Chapitre 10 suite 1

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La serve suivit le regard de Berthe et aperçut à son tour l’altercation qui se déroulait devant l’étal. Le pauvre apothicaire, désavantagé par sa petite taille et sa carrure fluette, passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, accablé par les menaces et insultes d’une grande femme aux formes bien rebondies. Ses cheveux d’un blond sale et coiffés à la va vite lui donnaient une allure dépenaillée et lorsqu’elle se tourna pour prendre les badauds à témoin, Alis haussa les sourcils de surprise à la vue de son visage outrageusement peint.

La serve eut un mouvement de recul : elle avait déjà entendu parler de ces femmes de mauvaise vie qui vendaient leurs corps au plus offrant et que l’on nommait ribaude, toutefois elle n’en avait jamais vu d’aussi près. Elle sentait la main de Berthe la tirer en arrière, mais elle ne pouvait détacher ses yeux de l’étrange scène.

Pourquoi cette femme accablait-elle ainsi l’apothicaire de son courroux ?

Alis connaissait sa réputation d’honnête homme, serviable autant qu’avenant, aussi elle fut étonnée de voir passer sur son visage toutes les expressions allant du dégoût au plus profond mépris. Il hochait la tête en signe de dénégation devant l’air maintenant suppliant de la ribaude. Celle-ci, comprenant que ses menaces n’impressionnaient pas l’apothicaire, avait abandonné toute superbe jusqu’à s’abaisser à l’implorer.

- Je vous en supplie, messire Etienne, ma fille va mourir si vous ne l’aidez pas ! Je vous paierai, je vous donnerai ce que vous voulez mais venez ! On m’a tellement vanté votre bonté et votre générosité… ne m’abandonnez pas, je vous en prie.

La voix de la ribaude se brisa dans un sanglot tandis que l’apothicaire ne quittait pas son allure hautaine et offensée.

- Allez donc voir le mire ! Quant à moi, je n’irai pas, pour tout l’or du monde, mettre les pieds dans votre bourdeau. Allez, partez ou j’appelle la garde !

À ces mots, le visage de la ribaude s’empourpra de colère. Comprenant que la bataille était perdue, elle ravala ses larmes et lui rétorqua avec le plus grand dédain :

- Vous savez très bien que le mire ne se déplacera pas pour une fille de « mauvaise vie » comme vous dites, il aime bien abuser d’elles, mais pour ce qui est de les soigner y a plus personne. Vous n’êtes qu’un hypocrite, puissiez-vous pourrir en enfer ! Je crache sur votre vie misérable en attendant de pouvoir un jour pisser sur votre tombe !

Joignant le geste à la parole, la femme se racla la gorge et émit un superbe jet de salive qui manqua de peu d’atteindre le bas des chausses de l’apothicaire. Les yeux écarquillés d’horreur, il regarda autour de lui d’un air affolé cherchant le soutien d’une âme charitable parmi les badauds rassemblés devant son échoppe, mais la plupart s’étaient écartés, qui sur un signe de croix effrayé, qui avec un haussement d’épaule désabusé, pour laisser passer la ribaude.

Malgré le chagrin qui secouait ses épaules, celle-ci s’éloigna à grandes enjambées.

Alis se tourna vers Berthe. La matrone tirait toujours sur son bras pour tenter de lui faire rebrousser chemin vers la rue principale, mais l’étrange lueur qu’elle découvrit dans ses yeux la cloua sur place de stupeur tout en lui faisant lâcher prise.

- Alis, tu ne vas quand même pas… ? Bredouilla-t-elle avec une grimace de désespoir.

La serve lui renvoya un sourire serein et répondit d’une voix douce mais déterminée :

- Je ne connais pas cette fille mais en quoi est-elle différente de Catherine ? Si elle a besoin d’aide, je ne peux pas passer mon chemin comme ça. Maintenant, c’est à vous de décider si vous m’accompagnez… ou non.

Devant tant d’aplomb, Berthe resta bouche bée. Mais son hésitation s’évanouit lorsque Alis tourna les talons. Elle s’élança à sa suite en soupirant :

- Attends-moi, je viens avec toi.

Alis marchait si vite pour essayer de rattraper cette femme, bousculant ceux qui avaient le malheur de se trouver sur son passage, que Berthe, à bout de souffle, était obligée de trottiner péniblement derrière elle sous peine de la perdre de vue.

Entendant l’étrange cavalcade qui la suivait et la hélait, la ribaude se retourna et les regarda avec un mélange de curiosité et de méfiance.

