Chapitre 15

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Ermessinde de Séverac était nonchalamment accoudée à l’une des fenêtres de la salle des hommages. Elle venait d’abandonner sa broderie qui commençait à lui fatiguer les yeux pour aller contempler le paysage alentour, lorsque son regard fut attiré par un délicieux spectacle. Au début, sans vraiment y prêter attention, elle vit un moineau sortir d’un minuscule trou dans le mur et s’éloigner à tire d’ailes. Quelques instants plus tard, il revint avec une sauterelle coincée dans le bec et se posa au même endroit. Tournant sa tête grise à droite et à gauche d’un air inquiet, il finit par déposer son butin avant de repartir aussitôt.

En se penchant un peu plus, Ermessinde eut une meilleure vue sur le nid entre deux pierres disjointes et put ainsi apercevoir quatre oisillons affamés, ouvrant un bec aussi grand qu’eux et dont elle devinait plus qu’elle n’entendait les piaillements désespérés.

Ses oreilles étaient emplies par la voix mélodieuse de son frère. Gui était venu distraire ces dames de la cour pendant leur séance de broderie. Accompagné de sa harpe, il leur chantait ses dernières créations et celles-ci, sous le charme, en oubliaient leur ouvrage.

- Ermessinde mon enfant, ne te penche pas ainsi où tu vas finir par te rompre le cou, s’exclama Joanne de Séverac agacée.

Qu’allait donc encore inventer sa fille pour l’exaspérer ?

La jouvencelle avait certes l’allure fragile et maladive de sa mère, mais possédait le caractère coléreux, buté et téméraire de son père.

- Ne vous en faites pas mère, je sais ce que je fais, lui rétorqua Ermessinde le sourire aux lèvres en voyant revenir le moineau avec une autre sauterelle.

L’oiseau recommença sa manœuvre inquiète avant de lâcher sa proie qui disparut aussitôt dans un des minuscules gouffres quémandeur. Suivant des yeux son envol précipité, Ermessinde aperçut alors deux silhouettes sortant de la garnison. Elle reconnut sans peine la démarche souple et féline du capitaine aux côtés duquel… boitillait cette maudite serve !

Bras dessus, bras dessous, ils traversaient la cour quasiment déserte parsemée de flaques d’eau qui, telles du métal liquéfié, brillaient d’un éclat argenté dans la lumière matinale du soleil.

Une bouffée de rage lui monta au visage quand elle réalisa qu’Aymeric avait passé la nuit en sa compagnie. Elle se détourna brusquement de la fenêtre et revint s’asseoir à son ouvrage pour essayer de calmer sa fureur qui menaçait d’exploser d’un instant à l’autre. Son instinct ne l’avait donc pas trompé la veille. Dès que cette moins que rien avait quitté la salle - pour son plus grand plaisir - Aymeric n’avait plus été le même. Il n’avait pas cessé de lorgner du côté des portes d’un air préoccupé et sa gouaille s’en été trouvée amoindrie.

Pourquoi avait-il fallut que sa mère contrecarre ses projets de le suivre ?

Ermessinde avait deviné, elle, qu’il n’avait aucune intention de se rendre sur les remparts : c’était juste un prétexte pour aller retrouver cette pouilleuse.

La jouvencelle savait que les hommes avaient des besoins charnels à assouvir et pour cela, les domestiques leur servaient d’exutoire. Aymeric n’échappait pas à la règle et n’en était pas à sa première conquête, mais quelque chose lui disait de se méfier de celle-ci.

Ermessinde n’avait que six ans lorsque Aymeric était arrivé au château, mais il ne lui avait pas fallu longtemps avant de ressentir une étrange attirance envers ce garçon de treize ans triste et taciturne. Même son frère s’était rapproché de lui. Pourtant ils auraient pu le jalouser lorsque leur père l’avait pris sous son aile pour lui apprendre le métier des armes aux côtés de Gui.

Cependant, malgré l’affection parfois brutale que lui vouait le baron, Aymeric avait su rester à sa place et n’avait pas cherché à profiter de la situation. Au contraire, il s’était toujours arrangé pour que Gui, malgré son aversion et ses lacunes dans le maniement des armes, récolte les lauriers à sa place. Connaissant le caractère timoré de son fils, Déodat n’était pas dupe. Toutefois, il respectait le choix d’abnégation d’Aymeric et tout en congratulant son fils, il remerciait le jeune garçon du regard.

Gui, qui redoutait plus que tout les colères de son père, appréciait cet état de grâce et remerciait alors le Ciel de lui avoir envoyé ce jeune serf sorti de nulle part.

