Chapitre 13

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Indifférent aux bourrasques de vent qui ébouriffaient sa tignasse, Aymeric descendit d’un pas énergique la rampe d’accès menant dans la basse-cour. Un pli de contrariété barrait son front. Lui qui n’aspirait qu’à se détendre après plus d’une semaine passée en mondanités s’était retrouvé coincé à la table seigneuriale entre Joanne de Séverac et sa fille. Elles n’étaient pas de mauvaise compagnie, mais il aurait préféré être aux côtés de sa cousine dont il voulait soutirer tous les détails concernant son « sauvetage ».

Mais surtout, il aurait pu faire plus ample connaissance avec la belle Alis !

Aymeric sourit en repensant à la tête qu’elle avait faite lorsque Catherine l’avait présenté comme son cousin. Apparemment, ce simple fait avait eu l’air de le faire remonter dans son estime. La belle serve ne le regardait plus avec autant de méfiance ni d’hostilité. Non. C’était autre chose. On aurait dit qu’elle l’évaluait. Il avait plusieurs fois senti son regard songeur se poser sur lui tout au long du repas.

- Ma foi, c’est plutôt bon signe, pensa-t-il en ébauchant un hochement de tête satisfait.

La seule ombre au tableau était de l’avoir vue sortir suivie de près par Gautier. En d’autre temps, Aymeric ne se serait pas inquiété, mais le serf avait changé. Il subissait la mauvaise influence de quelques soldats, parmi les plus fourbes et les plus cruels, Arnaud en tête, qui lui avaient fait découvrir les joies du sexe en l’emmenant dans les bourdeaux les plus mal fréquentés de la ville.

Aymeric s’était retenu de suivre Gautier sur le champ. Puis n’y tenant plus, il avait prétexté vouloir faire un dernier tour de ronde pour s’assurer que tout allait bien. Son départ avait soulevé quelques protestations… vite noyées dans des choppes de vin.

La seule qui avait failli poser problème était Ermessinde : la damoiselle s’était proposé pour l’accompagner, mais fort heureusement, sa mère était intervenue et lui avait intimé de demeurer à table pour honorer les invités.

Il aurait pu intercéder en sa faveur - cela n’aurait pas été la première fois qu’Ermessinde ou son frère Gui l’aurait suivi sur les remparts - mais ce soir, Aymeric avait envie de solitude… et pourquoi pas, essayer de retrouver Alis.

Depuis qu’il l’avait revue, il ne pensait qu’à l’approcher, l’apprivoiser… et bien sûr l’emmener jusqu’à sa couche. La partie serait rude, mais le jeu en valait la chandelle !

Sans se soucier de l’obscurité, Aymeric déboucha dans la basse-cour et se dirigea vers la citerne. Soudain, il se figea et un frisson d’appréhension secoua son échine : un long hurlement de douleur venait de trouer la nuit devant lui.

Alors qu’il amorçait un pas dans la direction supposée - le vent charriait les bruits de telle sorte que l’on avait la désagréable impression qu’ils venaient de partout et de nulle part - une masse gesticulante atterrit violemment dans ses bras.

Déséquilibré par le poids de ce corps projeté avec force, il recula de deux ou trois pas avant de retrouver son aplomb.

- Holà, tout doux ! S’exclama-t-il en tentant de maîtriser l’individu qui se débattait.

Alis reconnut aussitôt cette voix. Elle qui croyait avec horreur avoir été saisie par Gautier, s’accrocha sans plus réfléchir à ce torse réconfortant.

Elle laissa alors s’échapper les sanglots coincés au fond de sa gorge depuis le début de cette sordide cavalcade.

- C’est… c’est vous Alis ? Murmura-t-il dans ses cheveux tourbillonnant autour de lui, et dont les pointes, telles des vipères en colère, dardaient leurs langues acérées sur ses joues.

Incapable de répondre, Alis hocha la tête. Même si une grande partie de sa rancœur vis-à-vis d’Aymeric s’était envolée depuis qu’elle le savait proche de Catherine, une bouffée de honte mêlée de peur l’envahit à la pensée qu’il l’ait encore surprise en si mauvaise posture.

