Brad#14 -Chacun réagit différemment

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Je suis plutôt fier de mon métier. J’exerce la médecine depuis vingt ans dans une petite ville champenoise et mes patients sont globalement des personnes agréables. A une exception notable près : Mme Bronc. Voir cette femme me provoque des remontées acides. Or depuis son apparition sur la liste des rendez-vous transmise par ma secrétaire en début d’après-midi, j’en étais venu à attendre avec impatience le passage de cette femme aigrie et mesquine. Je pressentais que le souvenir de ce rendez-vous ensoleillerait mes lointaines années de retraites et compenseraient le spleen qu’occasionnait la vue de son nom à mon agenda depuis tant d'années.

Elle arriva menée par la main de ma secrétaire perplexe. Elle la lâcha juste avant le chambranle dans lequel elle se cogna le coude. Quelle zone douloureuse que le coude, je me précipitai assez lentement vers elle.

  • Que se passe-t-il, Mme Bronc ?
  • Ah si vous saviez docteur !
  • Et si vous enleviez ces grosses lunettes noires. Vous ne devez rien voir : il fait nuit depuis deux heures déjà. Ah l’hiver…

Voyant qu’elle continuait à tâtonner, je mis sa main sur l’accoudoir du siège réservé au patient. Fier de ma générosité, je reprenais ma place, derrière le bureau, bien souvent trop faible barrière entre les noires pensées de cette femme et moi.

  • Je peux les garder le temps de vous raconter SVP ?
  • Très bien, très bien. Mais pourquoi n’avez-vous pas demander à votre mari de vous accompagner ici, si vous n’y voyez goutte ?
  • Mon mari, ah mon bon docteur, si vous saviez !

Elle renifla fortement.

  • Très bien, racontez-moi.

A l’insu de la mégère, je me renfonçais douillettement dans mon fauteuil, ma fête pouvait commencer.

  • Mon mari n’est pas en état de conduire, monsieur. Il n’est pas en état de grand-chose d’ailleurs mais moi je n’étais pas en état de vous l’amener non plus. Tout à commencé hier soir. Nous nous sommes couchés tôt. Mais, prise d’une petite faim vers minuit, je suis descendue voir s’il restait de ces délicieux gâteaux qu’un lycéen était venu nous vendre dans l’après-midi. Je trouvais mon conjoint endormi, bavant sur la table basse avec les biscuits à moitié finis. Dans la mesure où monsieur prétend être au régime depuis deux semaines, je m’insurgeais devant sa faiblesse dont j’étais peu surprise. Voyez-vous mon époux n’a jamais brillé par sa détermination… Me demandant si je devais le réveiller ou non, je grignotai un, puis deux biscuits. Je décidai finalement de le laisser en place avec sa bave et ses miettes de gâteaux, et montai le reste de la boite pour le finir dans ma chambre. Il devait être bien quatre heures du matin quand j’entendis un pas heurté qui montait l’escalier. Mon mari n’était toujours pas là. J’avoue avoir eu très peur. Une voix forte s’exclama « c’est un pic, c’est un roc ! » avant de se cogner à la porte de la chambre. Etrangement, j’avais cru reconnaitre la voix de mon mari. Hélas, mille fois hélas, je ne m’étais pas trompée car il tenta d’entrer dans la chambre.
  • Comment ça, il tenta d’entrer dans la chambre ? Aviez-vous fermé la porte à clef ? Vous a-t-il fait du mal ?
  • Non, non. Attendez. Il essayait d’entrer mais en marche arrière. Je lui ai fait remarquer qu’en marche avant c’était bien plus efficace mais, il m’a dit de me taire.
  • Non ! Votre mari !?
  • Oui, Emile. Incroyable, je sais. Il s’est tourné vers moi et a dit « chut ! y’a Bambi qui dort » . Je lui ai dit « Emile si vous ne vous reprenez pas, vous dormirez dans le salon. Je ne partage mon lit avec un être malséant tel que vous ce soir » . Alors il s’est lancé dans une effroyable chanson « Libéré, délivré, je ne reviendrai jamais ! » et m’a tourné le dos.
  • Une version cinématographique, murmurais-je pour moi-même.
  • Vous disiez docteur ?
  • Rien Mme Bronc, rien. Je suis toute ouïe. Quel rapport avec vos lunettes ?
  • Hum, comment vous dire ? Mes yeux voient mal.
  • Il vous faut un nouveau rendez-vous avec Mme Près notre ophtalmo ?
  • Non, non. Je ne crois pas. C’est un peu plus bizarre que ça.
  • Mme Bronc, je croyais que vous n’aimiez pas les gens bizarres, dis-je d’un ton suspicieux.
  • Docteur, je vous jure je n’y comprends plus rien. Ce matin, le postier a sonné. La bouche un peu pâteuse, je lui ai ouvert et là…
  • Oui, dis-je en avançant le buste dans l’attente de la pépite.
  • Là, un énorme crapaud cintré dans le costume de Marc, notre postier, me regardait les yeux écarquillés. Sa patte visqueuse s’est tendue vers moi avec un coassement « vous avez un recommandé » . De surprise, j’ai trébuché en arrière et lui ai claqué la porte au nez. Le cœur battant je me suis collée au mur pour reprendre mon souffle et voilà qu’un caniche sort de la chambre d’ami avec une serviette sur l’épaule et de la bave au coin de la gueule. Recroquevillée contre le mur, je n’ai rien compris à ses jappements, mais j’ai aperçu un détail qui a saisi mon cœur d’une main glacée : le caleçon qui dépassait du pyjama était celui de mon Emile.
  • Non !
  • Si ! Je me suis précipitée vers la télé et là, Jean-Pierre Pernault était devenu un bœuf au regard vide. Je zappais de chaine en chaine mais chaque fois, un animal remplaçait mes animateurs ou acteurs de séries.
  • Donnez-moi des exemples que j’essaie de comprendre cette étrange maladie.
  • L’inspecteur Derrick était un vieux bouc, Victor Newman une momie, Ruth Elkrief un chihuahua hargneux et Naguy un djinn vaporeux. C’était horrible ! Tout çà, bêlait, aboyait ou causait dans des langues inintelligibles. Je ne comprenais rien. Cette fois bien réveillée, je voulu vérifier et m’approchai par le biais du grand miroir posé face à la porte d’entrée. Et là…
  • Oui, là ?
  • Un vampire édenté. Une femme vampire édentée au visage fissuré de veillesse avec des yeux rouge sournois et méchants. C’est ce que j’ai vu. J’ai hurlé. Le caniche est venu voir ce qui se passait, encore tout savonneux de sa douche. J’ai hurlé ! Fermant les yeux, j’ai cru comprendre qu’il me parlait en mots inintelligibles. Je les ai rouverts et sa gueule s’agitait juste devant moi. Je l’ai frappé au visage. Mais comme j’avais oublié que j’avais de très longs ongles de vampire, je lui ai laissé des marques effroyables. Je suis partie me rouler en boule sous une couverture, rapport aux rayons du soleil. Une dizaine de minutes après, Emile s’est adressé à moi en bon français disant que vu ma forme du jour, il partait en virée avec son vieux copain Matthias. Vous savez, l’alcoolique. Une petite voix me susurra que comme vous n’étiez pas vétérinaire, il valait mieux que je ne vous amène pas Emile de toute façon. Ne voulant pas affoler mes concitoyens, j’ai préféré mettre ces lunettes pour cacher mes yeux rouges vifs.