Suivant les deux garçons pas à pas, Ermessinde assistait à leur entraînement et récoltait avec délice les clins d’œil complices d’Aymeric l’incitant à se taire. C’était comme un code entre eux qu’elle n’aurait transgressé que sous la plus abominable des tortures. Pour la remercier, il lui apportait une fleur de liseron ou de pissenlit et la déposait cérémonieusement à ses pieds en l’appelant sa petite princesse.

Sous la houlette de Déodat de Séverac et de son capitaine de l’époque, Aymeric avait vite acquis l’aisance, la prestance et la confiance en lui qui lui faisaient tant défaut à son arrivée. Une véritable amitié, presque fraternelle, avait peu à peu lié les trois enfants pourtant issus de mondes différents.

Seulement, au fil des années, Ermessinde ne l’avait plus regardé avec les yeux d’une puînée. Elle avait compris ce qu’il lui arrivait lorsqu’elle avait surpris Aymeric occupé à lutiner une des servantes. Elle en avait ressenti une telle rage et un tel désespoir qu’elle avait fait chasser la fille sur le champ. Malheureusement, la scène s’était reproduite avec une autre, puis une autre et ainsi jusqu’à ce que son père, excédé par ses exigences auxquelles il ne comprenait rien, refuse de céder à ses caprices.

Ermessinde avait eu beau tempêter, crier, supplier et pleurer, Déodat de Séverac avait tenu bon et n’avait pas chassé l’intrigante. En désespoir de cause, elle avait fait vivre un véritable calvaire à la servante. Puis, lorsque Aymeric l’avait abandonnée pour une autre, Ermessinde avait compris avec soulagement qu’il n’aimait pas ces filles : elles n’étaient qu’une distraction. Alors, bien que cela lui coûte, elle avait accepté ses frasques, attendant avec impatience de grandir pour qu’il s’aperçoive enfin qu’elle n’était plus une petite fille. Malheureusement, elle avait beau avoir presque quinze ans, sa silhouette maigre et désespérément sans formes n’attirait pas les regards masculins… pas plus que celui d’Aymeric.

De plus, ce qu’elle redoutait à chacune de ses nouvelles conquêtes n’était-il pas en train de se produire ? Jamais Aymeric n’avait regardé une femme de cette façon.

Déjà, le jour de son arrivée, cette vilaine lui avait fait une drôle d’impression et elle avait failli intervenir pour que sa mère rejette la demande de Berthe. Mais faute d’argument solide, elle n’en avait rien fait, se contentant de l’observer de loin.

Maintenant, cette histoire allait trop loin. Il fallait agir et vite !

- Je trouverai bien un moyen de mettre cette sale serve hors d’état de nuire et cette fois-ci, père ne pourra pas s’y opposer. Je ferai juste en sorte qu’il croie que l’idée vient de lui, marmonna-t-elle entre ses dents en s’acharnant sur son ouvrage.

Déconcentrée par les grommellements de sa fille, Joanne de Séverac releva la tête de sa broderie. Intriguée, elle l’observa et ne put s’empêcher de lui faire remarquer :

- Mon enfant, si tu continues de la sorte, tu vas encore casser ton fil. Il n’est nul besoin de tirer si fort.

Comme piquée par une guêpe, Ermessinde fixa sa mère d’un œil mauvais et s’exclama furieusement :

- Pourquoi faut-il toujours que vous vous mêliez de mes affaires, laissez-moi donc tranquille à la fin !

Sur ces paroles, elle se leva d’un bloc en jetant son ouvrage à ses pieds et se mit à le piétiner. Toute la colère qu’elle avait retenue jusque-là se déversait en un long torrent furieux. Cela ne cessa que lorsqu’elle n’eut plus qu’un tas informe à ses pieds. Hautaine, Ermessinde quitta alors la pièce sans un regard pour qui que ce soit.

Un silence pesant alourdit aussitôt l’atmosphère. Gardant la tête baissée sur leurs ouvrages comme par crainte de représailles, les dames de compagnie n’osaient pas regarder la baronne qui avait brusquement pâli.

- Quel caractère ! C’est bien la fille de son père, s’exclama Joanne de Séverac en retrouvant des couleurs. Continue, mon fils, nous n’allons pas laisser cette enfant gâtée gâcher cette belle matinée, ajouta-t-elle en couvant Gui d’un regard attendri.

Le damoiseau ébaucha un sourire contrit et reprit sa ballade.

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