Prologue suite 1

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Gauvin étouffa un bâillement peu discret. Il était fourbu. Cette soirée n’en finirait donc jamais. Entre deux chansons, il agita ses doigts tout gourds d’avoir pincé sans relâche les cordes de son psaltérion pendant que les villageois dansaient sur l’aire nouvelle pour l’aplanir. Heureusement, certains commençaient à regagner leurs masures, comme Josselin, auquel il adressa un sourire de fausse connivence. Il était bien aise de le voir s’en aller celui-là. Gertrude avait raison : non seulement c’était un fourbe - son regard mauvais et sournois en disait assez long sur son personnage - mais en plus il avait vraiment une voix de fausset !

Pour ménager sa susceptibilité ainsi que celle de certains villageois ralliés à sa cause, Gauvin n’avait pu faire autrement que de le laisser chanter, se contentant de l’accompagner. Mais quel carnage ! Même le son du psaltérion n’avait pu masquer le désastre. Comment pouvait-on être aussi imbu de sa personne au point d’imposer ça à tout un village ?

Comme en réponse à ses questions, Johan se rapprocha et lui fit un clin d’œil :

- Maintenant qu’il est enfin parti, régale-nous de ta belle voix.

Gauvin lui rendit son sourire et commença avec entrain un air de sa composition.

Son chant aux tonalités mélancoliques s’éleva alors et rassembla sur l’aire les derniers irréductibles qui n’avaient pas encore sommeil. Mais, au lieu d’entamer une nouvelle ronde, ils se plantèrent devant le ménestrel, comme hypnotisés par son timbre si mélodieux et triste.

Habitué à ce genre d’hommage, Gauvin sourit mais n’en continua pas moins de chanter. Il les regarda à tour de rôle comme si ses paroles les concernaient personnellement. D’abord Johan avec son sourire béat qui avait été si gentil avec lui ; ensuite Gertrude, brave fille une fois qu’on la connaissait bien ; puis un autre couple dont il avait oublié les noms, une grand-mère toute édentée et enfin une jeune fille qu’il ne se souvenait pas avoir déjà vu depuis le début des réjouissances. Elle était si étonnante qu’il s’en serait souvenu.

Ses étranges yeux noisette, éclairés par le feu sur son déclin, suivaient ses moindres mouvements comme si elle le jaugeait. Mais lorsque leurs regards se croisèrent, elle eut un sursaut de surprise avant de lui adresser un sourire éblouissant de fraîcheur. Puis, à son grand désarroi, elle tourna les talons et disparut, avalée par la nuit.

Il tenta bien de l’apercevoir une dernière fois en se tordant le cou en tous sens, mais peine perdue. Peut-être avait-il tout simplement rêvé ?

Sur les instances de la petite assemblée qui le détourna de sa préoccupation, Gauvin entama une autre ballade. Cependant, malgré le son toujours aussi enchanteur de sa voix, la magie ambiante s’était brusquement envolée, mêlée à la fumée qui s’échappait des braises rougeoyantes du feu. En début de soirée, le brasier les avait éclairés de sa belle lueur roussâtre, semblable à la crinière du géant qui lui faisait face. Quelques audacieux avaient même joué de prouesse en sautant par-dessus ses flammes traîtresses sans dommage autre que quelques poils roussis.

Lorsque la voix de Gauvin se tut, il y eut comme un instant de flottement parmi ses admirateurs. Ils se regardèrent avec surprise, comme gênés de s’être laissés aller.

Johan réagit le premier et rompit le charme en s’exclamant avec brusquerie :

- Et si nous allions dormir ? C’est pas le tout mais demain le travail ne se fera pas tout seul.

Gertrude lui emboîta le pas en entraînant Gauvin à sa suite. Ils se séparèrent devant la porte de la remise attenante à leur masure. Cependant avant de le laisser, Johan, dans un élan pour le moins surprenant, serra Gauvin dans ses bras avec chaleur.

- Merci pour ce moment. C’est bien dommage que tu doives partir dès demain, tu vas me manquer.

Le ménestrel écarquilla les yeux et resta sans voix devant tant de gentillesse. Et lorsque le géant le libéra de son étreinte, Gauvin dut admettre - à son plus grand étonnement car il n’avait pas pour habitude de s’attacher ainsi - que la candeur et la simplicité de Johan, comme le franc parler de Gertrude, allaient aussi lui manquer. Au cours de ses pérégrinations, il avait eu rarement l’occasion de rencontrer des personnages aussi touchants de sincérité.