Le visage toujours professionnel, je me tordais de rire intérieurement. Allez, encore quelques minutes avant de redevenir un médecin sérieux. Je le méritai bien.

  • Mme Bronc, ce que vous me dites est très grave. J’ai une question à vous poser. La réponse sera capitale dans le traitement que je vous administrerai moi-même par la suite. Que voyez-vous lorsque vous me regardez ?
  • Je ne vous regarde pas. Lorsque je regarde les gens, je ne comprends plus rien à ce qu’il raconte.
  • Et bien, j’ai besoin de cette information : retirez ces lunettes et regardez-moi

L’air déconfite, Mme Bronc retira ses foutues lunettes de vamp et eu un mouvement de recul.

  • Euh, docteur, docteur, SVP puis-je remettre les lunettes ?

La vieille femme était terrifiée.

  • Bien sûr, bien sûr. Dites-moi ce que vous avez vu ? Un magicien ? Un dragon ? Un chat ?
  • Je…
  • Allez, répondez !
  • Vous, vous êtes Anthony Hopkins dans ce film stupide sur Dracula qu’Emile voulait à tout prix voir : vous êtes Van Helsing, le chasseur de vampire, couinât la pauvre femme.

Mon bon cœur prit le dessus. Cette femme terrifiée ne me causerait plus jamais d’aigreurs d’estomac. La voir ainsi fragile et pitoyable cassa l’image de mégère méjugeant chacun. Je fis le tour du bureau et posai doucement la main sur son épaule. Elle sursauta.

  • Mme Bronc, vous n’êtes pas un vampire et je ne vais pas vous tuer.

Elle se mit à renifler.

  • Là, je vais vous donner quelques cachets pour dormir ce soir. En rentrant, vous allez boire un litre d’eau. Dans deux heures, vous avalerez les cachets et demain seul un puissant mal de crâne devrait subsister.
  • Oh merci, merci docteur.
  • De rien, Mme Bronc.

La porte refermait, je m’affalais dans mon fauteuil. Il faudrait que je punisse John pour ce méfait : vendre des space-cakes - les seuls gâteaux qu'il savait faire - pour se payer un nouveau scooter. Quelle idée ! Il avait dû mettre la dose quand même… quel régal que cette consultation !

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