révélait ce désir. Le temps que Manuel lui raconte, par bribes, son parcours d’enfant abandonné puis placé, de foyers en familles d’accueil. Au-delà d’un engagement dans leur couple, rencontrer ses parents était aussi un besoin de reconnaissance personnelle. À défaut d’être l’enfant de quelqu’un, être le gendre ou le beau-fils lui importait plus que tout.

Alors pour Éric, il n’y avait jusqu’à cet instant, pas d’autre choix que d’accepter les conditions posées par ses parents, le dimanche précédent. Quitte à ravaler sa rancœur, quitte à perdre le contrôle. C’était quand même une porte qui s’ouvrait et qu’il n’avait pas le droit de refermer. Cela ne lui appartenait pas.

Entendre la décision de Manuel le libère d’un coup. Il marque un temps d’arrêt puis déclare :

- Ouais, t’as raison. Qu’ils aillent se faire foutre ! Mais oui, oui, c’est ça qu’on va faire Manu, les envoyer se faire foutre !

Il jubile maintenant, les mains sur la tête.

- Non mais tu m’imagines, moi, en témoin de mariage dans l’église et tout le pataquès ?

Éric ne retient plus son rire. La scène prend des allures de sketch quand Manuel renchérit :

- Et moi ? En garçon d’honneur, une rose à la boutonnière ? La bonne blague !

Et chacun de mimer leur personnage, de prendre des poses. Ils sont tous les deux pliés en quatre quand on sonne à la porte.

- Tiens, voilà d’ailleurs le livreur de roses ! continue Manuel tandis que l’autre, toujours hilare, s’en va ouvrir.

- Bonjour mon frère !

Adèle se tient dans l’encadrement, radieuse. Derrière elle, un jeune homme, tout sourire également.

- Tu n'as pas répondu à mes messages alors on a pris le risque de passer et nous voilà ! Je te présente Frédéric, mon fiancé.

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