Brad#15 - Sens

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Stella s’arrête. Je sens qu’elle lève les yeux vers moi.

Cinq ans. Il m’aura fallu cinq ans pour accepter, concevoir de franchir cette porte à nouveau. Tout est si différent.

Ma main glisse sur la rampe de bois poli. Mes pieds hésitent parfois à cause de l’inégalité des marches, creusées par les pas de générations d’enfants et d’adultes. De quelles couleurs sont-elles déjà ? Ma mémoire n’a pas toutes les réponses. J’opte pour un gris clair.

Marc m’a dit de me rendre au premier. Pourtant je pousse Stella a escalader les deux paliers suivant où je sais trouver mes compagnons de voyages d’hier : 1er étage – Littérature de l’Imaginaire. Comme dans mon souvenir, il faut pousser la porte mais pas trop pour éviter l’effet saloon battant. Cette porte était-elle si douce la dernière fois ? Fraiche et bosselée, un verre à motif rond je crois. Tiens, ils ont changé la plaque : celle-ci est en métal. Du doigt, j’effleure le montant pour ralentir son retour en place : il est en bois, arrondi, presque soyeux à force de manipulation. Ou de frottement contre le chambranle peut-être ? Ma vie est peuplée de questions…

Le silence ouaté obture mes oreilles. Un hum-hum gêné retentit près de moi.

  • Je peux vous aider ? demande une voix jeune.
  • Non, non. Je suis venue regarder.

Une respiration embarassée me répond.

  • Faites-moi signe si vous avez besoin de quoi que ce soit.

Puis cette fois attentive, j’entends le léger frottement des semelles sur l’épaisse moquette.

Je n’ai besoin de rien. Rien qu’elle puisse me donner.

Pour une fois c’est moi qui guide Stella. Rayon au fond à droite. Bien campée devant l’étagère, j’abandonne mes mains au plaisir de la redécouverte. Mes doigts palpent les tranches de mes anciens compagnons, mes fidèles amis. Ouch ! L’ongle de mon majeur s’est cogné à un livre moins enfoncé que les autres. Tout en rongeant la partie cassante de l’autre main j’attrape l’importun. Importun, quelle idée ! C’est moi qui suis l’intruse en ce lieu. Je secoue la tête pour chasser cette idée.

Pour sûr, il ne s’agit pas d’un format poche tel que je les préférais plus jeune pour les caser dans mon sac à main et lire dans les transports en communs. C’est un livre épais, à reliure en simili cuir. Comme ceux que maman avaient : les titres et auteurs étaient gravés et dorés. Je les trouvais très beau.

La couverture est un peu granuleuse. Pas de lettre en relief. Juste une sorte de poinçon en forme de…trèfle je crois, à deux centimètres du coin droit, en bas. La cinquième de couverture est aussi lisse que la tranche en revanche. Quel étrange format. Je repose le livre en équilibre sur les tranches des autres : je suis incapable de le remettre correctement. Je tâtonne deux travées plus loin. Une gommette ronde s’invite sous mon index curieux. Les gommettes servaient à identifier les livres pour ado / jeunes adultes autrefois. Peut-être encore aujourd’hui. Un gros format poche. Est-ce un tome des Eveilleurs de Pauline Alphen ? Trop épais je pense. Bitterblue ou Rouge de Cashore ? Ou Ellana ?

Stella jappe. Ma main se pose sur sa truffe humide levée vers moi et remonte sur son encolure pour s’enfoncer dans les poils drus. Merci Stella.

Ce lieu n’est plus pour moi. J’ai perdu l’accès à ces mondes, ceux que J’ai parcouru. Ceux que je n’aurais pas l’opportunité de visiter. Stella s’agite.

  • Encore un peu ma duveteuse.

Avec délicatesse, les doigts de ma main gauche se positionnent de part et d’autre de la couverture plastifiée. Mon index droit s’enfonce en bruissant dans les pages. Il suit des lignes que je sais être présente. Suffit ! Je claque le bouquin en le refermant.

  • Allons Stella, on descend.

Le premier étage.

Tiens le sol est différent. Des marques guident mes pas. C’est pas mal fait.

  • Bonjour Monsieur, je peux vous aider ? Euh, pardon madame.
  • Pas de mal.

