Chapitre 1

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À travers les persiennes de la chambre, filtrent les rayons du soleil déjà haut.

Allongé sur le dos, les bras au-dessus de la tête, repliés autour de l’oreiller, Manuel se laisse doucement soulever par les coups de reins d’Éric, à genoux face à lui. Il aime cette cadence tranquille, les hanches enserrées par la poigne ferme et tendre de son mec. Une danse, un tango avant l’estocade. Baiser le matin, c’est ce qu’il préfère.

Un peu plus tard, bouche contre bouche :

— Bonjour toi !

— Bonjour mon amour, murmure l’autre en jouant avec les lèvres de son homme, un autre rituel matinal. Tu veux bien m’épouser ?

— Ah ah ah ! Tu me feras penser à en parler à ma mère, la prochaine fois que je l’appellerai, répond Éric en se levant.

Manuel mime une moue de déception quand son compagnon se retourne vers lui, tout sourire. Un jeu entre eux, encore. N’empêche, ce n’est pas vraiment une fausse question, une figure de rhétorique. Sept ans qu’ils sont ensemble, c’est un cycle, non?

Éric a ouvert les volets et la fenêtre toute grande. La lumière éclatante découpe ses formes harmonieuses en contre-jour, nudité sublime.

— La voisine va se rincer l’œil, lance avec malice Manuel, assis comme au spectacle.

— Elle n’est même pas levée, rétorque Éric, en enfilant malgré tout un caleçon.

— Attends, attends, t’habille pas encore, l’arrête son amant en s’approchant de lui.

Sa main remonte du bas-ventre jusqu’au galbe de la poitrine velue puis, caressante, s’attarde entre les poils d’un noir soyeux. De ça aussi, il est accro.

— À propos, quand est-ce que tu appelles tes parents pour leur parler du prêt ?

— Hum… demain ? répond Éric, le sourcil en accent circonflexe.

— Je suis sérieux là, chéri, reprend Manuel. Il faut qu’on avance sur ce projet ou alors on laisse tomber tout de suite si tu préfères…

— Mais non…, dit Éric, en enlaçant le jeune homme comme pour se faire pardonner. Je les appelle ce soir, OK ?

Pas simple de quémander de l’argent à ses parents quand on est en froid avec eux depuis des années. Il faut pourtant qu'Éric le fasse, essaie en tout cas. Leur projet en dépend. Acheter cet appartement leur permettrait de se poser enfin, d’asseoir leur avenir professionnel et personnel. Mais avec leurs situations respectives, tous les deux travailleurs indépendants, la banque demande des garanties, un apport substantiel par exemple. Les parents d’Éric auraient les moyens d'y contribuer s’ils le voulaient. Il ne leur a rien demandé depuis si longtemps… Un coup de fil. Ce soir.


Pour Éric, la journée s’étire interminablement. Zéro productivité et bien peu de courage alors qu’il a beaucoup de travail à rendre pour la fin du mois. Webdesigner en freelance, il a décroché plusieurs commandes en même temps ces dernières semaines. C’est fou comme parfois tout s’accélère d’un coup après une période creuse ! Pas de quoi se plaindre pourtant, mais aujourd’hui, rien n’avance comme il le faudrait. Il sait bien pourquoi. L’idée d’affronter sa mère au téléphone le tétanise et il imagine depuis des heures les différents scénarii auxquels il peut s’attendre. À chaque nouvelle version, il répète mentalement ce qu’il faudrait dire ou éviter de dire. Oui plutôt éviter de dire…

Éric est encore plongé dans ses pensées, devant son écran, quand rentre de repérage son compagnon, pour un futur shooting. Manuel est photographe indépendant et ça marche pas mal pour lui aussi.

— Hello ! lance joyeusement le jeune homme.

— Salut bébé, t’as trouvé ce que tu voulais ?

Baiser tendre dans le cou du garçon assis. Un frisson traverse sa nuque et le revigore.

— Ouais, absolument. Ce coin regorge de spots incroyables !

Depuis qu’ils se sont installés dans cette ville, Manuel n’a de cesse de s’extasier sur la région. Ce n’était pourtant pas gagné, un an auparavant, quand ils avaient quitté la capitale où Manuel, parisien de naissance, avait déjà établi un bon petit réseau professionnel. C’est Éric qui a voulu revenir dans sa ville natale. Allez savoir pourquoi ! Marre sans doute de ce vingt-cinq mètres carrés où ils vivotaient depuis cinq ans. Puis tous les potes, après leur expérience parisienne, étaient rentrés sur les rives de la Loire. Et peut-être, à l’approche de la trentaine, le besoin semi-conscient de se rapprocher de sa famille, immuablement enracinée ici.

— Je suis passé au biocoop faire quelques courses en rentrant. Un petit crumble de courgettes au curry, ça te dit ? propose Manuel. J’ai envie de cuisiner.