Saisissant toute l’intensité de sa frayeur, Aymeric la serra contre lui et caressa ses cheveux pour essayer de calmer ses tremblements.

Reconnaissant la voix de son capitaine, Gautier avait cessé sa poursuite et commencé à reculer, profitant de l’obscurité pour s’éloigner. Mais à ce moment-là, une formidable série d’éclairs illumina sa lâche retraite.

Lorsqu’il l’aperçut, Aymeric, furieux, pointa un doigt vengeur dans sa direction :

- Fiche-moi le camp d’ici ! Et si jamais j’apprends que tu lui as fait le moindre mal, c’est à moi que tu devras rendre des comptes.

Dans la nuit, la voix du capitaine claqua comme un coup de fouet, faisant fuir Gautier en courant sans demander son reste.

Alis et Aymeric restèrent un long moment ainsi enlacés. Lui bouillonnant d’une fureur sourde à l’encontre de cet abruti qui ne perdait rien pour attendre ; elle essayant de reprendre ses esprits après la frayeur qu’elle venait de subir.

Peu à peu, la colère d’Aymeric s’estompa pour céder la place à un étrange sentiment de bonheur devant cet incroyable coup du sort qui l’avait jetée dans ses bras. Il attendit patiemment que ses tremblements s’espacent et dégagea son visage masqué par ses longs cheveux en désordre.

À la faveur de l’obscurité marbrée d’éclairs, il encadra sa figure entre ses mains et la regarda attentivement pour voir si elle n’était pas blessée : Alis ne sanglotait plus et seules quelques larmes hésitantes, comme égarées, continuaient à rouler sur ses joues.

Aymeric sentit son cœur s’emballer à la vue de ce regard profond, comme un puits insondable et dans lequel il se sentait basculer.

Bouleversé par son air de petite fille prise en faute, il capitula. Étranger à la tempête menaçante qui tourbillonnait autour d’eux, il se pencha pour l’embrasser délicatement de chaque côté de son nez et ainsi effacer ses larmes.

Il avait des gestes si tendres et si doux qu’Alis se laissa faire, oubliant la plus élémentaire prudence qui avait failli la perdre quelques instants plus tôt. Et malgré sa cheville qui l’élançait vivement, elle n’était pas pressée de sortir du doux rempart de ses bras.

Devant son absence de réaction pour le repousser, Aymeric s’attarda et laissa ses lèvres effleurer le velouté de sa joue jusqu’aux commissures de ses lèvres. Il les lutina de minuscules baisers, avant d’atterrir sans hésiter sur sa bouche chagrine.

Alis sentit un frisson de plaisir parcourir son échine sous la caresse de ce baiser aussi léger qu’une aile de papillon. Tous ses sens s’étaient mis en alerte, mais attendaient le moindre signe de sa volonté pour l’instant annihilée. La serve n’arrivait pas à mettre un terme à cette situation qui risquait pourtant de l’entraîner sur une pente dangereuse.

Aymeric s’enhardit et devint plus pressant. Ses mains descendirent lentement jusqu’à sa chute de reins pendant que sa bouche s’entrouvrait avec gourmandise pour mieux goûter à la sienne toujours close.

Malgré l’onde de chaleur qui l’envahit lorsqu’elle sentit cette pointe de langue essayer de forcer ses lèvres, Alis, désorientée par cette pratique, recula la tête et appuya des deux mains sur son torse pour le repousser.

Surpris par sa réaction, Aymeric relâcha son étreinte. Il serait bien allé plus loin, mais ce n’était pas le moment de la brusquer. C’était un bon début, prometteur à souhait…

Soudain, alors qu’il esquissait un pas en arrière pour la ramener vers la rampe où ils auraient plus de lumière, un vacarme épouvantable retentit au-dessus du donjon, leur faisant rentrer la tête dans les épaules. L’orage qu’ils avaient oublié, allait éclater d’un instant à l’autre et libérer sa pluie diluvienne.

