Chapitre 6 suite

12 minutes de lecture

Et soudain cela lui revint, suivi d’un doute affreux qui lui oppressa la poitrine. Elle revoyait très bien le visage d’une des dames de compagnie de la baronne ainsi que celui d’Ermessinde lorsque le capitaine était entré dans la pièce.

- Mon Dieu, pria Alis, pourvu que

Elle n’eut pas le temps d’achever sa pensée que déjà une voix familière faisait dresser les petits cheveux de sa nuque.

- Bien le bonsoir tout le monde et bon appétit ! Vous permettez ?

La bouche encore ouverte, Alis tourna la tête de côté et la releva pour suivre du regard la silhouette oh combien familière. Elle n’avait pas rêvé : le capitaine se tenait là, légèrement penché, et ses derniers mots s’adressaient bien à elle. Sur son visage se dessinait l’éternel sourire narquois qui l’horripilait tant.

Pendant ce temps, des réponses à son salut fusaient de toutes parts. Les autres convives avaient l’air de l’apprécier grandement.

Alis referma la bouche et ravala la boule d’angoisse qui s’était formée au fond de sa gorge. Elle était si désemparée de le voir là qu’elle mit un certain temps avant de réaliser qu’il lui demandait tout simplement de se pousser pour s’asseoir à ses côtés.

Elle regarda autour d’elle d’un air affolé, comme cherchant du secours parmi cette assemblée qui pourtant semblait acquise à cet homme. Avec horreur, elle remarqua que le rang face à elle s’était clairsemé, libérant quelques places.

Pourquoi insistait-il pour s’asseoir à ses côtés si ce n’était pour l’humilier ?

Alis reporta son regard sur lui et constata que non seulement il n’avait pas bougé d’un pouce, mais qu’en plus son sourire s’était élargi de manière provocante. Il fallait en finir et si elle ne voulait pas que la situation tourne au ridicule, il ne lui restait plus qu’à se pousser. Ce qu’elle fit… la mort dans l’âme.

- Ah, Aymeric, tu nous as manqué, quel plaisir de te voir de retour parmi nous, s’enthousiasma aussitôt Berthe avec un grand sourire en se penchant en avant pour mieux l’apercevoir.

Aymeric se pencha à son tour pour lui répondre et Alis, se sentant de trop, bascula autant qu’elle le put son corps en arrière pour leur laisser le champ libre.

- Hélas pas pour longtemps, ma bonne Berthe. Je suis juste venu apporter des nouvelles de Monseigneur à notre baronne et je repars à Millau demain dès l’aube.

- Quel dommage, j’aurais bien aimé que tu nous racontes les détails croustillants de la cour du vicomte.

- Une autre fois, gente Berthe, une autre fois, murmura-t-il en dévisageant Alis.

Maintenant qu’il était près d’elle, la serve remarqua pour la première fois le contraste saisissant de son abondante chevelure hirsute d’un noir de jais avec le bleu d’une pureté parfaite de ses yeux. D’ailleurs, son regard était si troublant et embarrassant qu’elle ne savait plus quoi faire pour échapper à son inquisition.

S’apercevant de l’intérêt du capitaine pour la serve, Berthe se fit un plaisir de jouer les entremetteuses. Elle fit un clin d’œil à Aymeric et s’empressa de le renseigner :

- Je te présente Alis, une bien jolie serve dont j’ai fait la connaissance ce matin. Et lui, ajouta-t-elle à l’adresse de la jeune fille, c’est notre capitaine de garnison, Aymeric.

Rougissant comme une pivoine, Alis essaya de se pousser un peu plus, mais Berthe prenait trop de place.

- Bienvenue parmi nous, susurra-t-il d’une voix sensuelle.

- Merci, murmura-t-elle sèchement en essayant d’éviter son regard moqueur.

Devant l’assemblée, il avait fait semblant de ne pas la connaître, mais elle savait très bien qu’il n’en était rien. Dans son regard bleu, elle voyait sa détermination : il voulait lui faire payer l’affront qu’elle lui avait fait subir. Seulement, son désir de vengeance n’était pas l’unique but de ce rapprochement. Il y avait autre chose… mais quoi ?

- Puis-je me servir de votre écuelle, lui demanda-t-il en désignant le récipient vide qu’elle avait toujours devant elle.

- Mais je vous en prie, capitaine, lui rétorqua Alis en lui rendant son sourire narquois et en poussant sans ménagement l’écuelle devant lui.

