Eux

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Où se situe la frontière entre la folie et la raison ? Si quelqu'un voit des choses dont personne d'autre n'a conscience, est-il fou pour autant ?

***

Ils étaient là. Elle le savait. Elle le sentait. Ils avaient beau nier, les autres, avec leurs visages d'automates aseptisés ; ces gens-là ne faisaient jamais attention à ce qu'il se passait autour d'eux, enfermés qu'ils étaient dans leur petite vie étriquée, dans leurs soucis, dans leur incrédulité. Mais elle, elle les voyait, contrairement à ses geôliers.

Oui, elle les voyait.

« Oh, je ne les vois pas avec les yeux, avait-elle tenté d'expliquer au chef des visages aseptisés. C'est juste... Du coin de l'œil, une vision fugitive. Ils ne se laissent pas regarder en face, vous savez... Mais si je me concentre sur mon livre ou mes magazines, ils arrivent, et je peux les observer à la dérobée.
— Et à quoi ressemblent-ils ? avait demandé l'homme, l'air moqueur.
—Je sais ce que vous pensez, docteur, avait répondu dignement la vieille femme, mais vous vous trompez ! Je ne suis pas folle.
— Alors, arrêtez d'éluder mes questions, Madame Thana, et répondez ! A quoi ressemblent-ils ? »

Mais la vieille femme était têtue, et refusait de se laisser faire.

« S'ils ne se laissent pas voir par vous, c'est qu'ils ne veulent pas que vous le sachiez !
— Soit ! avait soupiré le médecin.

Ddécidément, il n'avait jamais eu de patiente aussi folle que celle-là ! mais il lui fallait l'interroger jusqu'au bout, coûte que coûte, pour faire son diagnostic. 

« Mais alors, reprit-il, dites-moi au moins pourquoi ils sont là ? que font-ils ? que veulent-ils ?

— Ils observent. Ils attendent.
— Quoi ? ils attendent quoi ? »

Penché ainsi vers sa patiente, les mains crispées sur les accoudoirs, les narines frémissantes d'impatience contenue face aux réponses qu'elle lui donnait au compte-goutte, droite et digne, c'est le psychanalyste qui avait l'air d'un fou, et Madame Thana qui paraissait sensée... Conscient de cela, l'homme se redressa et tenta de ses détendre.

« Bah, fit sa patiente, méprisante. Cela ne vous regarde pas ! »

La conversation s'était arrêtée là : pas moyen pour le médecin d'arracher un autre mot à Madame Thana. Et pour l'heure, en repensant à la rage impuissante des gens qui voulaient la « traiter pour son trouble hallucinatoire », elle souriait toute seule, les yeux brillants de malice. Oh non, elle n'était pas folle ! Mais elle préférait passer pour telle que dévoiler son secret. Quand bien même elle devrait l'enterrer avec elle.

Un mouvement imperceptible à la périphérie de son champ de vision attira son attention. Elle sourit, et se plongea dans sa contemplation discrète, tout en feignant de lire ses magazines. 

  ... Un mouvement imperceptible à la périphérie de son champ de vision attira son attention. Elle sourit, et se plongea dans sa contemplation discrète, tout en feignant de lire ses magazines.

Ce jour-là, ses « hallucinations » étaient plus visibles que d'ordinaire : on commençait à lui faire un peu confiance, semblait-il ! Et c'était tant mieux. En fait, on lui faisait même énormément confiance, tout à coup... car sans que la vénérable femme eût pu se douter de ce qui allait arriver, l'un de ses compagnons impalpables s'interposa entre la page de magazine et ses yeux.

Madame Thana se figea. Elle écarquilla les paupières. Elle laissa échapper un Oh ! incrédule, et laissa glisser à terre sa revue, oublieuse de tout, sauf de la minuscule créature qu'elle voyait devant elle.
« Qui êtes-vous ? » souffla-t-elle, émerveillée.

La lumière blanche qui émanait de cet être aux contours flous l'empêchait de bien distinguer ses traits, mais elle était certaine que des ailes vibraient dans son dos, et que des yeux noirs la fixaient à travers l'aura lumineuse.

Elle n'obtint pas de réponse, mais les autres, qu'elle percevait encore du coin de l'œil, vinrent à leur tour voleter face à elle. Fascinée, les paupières plissées à cause de leur éclat, elle ne se lassait pas de les admirer, et les remerciait muettement de l'honneur qu'ils lui faisaient. Et eux, ils la fixaient en retour, face à elle, toujours plus nombreux, silencieux, éblouissants.

Oui, éblouissants ! Toute cette lumière lui vrillait les pupilles, lui brûlait la rétine, mais elle l'acceptait sans peine, reconnaissante, car la douce chaleur qui émanait d'eux soulageait ses rhumatismes. La vieille dame tendit la main, mais ne rencontra que le vide ; ces créatures étaient impalpables, hélas ! Elle se résigna donc à juste les regarder, s'efforçant de ne pas fermer ses paupières fripées. Et plus le temps passait, plus ils étaient nombreux à la regarder ; ses iris bleu pâle disparaissaient dans les rayons blancs des êtres lumineux pas plus gros que des pois.

***

Trois coups frappés à la porte. 

« Entrez ! » lança Madame Thana, sur un ton cordial qui surprit l'infirmière habituée à un accueil plus ronchon.

La jeune femme obéit, et se dirigea vers le fauteuil d'où, recroquevillée dans son châle, sa patiente regardait par la fenêtre.

« Vous êtes bien aimable, aujourd'hui, Madame ! lança-t-elle en souriant. Allez-vous enfin accepter de prendre vos médicaments ?
- Oh, non ! lui répondit-on. Je n'en ai pas besoin. »

En parlant, la vieille femme avait tourné la tête vers l'infirmière, un sourire tranquille aux lèvres, détendue comme elle ne l'avait jamais été depuis son arrivée dans cette maison de repos. Mais au lieu de s'en réjouir, l'aide soignante sursauta, recula silencieusement, s'écria : 

« Mais que vous est-il arrivé ? »

 Un rire heureux lui répondit. Jamais plus Madame Thana n'aurait à supporter la vue de ces hommes et femmes aseptisés, au visage d'automate.

L'obscurité bienfaisante que lui avaient offert ses amis lumineux avait remplacé le monde qui l'entourait : elle était devenue aveugle.  

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