Avant de mourir

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Il paraît qu'avant de mourir, on voit toute sa vie défiler devant ses yeux. C'est faux. On ne voit que la mort. On ne pense qu'à elle. Et surtout, on sent un mélange de peur et de curiosité s'insinuer en soi. Est-ce que ça fait mal, mourir ? Est-ce qu'il y a quelque chose après la mort ?
Des souvenirs me reviennent en mémoire. Des mots qui décrivent les événements ayant précédé mon agonie.

Ai-je dit précédé ? Non, ils l'ont accompagné. Car je meurs depuis que je suis venue au monde. Tout le monde commence à agoniser dès lors qu'il vient à la vie. Où ai-je lu cela ? Je ne sais plus. Tout se brouille, tout se mélange. Une seule chose est sûre : les quelques jours qui ont précipité ma chute vers la mort n'ont rien d'ordinaire.

Tout a commencé lundi : comme toujours, en prenant mon petit-déjeuner, j'écoutais d'une oreille distraite les informations à la radio. Et tout à coup, au milieu des comptes-rendus de guerre, de meurtres, de matchs sportifs et de discours politiques débités d'un ton répétitif, voilà que le commentateur glisse, mine de rien : "On m'apprend à la dernière minute que Mona E. Rynn, la romancière qui défraye les chroniques depuis près de cinq ans, est morte après avoir sombré dans la folie. Son enterrement sera célébré la semaine prochaine en grande pompe."
Mona E. Rynn, c'était moi. La foudre se serait abattue sur moi que je n'aurais pas été plus choquée. Je regardai mon mari, mon fils et ma fille. Quand je les interrogeai, ils affirmèrent n'avoir rien entendu de tel. Bah, un moment d'inattention de leur part, sans doute. Le deuxième événement survint mercredi. J'avais presque oublié l'incident du lundi, mais celui-là me le remit en mémoire. C'était le jour de la Toussaint. Comme chaque année, je me rendis au cimetière pour nettoyer la tombe de mes parents – seule, car mes enfants étaient trop jeunes pour venir avec moi et mon mari considérait qu'il s'agissait d'une perte de temps. Après avoir arraché les mauvaises herbes et déposé des chrysanthèmes d'une teinte lumineuse, je contemplai la pierre tombale et mon cœur manqua un battement.

L'épitaphe avait changé : il était écrit "Ci-gisent Gisèle et Richard E. Rynn, ainsi que leur fille, Mona, qui sombra dans la folie."

J'appelai mon mari, complètement affolée. Il vint. Il lut la pierre. Puis il se tourna vers moi : "Tu te trompes, Mona. Il n'est rien écrit de tel. L'épitaphe est toujours la même : Ci-gisent Gisèle et Richard E. Rynn."

Je relus. Je n'avais nullement fait erreur... Pourquoi ne le voyait-il pas ? Je tentai de protester. "Ecoute, chérie. Tu es épuisée. Tu te surmènes trop. Tu devrais prendre quelques jours de congés. Tiens, demain, je t'emmène à la campagne."

Erreur fatale ! Pourtant, ça m'avait paru être une bonne idée aussi, au début... Je commençais à me détendre. Trois jours s'étaient écoulés sans qu'aucun autre phénomène étrange ne se produise et j'en vins à croire qu'en effet, j'avais été victime d'hallucinations dues à mon imagination exacerbée par le roman que j'écrivais alors. Mais le quatrième jour, tandis que je levais machinalement la tête du livre dans lequel j'étais plongée, je vis, par la fenêtre, le visage narquois d'une rivale : son index droit se dirigea vers sa tempe, tandis que de sa main gauche, elle, faisait mine de se trancher la gorge. Je me levais brutalement, laissant tomber l'ouvrage que je lisais. Je saisis le coupe-papier qui se trouvait sur le bureau. C'était elle, c'était elle qui avait fait ce canular à la radio. C'était elle qui avait modifié l'épitaphe. C'était forcément elle, cette peste que j'abhorrais tant, depuis si longtemps !

Je brisai la fenêtre. La haine me donna suffisamment de force pour que le coupe-papier s'enfonce dans le cœur de l'autre. La moquerie dans ses yeux s'éteignit. Son visage et son corps fondirent, s'élargirent, se solidifièrent à nouveau... Non... Impossible...

J'avais tué l'homme que j'aimais le plus au monde... J'avais assassiné mon mari... Oui, elle m'avait trompé ! Je comprenais mieux son regard narquois, à présent. Elle avait décidé de ruiner ma vie, de me faire disparaître... Akhalit... L'héroïne de mes romans... Si populaire que mes lecteurs retenaient son nom plus aisément que le mien. Elle était devenue plus vivante qu'un personnage de papier. Et aujourd'hui, elle cherchait à m'anéantir. C'était évident.
Aujourd'hui, j'allais finalement mourir. Lui laisser la place. Je le compris quand, me retournant, je vis mon reflet dans le miroir.

Je ne suis plus tout à fait moi. Dans la glace, c'est elle que j'aperçois. Je ne maîtrise plus mon corps. Mes mains se serrent sur le coupe-papier ensanglanté : à l'étage, j'entends les enfants chanter une comptine, vivants, bien trop vivants... Tout comme moi. Demain, à la radio, on entendra sans doute ces mots : "On m'apprend à la dernière minute que Mona E. Rynn, la romancière qui défraye les chroniques depuis près de cinq ans, est morte après avoir sombré dans une folie meurtrière. Son enterrement sera célébré cette semaine en grande pompe." Je serai enterrée aux côtés de mes parents, et l'épitaphe sur la tombe sera modifiée - "Ci-gisent Gisèle et Richard E. Rynn, ainsi que leur fille, Mona, qui sombra dans la folie."

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