Aymeric réprima un éclat de rire, manquant de s’étouffer avec la tranche de pain garnie du reste de terrine qu’il était en train d’engloutir. Décidément cette donzelle lui plaisait de plus en plus. Maintenant qu’il était près d’elle, il pouvait la détailler à loisir. Son port de tête altier en disait long sur son caractère, son défi des convenances. Il l’avait vue lorsqu’elle avait dévisagé Dame Joanne sans aucune vergogne pour avoir sa réponse. L’usage était d’éduquer les jeunes filles à marcher tête baissée et d’éviter ainsi de croiser le regard des hommes. De plus, la plupart des serfs adoptaient une attitude soumise qui allait jusqu’à déformer leur démarche. Il n’était pas rare de les voir cheminer dos courbé, les yeux fixant obstinément le sol comme s’ils voulaient à tout prix passer inaperçus.

Mais pas elle : on pouvait lire dans son regard d’une profondeur abyssale, toute sa détermination et sa fierté d’appartenir à cette terre sauvage du Lévézou. Sa condition de serve ne la gênait pas, et c’est ce qui l’avait le plus frappé lors de leur première rencontre. Il s’était même fait la réflexion que si elle avait été un homme, elle aurait fait un excellent soldat, assez téméraire pour foncer dans le tas sans craindre les représailles. Mais heureusement pour lui elle était une femme. Et quelle femme !

Que n’aurait-il donné pour pouvoir effleurer de ses lèvres le grain parfait de ses joues veloutées, brunies d’avoir essuyé quotidiennement les caresses des rayons de soleil pendant les pénibles travaux des champs. Les critères de beauté encensaient plutôt les peaux blanches et laiteuses, mais il n’en avait cure. Au contraire, ce visage racontait une histoire, il vivait et malgré l’air contrarié qu’il arborait en ce moment, il rayonnait d’une lumière intérieure. Sa proximité l’électrisait et Aymeric dut faire un effort surhumain pour se retenir de plonger les mains dans ses cheveux pour attirer son visage et baiser ces lèvres tentatrices.

Alis se sentait mal à l’aise sous son regard scrutateur. Elle n’osait même plus manger sa tartine abandonnée devant elle. De plus, à cause de Berthe qui prenait trop de place, elle avait ses jambes coincées de chaque côté des tréteaux. De ce fait, sa cuisse gauche se trouvait pressée contre celle du capitaine et elle sentait sa chaleur s’insinuer à travers leurs étoffes respectives. Elle avait bien tenté de dégager sa jambe, mais comme fait exprès, la pression s’en était trouvée accrue.

Alis ne savait plus quoi faire. Elle n’osait plus bouger et fixait désespérément son gobelet devant elle comme si un génie avait pu s’en échapper et l’emmener loin de là. Mais ce ne fut pas le cas. La main d’Aymeric entra dans son champ de vision pour saisir le gobelet et elle entendit sa voix lui demander d’un ton suave si elle avait soif. Elle hocha la tête d’un mouvement saccadé. Un peu de vin lui ferait peut-être du bien et calmerait sa bouche asséchée.

Désorientée, Alis avança un peu trop vite sa main et sursauta lorsqu’elle effleura sans le vouloir celle du capitaine qui la retirait. De surprise, elle tourna la tête et croisa encore son regard pétillant de malice et étrangement insistant. Il arborait ce rictus ironique qui déformait sa lèvre supérieure et lui donnait un air si imbus de sa personne, qu’Alis se retint à grand peine de le gifler pour le lui faire ravaler.

En fait, elle ne supportait pas l’état dans lequel sa présence à ses côtés la plongeait. Malgré tout le ressentiment qu’elle éprouvait pour lui, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir bouleversée. À son contact, une étrange langueur s’était emparée de ses sens. Sa raison lui disait de fuir alors que son corps réclamait le contraire, mais coincée comme elle l’était entre lui et Berthe, elle ne pouvait pas bouger sans en faire lever un des deux.

Heureusement, Pierre arriva pour remplir l’écuelle d’Aymeric et détourna ainsi son attention. Ils parlèrent de la pluie et du beau temps et Alis en profita pour se recomposer une attitude plus détendue en essayant de s’intéresser à la conversation de Berthe.

Pour échapper au regard plein de haine de Bénédicte, elle demanda à la matrone :

- Catherine n’est pas ici ?

Berthe se tourna vers elle et haussa les épaules :

- Elle était si fatiguée après notre escapade à Séverac que je l’aie obligée à aller se reposer dans la remise, lui répondit-elle sur le ton de la confidence en désignant d’un geste vague une porte au fond de la cuisine.

- Elle va bien tout de même ? S’inquiéta Alis qui ressentait une attirance amicale inexpliquée envers la jeune femme.

