Brad#42 -Comme l’eau d’une rivière

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Je ne veux pas être là. Je n’ai pas pu lui dire non. J’ai toujours eu du mal à lui dire non. Papa le sait bien. Je shoote un caillou en attendant qu’elle me rejoigne. Elle descend à pas menus. Je sors mon portable par réflexe ; je sais bien qu’ici aucune barre ne m’épargnera cette stupide randonnée. Une heure trente pour monter, regarder la cascade, sublime il est vrai. Mamie est restée devant de longues minutes. Presque sans l’avoir décidé, je l’ai prise en photo. Elle, tellement frêle, face à la force des éléments. Il a plu dans les Hauts et les flots irrépressibles écument et creusent la roche impavide pour rejoindre la mer. Puis mamie m’a regardé et j’ai tressailli. Ma grand-mère semble fragile, en fait c’est une sacrée coriace. Une sorte de micro-ourse, un mélange improbable de douceur et de force. Capable d’un amour si intense que lui opposer un franc refus est presque impossible. Colérique ou mutique comme aujourd’hui, elle me regarde toujours avec cet amour évident qui émousse les émotions négatives, sans faillir.

Sortant de mes pensées, je me retourne. Elle n’est plus là. Mon cœur manque un battement d’inquiétude. Puis sa silhouette longiligne surgit entre deux fougères arborescentes. Son large chapeau de paille, sa tunique, toujours dans les tons pastel et à manches longues, je crois que je la reconnaitrai n’importe où. A condition qu’elle soit entourée de petites gens, bien sûr. Un sourire soulève la commissure de mes lèvres, juste un instant. Elle m’agace aussi. A me trainer ici sans que je sache refuser, à sortir du sentier sans me prévenir. Certes, j’ai dit que je ne voulais pas parler. Mais elle a quatre-vingt ans, d’une certaine manière, c’est moi qui suis responsable d’elle. Traversant les plantes tropicales qui buissonnent dès qu’une poignée de terre le permet, je trouve la faille entre les immenses rochers et la trouve assise, à même la roche, près d’un bassin apaisé, les pieds dans l’eau.

Elle tourne vers moi ses pâles yeux noisette. Elle a posé son chapeau et son maigre chignon blanc m’émeut.

—Paul, viens ici, mon chéri, me demande-t-elle.

Blasé, je m’approche. Je vais avoir un sermon. Elle ne l’a encore jamais fait mais là, je le sens, ça va être du lourd. Je m’assieds, retire mes tongs et glisse mes pieds dans l’eau placide et plutôt froide. Elle attend quelques secondes que je la regarde. Je le sens et ne bouge pas d’un iota.

—Je ne suis venue qu’une fois voir cette rivière avec ma grand-mère. Je me rappelle son visage et sa voix comme si elle était encore près de moi. Je vais te répéter ce qu’elle m’a dit car je crois que ce partage est important. Peut-être pour toi. Assurément pour moi. Tu veux bien.

Je baisse la tête. Évidemment, elle prend ce geste pour un oui.

— Mamie Edwige a élevé presque seule neuf enfants. Ado, alors que comme toi, je passais des vacances à la Réunion, je lui ai demandé comment elle avait tenu. Voici sa réponse. « La vie est une rivière est quoi qu’il arrive rien n’arrête une rivière. Je n’ai rien fait d’autre que vivre et accepter. Parfois, la rivière est tempétueuse comme après une forte pluie, elle déborde, elle s’exclame, elle n’en peut plus de ce lit qu’on lui impose. Parfois, elle est contrainte par un éboulis ou un barrage. Toujours elle avance. Comme elle, tu dois accepter d’être ce que tu es : parfois en colère et sauvage, parfois obéissante ou apaisée, toujours dans le mouvement. La rivière ne remonte jamais son cours. Toi non plus, tu ne peux remonter le temps. Tu dois accepter ce chemin. Cela n’empêche pas de choisir sa voie entre un rapide et un bassin calme. Garde juste en tête qu’aussi soigneux que soit tes choix, la vie te réserve peut-être autre chose au prochain méandre. » Voilà ce que disait ma petite mamie. J’ai, bien entendu, retiré tout le blabla sur le Bon Dieu. On était très croyant en ce temps-là. C’était néanmoins un beau message, je trouve.

Elle se tut de longues minutes. J’essayais de ne pas penser à ses phrases. Elles semblaient pourtant doucement s’imprimer en moi. Accepter et avancer. Mamie me demanda alors mon portable. Je la regardai enfin, avec un sourcil interrogateur.

— Donne je te dis. Et débloque-le s'il te plaît... Où sont les contacts ?... Ok. Non, laisse, je sais ce que je fais.

Elle bidouilla quelque chose et me le rendit. Comme elle n’ajoutait rien, je ne pus retenir un « qu’est-ce que tu as fait mamie ? ».

—Oté, tu sais parler, marmaille !

Elle ébouriffa mes cheveux de sa main tavelée.

— Mi di a ou [« je te dis » en créole], ma mamie était adorable et très charitable. Je le suis moins. La rivière lorsqu’elle est contrainte attend juste des renforts de pluies pour montrer qui est le maitre. Je ne tends pas volontiers l’autre joue. Tu n’y es pas obligé non plus. J’ai mis dans ton téléphone le numéro de mon cousin Sébastien. Il vit en métropole et il a la famille chevillée au cœur. Il a un peu mal tourné quand nous étions ado. Il vivait dans une cité, il y a fait des rencontres et des choix pas tous recommandables. Il connait beaucoup de monde. Alors je lui ai envoyé un SMS. Quand tu feras ta rentrée dans ton nouveau collège, quelqu’un veillera sur toi. Tu ne le verras jamais. Sauf si tu lui envoie un SMS. Ou si quelqu’un essaie de t’ennuyer. Cette fois, la rivière enflera brutalement.

Son regard était farouche. J’étreignis ma grand-mère.

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