Signe qu'il a passé une bonne journée ça ! D’habitude, c’est Éric qui prépare les repas mais quand Manuel est heureux, il aime se mettre aux fourneaux et c’est généralement un régal : simple mais raffiné et savoureux.

— Parfait ! acquiesce Éric en se levant. Pendant ce temps, j’appelle mes parents.

— Courage mon amour ! lui lance Manuel. Puis avec un clin d’œil : embrasse belle-maman pour moi !

— Mais bien entendu, je n’y manquerai pas, réplique Éric avec ironie.

Le jeune homme sourit, c’est une plaisanterie entre eux. Il sait bien que sa mère n’a aucune tendresse pour son compagnon. Pire encore, elle n’a jamais voulu rencontrer Manuel, ni même lui parler. Fervente catholique, l’idée qu’il vive avec un homme lui est insupportable. Une offense à ses valeurs, une gifle personnelle à ses principes d’éducation, une faillite de son rôle de mère en somme. Bourgeoise et femme de médecin, la seule fois de sa vie où elle est descendue défiler dans la rue a été lors de « la manif pour tous ». C’est dire à quel point sa façon de vivre la révulse.

Éric se réfugie dans la chambre et son visage crispé exprime maintenant l’appréhension d’entendre la voix maternelle. Depuis combien de semaines, de mois ne l’a-t-il appelée ? Ces dernières années en effet, il a préféré s’éloigner, ne donnant de nouvelles qu’à l’occasion des fêtes et anniversaires, seule concession au rituel familial. Le portable en main, Éric demeure figé face à la fenêtre, davantage perdu dans ses pensées qu’absorbé par le paysage citadin. Il perçoit vaguement des bruits de casseroles comme si la cuisine se tenait à des lieues de la chambre. Puis le sifflement guilleret de Manuel le ramène enfin à la réalité. Son amoureux l’a suivi en province avec la promesse d’installer un studio photo à domicile, afin de déployer son activité de portraitiste. À défaut de pouvoir lui présenter sa famille, Éric s’est engagé à tout mettre en œuvre pour réaliser son rêve. Il n’a pas le droit de le décevoir. Il est temps d’appeler, maintenant.

— Allô oui.

— Allô maman, c’est Éric.

— Éric ! Quelle surprise ! Tout va bien ?

Un voile sourd dans la voix. S’inquiéterait-elle ?

— Oui ça va, pas de problème, t’en fais pas. Et vous ça va ?

— Et bien oui, nous sommes sur la côte.

Ah oui c’est vrai ! Chaque été, la famille part en villégiature au bord de la mer dans la belle maison de vacances, exquis privilège de classe.

— Super. Maman, j’ai quelque chose à vous demander, à papa et toi, explique Éric d’emblée, de peur de reculer s’il ne se jette pas à l’eau tout de suite.

— Ah ? Je t’écoute.

— Eh bien, je… j’ai le projet de… enfin, nous avons le projet de... Putain, si j’commence à bafouiller, c’est mal barré… Enfin, Manuel et moi, on aimerait acheter un appartement et je voulais savoir si vous accepteriez de me prêter un peu d’argent pour constituer un apport.

Voilà, c’est dit.

— …

— C’est un prêt, je vous rembourserai, s’empresse d’ajouter Éric pour ne pas laisser le silence s’installer trop longtemps.

— …

Toujours rien. Il imagine sa mère en train de digérer la demande du fils paria. Son père est-il à ses côtés ? Le consulte-t-elle en mettant la main sur le combiné ? Il a vu tellement de fois cette scène au cinéma. Aucun son à proximité ne le laisse penser.

— Écoute…, il faudrait qu’on en parle, tu ne crois pas ? répond enfin la mère.

— Oui, bien sûr, je ne vous demande pas une réponse immédiate. Et puis c’est juste un projet pour l’instant. Pourquoi tu minimises l’enjeu, sombre idiot ?

Viens donc nous rejoindre ce week-end, on en discutera avec ton père.

— Tout seul ? Heu…non.

C’est venu comme ça, sans réfléchir. Tant pis. Et quand bien même il fait tout foirer avec cette réponse à l’emporte-pièce, il ne va pas vendre son âme au diable aussi facilement ! Mais contre toute attente, sa mère ajoute après quelques secondes seulement de réflexion :

— Eh bien soit, venez tous les deux.


Dans la cuisine, le fumet des courgettes poêlées se répand délicieusement. Éric s’approche sans bruit de Manuel qui lui tourne le dos, tout à ses casseroles. Il entoure sa taille de ses bras et pose sa joue contre une omoplate. Le garçon tressaille et rejette la tête en arrière, l’incline. Caresse cheveux à cheveux. Il n’aime rien tant que ces cajoleries impromptues.

— Manu, tu ne vas pas le croire…

— Quoi ? sursaute Manuel en se retournant, la cuillère à la main.

— Tu es invité avec moi dimanche chez mes parents, à la mer, annonce Éric, d’une voix presque éteinte.

La cuillère tombe et avec, une poignée de légumes fumants.

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