- Qu’est-ce que vous me voulez ? Les apostropha-t-elle d’un air mauvais malgré le sourire avenant qu’arborait Alis.

- J’ai assisté à votre, euh… dispute avec messire Etienne, et j’ai cru comprendre que votre fille avait besoin de soins urgents.

- Oui et alors ? En quoi ça vous concerne ?

La ribaude renifla avant d’essuyer ses yeux larmoyants d’un revers de manche. Le maquillage dont elle s’était affublée et qui avait commencé à couler, ne résista pas à cet ultime assaut : une traînée noirâtre macula comiquement le haut de son visage.

- Laissez-moi l’examiner et avec un peu de chance je pourrai peut-être vous aider, plaida Alis en essayant de garder son sérieux face à ce visage barbouillé.

- C’est une guérisseuse, crut bon d’expliquer Berthe sur le ton de la confidence.

La ribaude examina plus attentivement le visage d’Alis et soudain, un sourire incrédule étira ses lèvres charnues agrémentées d’un rouge criard.

- Mais je te connais, s’exclama-t-elle en secouant la tête, tu es la fille de la guérisseuse du Lévézou ! Ça alors, mais c’est le Ciel qui t’a mise sur ma route !

C’était au tour d’Alis de regarder la ribaude avec curiosité, cherchant à mettre un nom sur ce visage qui pourtant ne lui semblait pas familier.

- Oh, ce n’est pas la peine d’essayer de me remettre, va. Lorsque je suis venue voir ta mère juste avant le début de l’hiver, je ne m’étais pas peinte de la sorte. Un soldat de passage m’avait laissé une saleté dont je n’arrivais pas à me débarrasser. Elle m’a donné une tisane, un onguent et hop, le tour était joué ! C’est sur le chemin du retour que je t’ai croisée. Tu revenais des champs avec ton père et tes frères, et ton visage exprimait une telle gaîté et une telle fierté malgré la lourde charge qui te faisait courber l’échine, que je n’ai pas pu m’empêcher de m’arrêter pour vous regarder passer.

- Mais comment pouvez-vous vous souvenir de moi après tout ce temps ?

- Je n’oublie jamais le visage d’une donzelle qui aurait pu faire une excellente gagneuse, lui rétorqua la ribaude d’un ton docte.

Ne comprenant pas l’allusion, Alis fronça les sourcils. Ce n’est que lorsqu’elle entendit le « oh » indigné de Berthe qu’elle saisit la grivoiserie du message. Une bouffée de chaleur colora ses joues d’un beau rouge vif et elle détourna les yeux, affreusement gênée de se sentir jaugée comme une vulgaire pouliche tout juste bonne pour l’étalon.

- Hé, la belle, ne fais pas cette tête ! C’était juste un compliment : tu es bien trop sauvage pour te soumettre aux exigences masculines. Hélas, je n’ai pas su voir le même désir de liberté chez ma fille et maintenant la voilà entre la vie et la mort à cause de moi.

À cette évocation, Alis se ressaisit. Après tout, que lui importait les considérations de cette femme ? Ce n’était ni l’endroit, au milieu de cette ruelle sale et animée, ni le moment : quelqu’un se mourait pendant qu’elles perdaient du temps à discuter. Aussi, elle décida de prendre les choses en main. Voyant que la ribaude s’était remise à pleurer, elle lui entoura les épaules d’un bras protecteur.

- Allons, allons, ne vous inquiétez pas, menez-nous vite auprès d’elle et en chemin, vous me raconterez ce qui s’est passé.

Si Alis avait encore des doutes sur le choix qu’elle venait de faire, ils furent vite balayés par le regard empli de reconnaissance que lui jeta la ribaude entre ses larmes.

Lorsqu’elle pénétra à la suite de Bertrande dans la taverne que messire Etienne avait vulgairement appelée bourdeau, Alis fut étonnée de constater que rien en apparence ne donnait à penser que l’endroit était considéré comme un lieu de perdition. Cependant, dès que ses yeux se furent accoutumés à la pénombre qui régnait dans la petite salle au plafond bas, elle aperçut les quelques clients attablés, accompagnés de femmes aux visages peints assises sur leurs genoux ou sur un coin de table. Celles-ci avaient leurs chainses délacées et leurs poitrines, plus ou moins opulentes, s’étalaient à la vue de tous. Les mains masculines s’attardaient avec plaisir sur ces appâts offerts, pétrissant et pinçant ces chairs blanches et tendres.

