Chapitre 2

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- On y est presque, annonce Éric en regardant le paysage par la vitre du train.

- Déjà ? C’est trop court, laisse tomber Manuel à ses côtés.

- Trop court ! Cela fait bientôt sept ans qu’on attend ce moment-là, je te rappelle.

- Oui, justement. C’est si inespéré et si soudain que je n’ai pas eu le temps de m’y préparer, tu vois ?

Éric comprend très bien ce que veut dire son ami. Le revirement de sa mère ne cesse de l’étonner lui-même depuis son appel, deux jours auparavant. Cela semble irréel à tel point qu’il n’arrive pas à se réjouir de cette rencontre qu’il n’attendait plus. C’est stupide, il faut que j’arrête d’angoisser dès qu’il est question de ma mère ! se reproche-t-il. Il prend les mains de Manuel dans les siennes et les embrasse, autant pour se rassurer lui-même que son amant.

- Et si jamais je ne leur plais pas, peut-être qu’ils ne voudront pas nous prêter l’argent ? s’inquiète soudain Manuel.

- Comment ça, leur plaire ou pas ? réagit Éric, un peu plus vivement qu’il ne le voudrait. Tu ne peux pas leur plaire : tu es un garçon !

Manuel se fige et déjà Éric s’en veut de ses paroles. Il voit le regard clair s’embuer puis se détourner. Ces yeux bleus l’ont fait craquer, lui, dès la première rencontre. Mais cela ne sera sans doute pas suffisant pour conquérir ses parents. Seront-ils au moins sensibles à son charme, à sa gentillesse ?

- Excuse-moi, reprend Éric, je suis nerveux moi aussi. Mais crois-moi, n’essaie pas de les séduire, sois toi-même et tout ira bien.

Les freins crissent et bientôt le quai de la gare apparaît. Éric cherche des yeux son père qui doit venir les chercher. Il ne le voit pas, même une fois descendu du train. Auraient-ils changé d’avis et renoncé à les accueillir ? Il pressentait bien quelque chose dans le genre… Soudain, une voix féminine l’interpelle.

- Éric ! Hey, les garçons ! Désolée, je suis un peu à la bourre…

- Adèle ! Tu es là toi aussi ? Maman m’avait pas dit.

C’est la jeune et unique sœur d’Éric, tout juste vingt ans. Elle a changé depuis qu’il l’a vue deux ans plus tôt mais il ne saurait dire en quoi. Elle avait fait un passage éclair à Paris à la recherche d'une école qu'elle ne fréquentera finalement pas. Elle a gardé ses cheveux courts, ses fossettes aux joues qui lui donnent un air mutin dès qu’elle sourit, mais une forme de gravité nouvelle imprègne son regard. Éric éprouve une drôle de sensation, comme s’il découvrait sa sœur pour la première fois.

- Je suis en vacances moi aussi et quand j’ai su que vous veniez, je n’aurais loupé ça pour rien au monde, dit-elle d’un air enjoué.

- Eh bien, je te présente Manuel. Manuel, je te présente Adèle, ma sœur.

- Waouh ! Il est trop beau ! s’exclame la jeune fille à l’adresse de son frère.

Là, il la reconnaît : spontanée, naturelle comme l'enfant qu'il a connue avant de quitter la maison. Cela lui fait chaud au cœur. Manuel, un peu rougissant, se fend d’un grand sourire. La pression est tombée d’un coup.

À seulement quelques kilomètres, se trouve la villa familiale. Le grand portail d’entrée s’ouvre sur un chemin ombragé par des arbres centenaires, pins parasols et pins maritimes côtoient chênes verts et peupliers d’Italie. La voiture roule au pas. Plus loin, ce sont les albizias et les arbres de Judée qui apportent une touche rose à ce tableau végétal où le temps semble suspendu. Couleurs d’antan, parfums résineux de son enfance assaillent simultanément Éric, par la vitre baissée. Réminiscences délicieuses et douloureuses à la fois. Il se revoit à vélo, dans cette allée tout droit sortie d’un livre de contes. Ses parents veillant à proximité, il se sentait libre et protégé à la fois. Sans doute était-ce cela le luxe d’une enfance heureuse. Fulgurant retour en arrière auquel il ne s’est pas préparé et qui le laisse sans voix.

Manuel non plus ne parle pas mais pour une autre raison. Il est subjugué par la majesté du lieu et son œil expert multiplie les angles de vue qu’il aurait pu cadrer et photographier, s’il avait apporté son appareil. La prochaine fois, se dit-il. Enfin espérons…

Les graviers bordant la maison trahissent l’arrivée des visiteurs. Sur le perron de la demeure, une belle bâtisse des années vingt, apparaît la silhouette élégante d’un homme dont les cheveux gris tombent sur ses épaules. Le père, forcément. Quelle allure ! On se croirait dans un film de James Ivory, pense Manuel. Et ce n’est pas pour le rassurer : rien à voir avec son milieu d’origine !

- Bonjour papa, dit Éric, tandis que son père lui donne une accolade chaleureuse.

- Bonjour monsieur, lance à son tour Manuel en tendant la main.

Poignée franche et regard direct, le père ne fait pas qu’accomplir ses devoirs d’hôte, c’est un accueil sincère qu’il réserve à l’ami de son fils. En voilà au moins deux qui ne me paraissent pas hostiles, pense Manuel, en franchissant le pas de la porte.

Sitôt entrés, l’atmosphère se glace. Dans la pénombre des volets fermés pour préserver la fraîcheur de la maison se tient une femme. Une femme dont on pourrait dire qu’on ne sait si c’est une mère, une épouse ou une maîtresse de maison. Elle semble avoir renoncé à prendre un visage de circonstance et ne laisse paraître que sa froideur extrême à l’encontre de l’intrus.

- Je suis la mère d’ Éric, annonce-t-elle en le fixant, comme si c’était elle la personnalité du jour. Entrez.

Puis elle embrasse son fils comme si elle l’avait vu la veille, sans aucun geste pour Manuel redevenu invisible en un battement de cils.

Ainsi donc, elle n’a pas changé, se dit Éric, réalisant que ce qu’il redoutait est en train de se passer. Elle ne baisse pas la garde, toute entière sanglée dans sa cuirasse de principes. Mais pourquoi donc leur a-t-elle proposé de venir ? Éric a subitement envie de tourner les talons et de reprendre le premier train. Mais il se souvient de la raison qui l’a fait reprendre contact avec sa famille et se ravise. Il n’ose pas regarder Manuel quand il emboîte le pas de ses parents pour rejoindre la salle à manger mais il lui suffit de percevoir la raideur des mouvements du jeune homme pour comprendre instantanément son désarroi. Un pincement lui vrille le cœur et la seconde d’après, une grande tristesse s’abat sur lui.

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