Aymeric saisit la main d’Alis et l’entraîna à sa suite. Un long gémissement de douleur arrêta net sa progression et le fit se tourner avec inquiétude.

- Où avez-vous mal ? Que vous a-t-il fait ?

Tant qu’elle était soutenue dans ses bras, Alis avait soulagé sa cheville blessée en s’appuyant sur l’autre, mais dès qu’il l’avait lâchée, le simple fait de devoir s’en servir l’avait déséquilibrée et elle s’était retrouvée assise sur le pavé.

- Je me suis tordue la cheville, elle me fait mal dès que je m’appuie dessus, l’eau froide de la citerne devrait me faire du bien, grimaça-t-elle en se massant le pied.

Il dut se pencher pour pouvoir entendre ce qu’elle disait. Les gémissements affolés du vent emportaient sa voix au loin, mais il saisit l’essentiel du message.

- Vous ne pouvez pas marcher ?

- Avec l’aide de votre bras, je devrais y arriver.

Aymeric hocha la tête d’un air entendu et la saisit sous les bras pour la remettre d’aplomb. Tout à coup, un autre éclair démesuré troua l’obscurité, suivi d’un roulement de tonnerre à faire frémir le diable lui-même. D’énormes gouttes d’eau commencèrent à s’écraser autour d’eux. Et lorsque les nuages se déchirèrent pour libérer une pluie drue et compacte, Aymeric la souleva dans ses bras et traversa la cour d’un pas rapide en direction de la garnison pour les mettre à l’abri.

- Je crois qu’on va devoir oublier la citerne ! Cria-t-il d’une voix amusée.

Le visage à moitié caché contre son épaule pour se protéger de cette pluie battante, Alis hocha la tête en signe d’assentiment.

- On y est presque, marmonna-t-il contre son oreille pour s’encourager. Tirez la porte, vite, ajouta-t-il en secouant la tête pour écarter le rideau de pluie qui les enveloppait.

S’écartant à regret de son refuge, Alis se tourna et tira de toutes ses forces le lourd battant de bois qu’ils franchirent en hâte.

Moitié riant moitié jurant contre cette averse qui les avait trempés, Aymeric la déposa et s’ébroua en secouant sa tignasse dégoulinante, comiquement plaquée sur sa tête.

Gagnée par son hilarité, Alis essayait aussi de secouer ses vêtements mouillés et tordait ses longs cheveux pour les essorer.

À côté de la porte, une torche fichée dans le mur éclairait faiblement la grande pièce.

Écoeurée par le mélange d’odeurs corporelles tenaces qui agressa ses narines, Alis eut un regard circulaire et découvrit alors les alignements de paillasses vides aux côtés desquelles gisaient des écus, des arbalètes avec leurs carreaux rangés dans un coin en prévision de futures batailles. Réalisant soudain où ils se trouvaient, elle s’exclama :

- Pourquoi m’avez-vous amenée ici ? Comment vais-je faire pour rentrer ?

- Cette nuit je vous garde près de moi, je ne voudrais pas qu’il vous arrive quoi que ce soit.

Abasourdie par son culot, Alis recouvra vite son sérieux :

- Comment avez-vous pu penser un seul instant que j’allais dormir ici ? Je… je vous connais à peine et puis vous…

- Là, je vous arrête tout de suite : d’accord c’est moi qui ai arrêté votre père, d’accord j’ai peut-être été un peu rustre ce jour-là, mais vous devez comprendre que je n’ai fait qu’obéir aux ordres. Quant à ce qui est de se connaître, eh bien… quel meilleur moment que celui-là pour en apprendre un peu plus l’un sur l’autre ?

Voyant qu’elle arborait encore sa moue boudeuse et dubitative, Aymeric ajouta avec un sourire enjôleur :

- De toute façon ma belle, le temps ne nous laisse guère le choix. Je n’ai pas spécialement envie de ressortir et d’affronter l’orage rien que pour vos beaux yeux. Alors faisons contre mauvaise fortune bon cœur et profitons-en pour faire mieux connaissance. Vous ne le regretterez pas, faites-moi confiance. Et puis, si ça peut vous rassurer, je ne suis pas du genre à abuser des fillettes contre leur volonté.

