Chapitre 12

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Depuis la fin de la matinée, les cuisines du château bouillonnaient d’effervescence après l’irruption d’un messager venu annoncer le retour du baron. Aussitôt, les ordres avaient fusé de toutes parts afin d’organiser un somptueux banquet en son honneur.

Alis avait appris la nouvelle avec joie à son retour du marché où elle avait vu sa mère, accompagnée de son petit frère Landry. Ils avaient profité de la charrette de Johan le Roux pour venir à Séverac. Encore une fois, son entêtement lui donnait raison. Elle s’en serait voulu mille morts d’avoir loupé le baron de si peu si elle avait écouté Orianne et était repartie avec elle.

Elle avait été si contente de revoir sa mère et son frère ! Ils s’étaient embrassés comme si elle avait quitté la maison depuis des années. Malgré cela leurs retrouvailles avaient été quelque peu gâchées par Orianne et ses prémonitions. D’ailleurs, c’est l’une d’elles qui avait poussé la guérisseuse à venir à Séverac au secours de sa fille. Ses paroles résonnaient encore à ses oreilles :

- Le malheur se rapproche Alis… il plane au-dessus de ta tête maintenant, je peux voir sa silhouette funeste. Rentre avec moi, ma fille. C’est le seul moyen d’y échapper… je t’en supplie, n’insiste pas, je ne veux pas te perdre toi non plus.

Pour tenter de calmer la violence de ses propos et son agitation extrême quand elle avait refusé tout net de la suivre, Alis lui avait décrit avec force détails son séjour parmi les lavandières et l’accueil généreux de Berthe. Ensuite, elle lui avait raconté sa visite à la prison, évitant de mentionner l’état pitoyable de Gauvin et, à force de persuasion, avait réussi à négocier de rester une semaine supplémentaire contre la promesse de revenir à Sermelle le samedi suivant, qu’elle ait pu voir Déodat de Séverac ou non.

Cependant, alors qu’elle se tournait une dernière fois au milieu de la foule pour lui faire un geste d’adieu, elle avait vu la mine torturée d’Orianne se figer en la fixant de ses yeux larmoyants, en proie sûrement à une autre vision d’apocalypse. Alis n’avait pu s’empêcher de frissonner malgré la chaleur qui régnait et s’était vite détournée pour rejoindre Marie et Thérèse en courant. Elle préférait ne pas savoir ce que sa mère avait encore vu : elle le découvrirait bien assez tôt.

Pour la énième fois de la journée, Alis grimaça à cette pensée et repoussa en soupirant une mèche de ses cheveux qui s’était encore échappée de son écharpe pour venir lui chatouiller le bout du nez.

- À quoi penses-tu ? L’apostropha Marie en tirant à elle l’autre extrémité de la grande nappe qu’elles pliaient en prévision du banquet. Ce sont encore les « prophéties » de ta mère qui t’inquiètent ? Tu sais, je ne crois pas que tu aies grand chose à craindre ici. Qui pourrait te faire du mal ? Berthe veille sur toi comme sur sa fille et puis…

Marie n’eut pas le temps de finir sa phrase. Catherine, soudain transformée en tornade blonde, venait de faire irruption dans les cuisines. Sa voix surexcitée emplit l’atmosphère lourde et confinée, redonnant le sourire à tous ces visages affairés.

- Ils arrivent ! Ils arrivent ! Vite, venez tous ! Vous n’avez pas entendu l’olifant ?

- Si, lui rétorqua placidement Pierre en essuyant ses mains grasses à un torchon qui pendait à sa ceinture. Mais Jean, du haut de sa tour, ne peut s’empêcher de sonner quand ils ne sont encore qu’à une demie lieue d’ici. Et puis, on te connaît : tu es tellement impatiente que tu ne manques jamais de nous prévenir quand ils sont à nos portes !

Catherine lui fit une grimace espiègle et s’approcha des filles à la vitesse d’un feu follet.

- Alis, peux-tu me tenir Agnès, s’il te plait ?

La serve sourit à Marie d’un air entendu pendant qu’elles finissaient de plier la nappe à la hâte avant de la poser sur le banc. Elle se saisit alors du nourrisson au visage repu qui, indifférente à l’agitation de sa mère, dormait avec un sourire béât.

- Tu as raison, donne-la moi. Excitée comme tu es, elle sera plus en sécurité avec moi.