Comment lui expliquer que ne pouvant plus me coiffer, j’ai cédé mes longues boucles contre une coupe très courte. Je vais chez le coiffeur tous les quinze jours.

  • Un ami m’a dit que vous aviez une section en braille bien fournie.
  • Tout à fait. Le meilleur ami du maire est devenu non-voyant suite à un accident et du coup il s’est rendu compte qu’il n’était pas le seul dans ce cas. Il a donc donner un budget pour offrir à ses concitoyens une bibliothèque braille de qualité.
  • Par de qualité, vous voulez dire ?
  • Les grands classiques, les livres primés. De la belle littérature.
  • Ah (déprimée). Vous avez dit grand classique : avez-vous du Asimov ? Du Barjavel ? Ou du Marion Zimmer Bradley ?
  • Euh ? Je vais regarder…

Les secondes s’égrènent, au cliquetis des touches du clavier. Je tripote mon bracelet de perle bleue sans trop oser espérer.

  • J’ai la version complète du Dracula de Stocker. Cela vous tente ?
  • Oui, dis-je dans un soupir.

Le poids du livre contre ma poitrine m’apaise. La bibliothèque ferme bientôt. Il est temps de rentrer, lire. Je franchis la porte de sortie et m'engage dans les escaliers.

« Vous avez un appel » claironne mon assistance vocale. J’appuie sur le bouton qui m’indique tout aussi fort : Numéro non identifié. La peste de cet assistant vocal.

  • Allo ?
  • Je souhaiterais parler à Mme Bénédicte Chapuis
  • Oui c’est moi.
  • Madame, je vous annonce que nous avons trouvé un donneur pour votre greffe bilatérale de cornée.

Mon cœur saute un battement. Mes oreilles bourdonnent. La voix continue en fond sonore.

  • Madame Chapuis ? Vous avez compris ?
  • Oui. Non. Excusez-moi. Pourriez-vous répéter s'il vous plaît ?
  • Pas de souci. Je comprends. Soyez attentive, c’est important. Vous devez vous rendre immédiatement à l’hôpital du Quinze-Vingt pour parler à votre chirurgien optique. Il doit confirmer la greffe rapidement en fonction de votre état général et oculaire. Prenez un taxi.

Ben oui, j’vais pas prendre le métro ! pense-je en raccrochant.

J’appuie sur l’assistant vocal et obtient rapidement qu’un taxi acceptant les chiens passe me prendre. Stella me pousse légèrement de l’arrière train.

  • Tout va bien ma douce.

Je raccroche. Le sens de la conversation explose dans mon cerveau. Les yeux gris de Luc s’offre à moi. La mine renfrognée d’un Thomas jeune adulte. Un instant le doute m’étreint. Depuis ma cécité, nos relations se sont apaisées. Il faut dire que Thomas me reprochait depuis longtemps d’aller trop vite, de ne pas l’écouter, pas vraiment. Je courais dans tous les sens, c’est vrai et lui s’éloignait. Je ne savais pas comment le rattraper.

Cet accident m’a imposé la lenteur. Une horreur pour moi. Et l’absence de pression logistique (la vie d’une femme d’aujourd’hui), l’absence de sources d’éparpillement aussi probablement m’ont rendu plus à l’écoute. Ma vulnérabilité, si détestable à mes yeux, l’a attendri. Mon besoin de le toucher et de l’entendre est devenu plus légitime. Il le comprend et le partage à présent. Et si je retombais dans mes travers ? Le vibreur me secoue avant que la voix monocorde n’indique à la Terre entière : « Luc au téléphone »

  • Alors ma chérie, cette visite à la bibliothèque t’a-t-elle fait du bien ?
  • Luc ! dis-je avec urgence
  • Oui ! Quoi ? (l’inquiètude perce dans sa voix)
  • Il y a un donneur. Je vais au Quinze Vingt. Le Dr Phénicie doit répondre à l’agence des dons d’organes dans 3h au plus tard.
  • Oh…Ah ! Oh ! c’est super !! Je serai là dans … (je sais qu’il regarde sur Waze et estime le temps de trajet)…dans 40 minutes. J’arrive ma chérie !

Je m’effondre en larmes dans le taxi qui m’a prise je ne sais quand.

  • Oh mon Dieu, je vais peut-être les revoir !

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