- Mais oui, je suis allée la voir tout au long de la journée et la plupart du temps, elle dormait comme un bébé. C’est le cas de le dire, pouffa-t-elle en se rendant compte de son jeu de mot.

Berthe avisa soudain la tartine abandonnée sur la table et demanda avec concupiscence :

- Tu n’as plus faim ?

- Si ! Enfin… non, bégaya Alis en sentant peser sur elle le regard d’Aymeric qui venait de repousser son écuelle vide au milieu de la table.

- Est-ce moi qui vous coupe ainsi l’appétit ? Si c’est le cas, croyez bien que j’en suis désolé, murmura-t-il en se penchant vers elle

Bénédicte, qui n’avait rien perdu de son petit manège, fulminait. Non seulement Aymeric n’avait pas daigné lui adresser le moindre signe ni regard depuis son arrivée, mais en plus il semblait complètement accaparé par cette maudite serve. Elle n’avait pas entendu ce qu’il lui murmurait à l’oreille, mais à la voir rougir de la sorte, elle se doutait que ce n’était pas anodin. Après la folle nuit qu’ils avaient passé avant son départ pour Millau, elle s’attendait à un peu plus de considération.

Bénédicte savait bien qu’Aymeric avait eu d’autres aventures avant elle, mais naïvement elle avait espéré qu’elle serait la dernière, l’élue. Pourtant, tout le monde l’avait prévenue : elle n’était et ne serait qu’une conquête de plus parmi tant d’autres. Mais elle n’avait rien voulu savoir. Elle était trop énamourée et avait cru pouvoir le faire changer. Elle se sentait humiliée d’être ainsi délaissée au profit de cette moins que rien. Que pouvait-il trouver de séduisant chez cette paysanne mal dégrossie qui n’était jamais sortie de sa campagne ?

Bénédicte essaya de refouler les larmes qui commençaient à troubler sa vue, mais peine perdue. Soudain, elle se leva si brusquement qu’elle entraîna un bout de nappe dans sa tentative d’enjamber le banc à toute vitesse. Ainsi malmené, son gobelet valdingua et s’écrasa à terre avec fracas. Mais Bénédicte ne s’arrêta pas pour autant : elle contourna la tablée et sortit des cuisines en courant.

Les conversations se turent aussitôt et les regards s’entrecroisèrent avec étonnement. Alis profita de cet instant de flottement pour prendre son courage à deux mains. Elle se tourna vers Berthe et fit mine d’essayer de se lever.

- Dame Berthe, puis-je vous demander où je peux me rafraîchir avant d’aller me coucher ? Je suis épuisée après cette longue journée et…

Essuyant sa bouche lippue à la nappe, celle-ci l’interrompit et lui répondit moitié baillant moitié souriant :

- Mais oui, tu as raison, il est grand temps d’aller dormir. Marie va t’accompagner à la citerne dans la cour.

- Merci, mais j’aurais pu trouver mon chemin toute seule.

- Ça ne me dérange pas, je devais y aller de toute façon, sourit Marie en se levant.

- Allons y alors, rétorqua Alis soulagée de ne pas avoir à s’aventurer seule dans cet endroit rempli d’embuscades.

Aymeric, qui n’avait rien perdu de la conversation, se leva galamment et lui tendit la main pour l’aider à passer par-dessus le banc. Alis hésita comme devant un serpent, mais n’eut d’autre choix que d’accepter son appui pour ne pas se montrer grossière.

- Je ne voudrais pas que vous tombiez à nouveau, lui murmura-t-il avec malice.

Alis releva la tête comme sous l’effet d’une gifle et le foudroya de ses yeux noirs.

- Vous…, siffla-t-elle entre ses dents d’un air menaçant avant de s’interrompre.

Il n’attendait que ça, qu’elle lui réponde, réalisa-t-elle brusquement.

- Eh bien non, je ne lui ferai pas encore le plaisir de me donner en spectacle, décida-t-elle en retirant sa main de la sienne comme si elle s’était brûlée.

Elle soutint son regard bleu marine et s’exclama avec fierté :

- Merci capitaine et bien le bonsoir à tous.

- Mais avec plaisir, lui rétorqua-t-il aussitôt.

Alis allait tourner les talons quand Berthe la retint par son bliaud :

- Ne t’attarde pas trop, je t’attends ici pour te montrer ta couche.

La serve hocha la tête en lui souriant et quitta la pièce sans se retourner à la suite de Marie qui l’avait devancée.