Ignorant la remarque taquine d’Alis, Catherine virevolta à travers la pièce, pépiant à tort et à travers tout en vérifiant son allure dans les reflets du peu d’eau que contenait un broc posé sur la table. Elle eut une moue insatisfaite et prit ses compagnes à témoin en relevant la tête. Marie éclata de rire en la rejoignant et lui pinçota les joues pour leur donner un peu de couleur. Catherine s’était bien remise de ses couches, mais sa pâleur et ses yeux cernés témoignaient encore d’une intense fatigue.

- Allez, tu es assez belle comme ça. Va, ne fais pas languir ton Aymeric !

Les paroles que Marie venait de prononcer avec légèreté, saisirent Alis de stupeur. Ainsi, elle ne s’était pas trompée : Agnès était bien l’enfant du sombre capitaine.

Une bouffée de colère envahit son visage à la pensée que Catherine était une de ses victimes. Cela renforçait son antipathie envers cet homme et la confortait dans son sentiment de méfiance.

- Mais qu’est-ce qu’elles lui trouvent toutes à ce rustre ? Et dire qu’il va falloir encore supporter son sourire narquois.

À cette pensée, Alis soupira et regarda le visage assoupi d’Agnès entre ses bras.

- Viens avec nous, lui cria alors Marie sur le point de franchir les portes des cuisines. Allez, ne reste pas plantée là avec cette tête d’enterrement !

Alis hésita et faillit refuser, mais un sursaut de fierté amena un sourire volontaire sur ses lèvres et la poussa en avant.

- Que m’importe ce capitaine de malheur ? Je l’ignorerai, tout simplement. Je ne vais quand même pas manquer une occasion d’apercevoir le baron à cause de lui.

D’un coup d’épaule décidé, elle repoussa le battant de la porte que Marie, trop impatiente, avait laissé se refermer. Elle entama l’ascension des escaliers d’un pas vif. L’aiguillon de la curiosité la poussait. Il lui tardait d’affronter le visage du baron pour évaluer ses chances de réussite.

Alis se trompait rarement sur la véritable nature des gens. Orianne et surtout les aléas de la vie lui avaient appris à déchiffrer, au-delà des paroles, les visages porteurs de fausses promesses, les regards fuyants ou sournois des êtres sans scrupule.

D’ailleurs, sa première impression du capitaine avait été la bonne. L’air moqueur et désinvolte qu’il affichait en toute circonstance montrait bien son mépris d’autrui. Dire qu’il avait eu le culot de lui proposer son aide juste après avoir essayé d’abuser d’elle !

- Non mais pour qui se prend-il ? Murmura-t-elle en traversant à grandes enjambées rageuses la salle déserte.

Plongée dans sa rancœur, Alis franchit les lourds battants et descendit aussi rapidement qu’elle le pouvait les marches de bois menant au petit donjon. Le fait de repenser au capitaine l’avait encore mise dans une rare fureur. Non seulement contre lui mais aussi contre elle. Pourtant sûre de l’aversion qu’elle éprouvait à son égard, elle n’avait pas arrêté de repenser à la manière dont il avait effleuré son cou en plongeant ses yeux bleu nuit dans les siens. Combien de fois s’était-elle réveillée en sursaut, moite et le cœur battant à tout rompre, d’avoir cru sentir son souffle chaud sur son visage ?

Il lui inspirait tant de sentiments contradictoires qu’elle appréhendait son retour autant qu’elle l’espérait. Cependant, le fait de savoir qu’il avait engrossé cette pauvre Catherine la mettait hors d’elle et ravivait son animosité vis-à-vis de ce goujat.

- Il ne vaut guère mieux que ce fourbe de bailli, marmonna-t-elle entre ses dents.

Alis s’arrêta sur le seuil du petit donjon en haut de la rampe d’accès et serra Agnès contre elle. Chargé de lourds nuages noirs, le ciel couvrait de sa pénombre menaçante la mesnie réunie au milieu de la basse-cour pour assister à l’arrivée triomphale. Le vent violent qui les enveloppait de son haleine chaude bousculait les écharpes, plaquait les bliauds contre les jambes, ébouriffait cheveux longs et courts tout en faisant claquer furieusement la bannière de Séverac qu’un soldat essayait tant bien que mal de maintenir droite.

Alis atteignait le bas de la rampe lorsque le martèlement des sabots retentit sur les pavés de la basse-cour. Elle se faufila aux côtés de Berthe et Marie restées en retrait tandis que Catherine, Bénédicte et Thérèse étaient au premier rang.