Sans lui laisser le loisir de répondre, Aymeric la souleva dans ses bras et l’emmena vers le fond de la pièce.

- Je ne suis plus une fillette, j’ai plus de quinze ans ! Mettez vous ça dans la tête une bonne fois pour toutes, et … pour ce qui est de vous faire confiance, on verra, marmonna-t-elle crânement.

Aymeric se contenta de sourire et longea le désordre des paillasses jusqu’à la dernière, légèrement à l’écart des autres. Là, il la déposa sur un trépied et s’empara d’un bout de chandelle qu’il alla allumer à la torche de l’entrée.

Son devoir accompli, il s’assit sur le bord de sa paillasse et commença à ôter son bliaud.

Lorsqu’il enleva sa chainse, se retrouvant ainsi torse nu, elle détourna vivement la tête :

- Que faites-vous ?

- Je me déshabille, tout simplement. Je ne vais pas rester mouillé pour dormir. Je vais aussi devoir changer mes braies et mes chausses alors…

Affreusement gênée, Alis s’astreint à ne pas bouger d’un pouce vu qu’il s’empressait de joindre le geste à la parole, et ne se retourna qu’une fois sûre qu’il eut fini.

Aymeric se tenait debout torse nu et essuyait ses cheveux dans un linge propre. Mais, devant sa moue boudeuse et dépitée, il suspendit son geste et la détailla en souriant :

- Ne vous inquiétez pas, ma belle, dès que j’aurai fini de me sécher, je m’occupe de vous.

Alis en resta bouche bée et se sentit devenir écarlate. Elle regardait autour d’elle, essayant de trouver une échappatoire à cette situation gênante. Malheureusement, elle n’avait d’autre issue que la porte principale et celle-ci était trop éloignée pour qu’elle puisse l’atteindre à cloche-pied. Elle enrageait de se retrouver prise au piège, à la merci de cet homme. Mais aussi, comment avait-elle pu se laisser aller ainsi dans la basse-cour ? Maintenant, il devait la prendre pour une fille facile.

Ce qui commençait aussi à l’inquiéter était le retour des autres soldats : était-il de ceux qui partagent leur butin avec ses hommes ?

À cette évocation, un frisson d’appréhension la secoua tout entière.

- Allez, maintenant, c’est à vous. Il faut vous changer, sinon vous allez attraper la mort, vous tremblez comme une feuille.

- À moins que vous ayez un bliaud pour moi, comment voulez-vous que je fasse ? Même ma chainse est trempée, ajouta-t-elle d’une voix entre colère et désespoir.

Sans prendre la peine de lui répondre, Aymeric se tourna et farfouilla dans un coffre situé de l’autre côté de sa couche. Il se redressa aussitôt avec un sourire triomphant :

- Et voilà un linge sec pour sécher vos cheveux, ainsi qu’une chainse toute propre pour vous, gente damoiselle. Elle risque d’être un peu grande, mais c’est tout ce que j’ai.

Devant sa mine angoissée, il se pencha et lui souleva le menton :

- Ne vous en faites pas, je serai sage. Je vous l’ai promis, non ? Je m’occuperai de vous comme si vous étiez ma cadette, d’accord ? Et puis, ne vous inquiétez pas pour les autres, ajouta-t-il en surprenant son regard affolé vers la porte, ils ne sont pas près de revenir. Entre la pluie qui tombe à seaux et le bon vin qui coule à flot, j’en connais peu qui braveront la première pour laisser tomber le second.

Captivée par son regard enjôleur, Alis hocha la tête. Comment faisait-il pour deviner avec autant de perspicacité ce qu’elle ressentait ?

Aymeric lui fit un clin d’œil complice avant de s’allonger sur sa couche et de se tourner.

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