Soudain, un éclat de rire plus strident que les autres attira son attention. Dans le fond de la salle, un homme se leva en titubant sans faire attention à sa chaise qui s’écrasa avec fracas sur le sol dallé. Il eut un regard circulaire comme pour prendre l’assistance à témoin et versa cérémonieusement le reste de sa choppe de cervoise sur la poitrine d’une ribaude assise sur sa table. Penchée en arrière, elle émit un rire de gorge lorsque le rustaud se pencha pour lui lécher goulûment les seins pendant que ses mains farfouillaient sous sa jupe retroussée jusqu’en haut des cuisses.

Changée en statue de sel face à ce spectacle sordide, Alis sursauta au son de la voix gutturale du tavernier. Debout derrière son étal qui occupait presque toute la largeur du mur sur leur droite, sa face rubiconde, ornée d’une tignasse aussi rousse et frisée que sa barbe, observait avec malice les trois femmes qui venaient d’entrer.

- Hé, la Bertrande, que nous ramènes-tu là ? Par ma foi, je ne sais pas où tu as été dégotter cette jolie pucelle, mais m’est avis qu’elle va plaire à notre clientèle ! L’autre, par contre, m’a pas l’air de la toute dernière fraîcheur, ajouta-t-il d’un air dubitatif en faisant une drôle de moue.

- Te fais pas d’illusions, Guillaume, elles ne sont pas là pour toi. Ce sont juste des amies qui viennent soigner ma fille, rétorqua la ribaude d’un ton las sans même le regarder.

- Laisse-la crever tranquille, mâchonna-t-il en curant ses dents écartées à l’aide de l’ongle sale de son auriculaire. Même si elle s’en sort, elle ne sera plus bonne à rien.

- Crève toi-même sale porc, murmura la ribaude entre ses dents.

Et sans plus se préoccuper du tavernier, elle fit signe à Alis et à Berthe de la suivre. Bertrande souleva une lourde tenture masquant l’entrée d’une seconde pièce aussi peu éclairée que la première. Le sol dallé était jonché de paille et de grands draps tendus sur des tringles partageaient la salle de sorte à composer plusieurs « chambres ».

Plantées comme des piquets, Alis et Berthe n’osaient plus bouger et regardaient autour d’elles avec un mélange d’horreur et de curiosité. Elles furent soudain bousculées par le rustaud et la fille qui s’étaient donnés en spectacle dans la taverne. Ils se soutenaient l’un l’autre, gloussant et échangeant d’immondes baisers dans un mélange de langues indécents.

Lorsque l’étrange couple les dépassa, Alis émit un hoquet de stupeur, ponctué par un « Jésus, Marie, Joseph » éberlué de Berthe. En effet, l’homme avait coincé le bliaud de la ribaude sur le haut de ses reins et promenait avidement sa main sur son fessier dénudé. Parvenue devant l’un des rideaux, la fille se dégagea de son étreinte pour l’ouvrir et, avec une courbette moqueuse, inviter son comparse à la suivre. À peine le drap était retombé, que le bruit mou de deux corps s’affalant sur une paillasse se fit entendre accompagné par force rires gras et gloussements obscènes.

Alis détourna vivement les yeux du spectacle qui se déroulait en ombres chinoises et reporta son attention sur Bertrande. Elle les avait devancées et se tenait devant le dernier rideau au fond de la pièce. La ribaude attendit que les deux femmes la rejoignent avant de le soulever et de les inviter à la suivre à l’intérieur de l’alcôve. Une odeur forte de transpiration mêlée à celle plus âcre du sang séché les accueillit funestement. Une forme allongée, recroquevillée sur elle-même comme un fœtus, gisait sur une paillasse. Elle émettait des gémissements, pareils à ceux d’un animal blessé, et des tremblements incoercibles secouaient sa maigre carcasse. Bertrande s’agenouilla près de sa tête et repoussa d’un geste tendre les cheveux sales qui recouvraient son visage.

- C’est moi, Margot, n’aie pas peur. Je t’ai amenée une amie. Elle est guérisseuse, elle va te soigner, tout ira bien après, tu verras, chuchota-t-elle avec un pauvre sourire.

Alis se pencha à son tour pour essayer de voir le visage de la fille. Elle distingua ses yeux bleus, étrangement éteints, émergeant à grand peine du tas de chiffons imbibés de sang séché qui lui masquaient la majeure partie du visage. Elle approcha doucement sa main et effleura son front brûlant de fièvre. Puis, s’attendant au pire, elle prit une profonde inspiration et du bout des doigts, commença à ôter les linges souillés.

- Dieu du Ciel ! S’exclama Berthe avec horreur en détournant les yeux.

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