À ce moment-là, le premier cavalier fit son apparition. À sa fière allure et pour l’avoir déjà aperçu lors de fêtes à Séverac, Alis reconnut le baron. Il était encore bel homme malgré son âge, son bliaud de cendal vert sombre brodé de fils d’or soulignait la blancheur de sa longue chevelure et une grande cape de la même teinte que son habit recouvrait la croupe de son cheval blanc. Il était suivi de près par un damoiseau au doux visage rêveur que Berthe lui désigna comme étant son fils, Gui de Séverac. À leur suite venaient le capitaine, toujours aussi arrogant, et sa troupe de soldats. Ils avaient l’air fourbu, mais arboraient un sourire satisfait.

Alis observait la scène, dévisageant le baron et cherchant à percer la carapace d’austérité derrière laquelle il s’abritait. Malheureusement, il mit pied-à-terre et, suivi de son fils Gui, il se rapprocha en souriant de Dame Joanne et d’Ermessinde, tournant ainsi le dos à la serve qui en fut pour ses frais. Elle reporta alors son attention sur le reste de la troupe et essaya de reconnaître des visages familiers parmi eux. Elle aperçut Gautier, le fils de Johan le roux, aux côtés d’Arnaud, mais submergés par la foule, ils ne la virent pas et elle-même, embarrassée avec le bébé et surtout de devoir leur donner des explications concernant sa présence ici, ne chercha pas à se faire remarquer d’eux. Elle détourna le regard qui, comme poussé par une force invisible, vint se fixer sur Aymeric toujours vêtu de noir. Un immense sourire étirait ses lèvres fines, illuminant son regard d’une lueur étrangement tendre alors qu’il regardait quelqu’un au milieu de ce rassemblement. Aussitôt, il se souleva de selle pour mettre pied-à-terre et disparut de sa vue, avalé par la foule.

Soudain, une joyeuse clameur monta des gens rassemblés autour d’elle :

- Vive Déodat de Séverac ! Longue vie à notre seigneur !

Alis se haussa sur la pointe des pieds et étira son cou pour tenter d’apercevoir les protagonistes de cette liesse. Elle n’osait jouer des coudes pour s’avancer de peur de blesser Agnès bien à l’abri au creux de ses bras. Aussi, elle resta là à se contorsionner, cherchant des yeux Catherine. Assourdie par tous ces cris de joie qui montaient par vagues autour d’elle, Alis ne voyait que des dos et des nuques.

La foule se fendit en deux et livra le passage à la famille seigneuriale, suivie des trois chevaliers auxquels le baron avait confié son château en son absence. À mesure qu’il avançait, Déodat de Séverac adressait des sourires las accompagnés d’un geste de la main en guise de remerciement. Il entraîna par le coude son épouse et sa fille avant de monter la rampe d’accès au donjon. Parvenu sur le seuil, il se tourna et eut un dernier salut pour l’assemblée.

Le tonnerre d’acclamations qui s'ensuivit, réveilla Agnès en sursaut. Elle ouvrit un œil inquiet, vite suivi d’un formidable vagissement apeuré. Aussitôt, la serve la redressa contre son épaule pour la calmer et la berça en chantonnant, sans grand succès.

Berthe se pencha alors vers Agnès et lui caressa la joue :

- Ne pleure pas, ma toute belle, ta maman va bientôt venir te chercher. Laisse-la profiter de ses retrouvailles et après elle sera toute à toi.

Alis se tourna dans la direction qu’indiquait la matrone avec curiosité et étouffa un juron de stupeur. Elle n’en croyait pas ses yeux : à l’écart de cette affluence, se tenait un couple enlacé. L’homme, qui n’était autre qu’Aymeric, était penché sur Catherine et avait enfoui son visage dans ses boucles blondes. Telles des feux follets, elles dansaient autour de lui, malmenées par le vent de plus en plus violent.

Bouche bée, Alis contemplait la scène fixement lorsque Aymeric, se sentant observé, leva la tête et l'aperçut. Un sourire éclatant vint se dessiner sur ses lèvres et il haussa les sourcils, comme devant une bonne surprise. Il esquissa alors un clin d'œil charmeur accompagné d’un petit hochement de tête pour la saluer.

Sentant ses joues s’empourprer d’avoir été prise en flagrant délit, Alis se détourna.

- Ils sont mignons, n’est-ce pas ?

La serve lança un regard furibond à la matrone et lui rétorqua avec aigreur :

- Au moins, Agnès va enfin pouvoir faire la connaissance de son père.

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