Songeur, Aymeric la suivit du regard et une onde de chaleur parcourut son bas-ventre en imaginant son corps nu sous cet affreux bliaud. Sa présence à ses côtés lui avait complètement échauffé les sens. Il repensait avec nostalgie au grain parfait de sa peau mate, à ses poignets aux attaches d’une rare finesse ainsi qu’à la douceur de sa main dans la sienne. Le trouble qu’elle manifestait en sa présence ne lui avait pas échappé : il fallait absolument qu’il trouve un prétexte pour la revoir.

Mais pour le moment, une autre pensée l’obsédait. Aussi, Aymeric se rassit et se rapprocha de Berthe. Il posa sa main sur son bras boudiné.

Etonnée, elle se tourna à demi et le regarda en haussant ses sourcils noirs.

- Comment va Catherine ? Je t’ai entendu dire qu’elle était fatiguée.

- Ça va, ça va. La délivrance est proche tu sais, c’est normal qu’elle soit épuisée.

- Tu crois que je peux aller la voir ?

Berthe le regarda d’un air dubitatif et esquissa une moue peu convaincue.

- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Elle est encore terriblement fâchée contre toi. Laisse passer un peu de temps et je suis sûre qu’à ton retour, tout sera oublié.

Un voile de tristesse assombrit le ciel bleu de ses yeux et Aymeric lui demanda d’une petite voix :

- Tu pourras quand même lui dire que je regrette ?

- J’essaierai, soupira la matrone en haussant les épaules d’un geste peu convaincu.

Puis devant la mine soucieuse du jeune homme, elle ajouta :

- Ne t’en fais pas, je ne l’ai jamais vue fâchée bien longtemps après toi.

Le capitaine rumina un instant ses sombres pensées. Il attrapa le gobelet face à lui et sourit en pensant avec nostalgie à la serve qui y avait posé ses lèvres. Dire qu’elle n’avait même pas bu la rasade qu’il lui avait servie. La troublait-il à ce point ?

Si c’était le cas, il fallait qu’il trouve un moyen de la retenir ici jusqu’à son retour.

Oui… mais comment ?

C’est alors qu’une étrange idée lui traversa l’esprit. Il se pencha à nouveau vers Berthe et lui demanda de son air le plus candide.

- Le fait que Catherine ne puisse plus travailler doit se faire rudement sentir, non ?

- À qui le dis-tu ! Déjà que je trouvais que nous n’étions pas assez nombreuses. Mais bon, ce n’est pas de sa faute, il faut juste espérer qu’elle se remette vite de ses couches.

Décidément, la matrone n’était pas très futée et il fallait lui mettre les points sur les « i ». Aymeric leva les yeux au ciel et continua comme pour lui-même :

- J’ai cru comprendre que la serve retournait chez elle demain ?

- Oui, elle était venue pour voir Monseigneur Déodat.

- Sais-tu si quelqu’un vient la chercher ?

- Je n’en ai aucune idée, pourquoi ?

- C’est juste que pour retourner dans son village, elle doit traverser la forêt de Mortecombe qui regorge de brigands de toutes sortes.

- Je n’avais pas pensé à ça, s’exclama la matrone ennuyée. Pauvre petiote, mais que faire ?

Aymeric sourit intérieurement. Ça marchait !

- Je ne sais pas, mais peut-être que…

Il s’interrompit, puis fit semblant de se raviser :

- Non, ce n’est sûrement pas possible.

- Quoi ? Demanda fébrilement Berthe qui avait mordu à l’hameçon.

Le capitaine haussa les épaules et porta l’estocade finale comme si de rien n’était :

- Elle aurait pu remplacer Catherine le temps qu’elle se remette… et que le baron revienne.

Berthe le regarda bouche bée, puis un sourire étira ses lèvres.

- Et pourquoi ce ne serait pas possible ? Après tout, c’est moi qui décide et si je dis à la baronne qu’il me faut une personne de plus pendant quelque temps, elle me fait suffisamment confiance pour me l’accorder.

Soudain elle regarda attentivement le capitaine et hocha la tête en fronçant les sourcils.

- Elle te plait, hein ?

- On ne peut décidément rien te cacher, ma bonne Berthe, lui dit Aymeric en se levant. Mais surtout ne lui dit pas que l’idée vient de moi.

La matrone mit un doigt devant ses lèvres et lui fit un clin d’œil complice.

Aymeric le lui rendit et sortit de la pièce le cœur plus léger. Il ne restait plus qu’à espérer le bon déroulement de son stratagème. Mais, déterminée comme Alis l’était à rencontrer le baron, il était quasiment sûr qu’elle accepterait la proposition de Berthe.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laetitia Sabourin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0