- Non, c’est moi qui vous remercie pour votre si gentil accueil. Vous aussi vous allez bien me manquer…

- Allons bon, vous n’allez quand même pas vous mettre à pleurer comme des donzelles ! S’exclama Gertrude en riant devant leurs mines solennelles. Allons nous coucher, la fatigue et le vin vous font vraiment dire n’importe quoi.

Les deux hommes sourirent devant la justesse de ses propos et se quittèrent sur un simple hochement de tête qui rentrant dans sa masure, qui dans sa remise au toit de planches disjointes par où rentrait la lueur rousse de la pleine lune.

Gauvin ne prit pas le temps d’examiner le réduit tant il était épuisé et s’affala sans même se déshabiller sur la couche de paille.

Il commençait tout juste à s’endormir, lorsqu’il eut l’étrange sensation de ne pas être seul. Emergeant avec difficulté de cet état entre conscience et rêve, il tendit l’oreille. De légers frôlements, comme des pas, semblaient faire le tour de la remise et se rapprocher de la porte à moitié délabrée.

Peu rassuré, il attrapa son couteau dans son baluchon et se dressa sur son séant.

- C’est toi Johan ? Lança-t-il d’une voix forte pour tenter d’impressionner l’intrus.

Ne recevant aucune réponse mais percevant nettement le bruit de pas maintenant, il fixa la porte qui s’entrouvrait. Par bravade plus que par courage, il ordonna :

- Qui que vous soyez, montrez-vous ou disparaissez au plus vite sous peine de vous faire étriper sans autre forme de procès !

Quelle ne fut pas sa surprise d’entendre un rire étouffé lui répondre pendant que la porte s’ouvrait enfin sur son visiteur… ou plutôt sa visiteuse.

Retenant son souffle, Gauvin cligna des yeux en bénissant la lune d’être pleine et d’éclairer ainsi cette apparition pour le moins inattendue : l’étrange jeune fille de la fête se tenait là… devant lui. Elle le fixait de ses beaux yeux noisette avec toujours ce sourire énigmatique au coin de ses lèvres pleines. Ses longs cheveux, de la même couleur que son regard, encadraient son visage à l’ovale parfait au milieu duquel son petit nez retroussé semblait le narguer.

Devant son air pétrifié, son sourire s’accentua et elle s’avança vers la couche après avoir repoussé la porte d’un coup de talon. Comme réveillé en sursaut par ce bruit sourd, Gauvin sortit de son mutisme et murmura d’une voix étranglée :

- Mais qu’est-ce que…

- Chut ! L’interrompit-elle en s’asseyant à ses côtés et en plaquant un doigt mutin sur ses lèvres. Ça fait si longtemps que j’attends ce moment qu’on ne va pas tout gâcher avec des paroles inutiles.

Gauvin fronça les sourcils devant ce discours incompréhensible, mais la laissa appuyer sur ses épaules pour le faire se rallonger. Ensuite, tout se passa si vite que le ménestrel, complètement abasourdi, ne comprit ce qui lui arrivait que lorsqu’elle se pelotonna nue dans ses bras. Elle resta un long moment sans bouger, la tête posée sur sa poitrine à écouter les battements de son cœur.

Lorsqu’il osa enfin esquisser un geste pour caresser la rondeur appétissante de son épaule, elle s’anima soudain et se redressa pour le contempler.

- Prends-moi, murmura-t-elle gravement.

Alors qu’il ouvrait la bouche pour parler, elle prévint son geste en plaçant encore son doigt devant ses lèvres et ajouta :

- Dès que je t’ai vu, j’ai su que je serai tienne.

Devant cet argument imparable, Gauvin, dont les sens étaient mis à rude épreuve par cette inversion des rôles qui rendait la situation encore plus piquante, n’hésita pas longtemps avant de succomber au charme de sa tentatrice.

Néanmoins, quand il comprit à son inexpérience qu’il était le premier, le ménestrel reprit le contrôle et l’amena avec prévenance et douceur jusqu’au plaisir ultime.

Lorsque Gauvin se réveilla au petit matin, la jeune fille avait disparu. Il se redressa et, l’esprit encore embrumé, attrapa ses habits éparpillés. Soudain, il suspendit son geste : une fleur de mauve séchée était posée en évidence sur les cordes de son psaltérion.

- C’était donc vrai, je n’ai pas rêvé ! Et dire que je n’ai pas pensé à lui demander son nom.

Gauvin finissait de s’habiller avec des gestes mécaniques, perdu dans ses pensées à essayer de se remémorer le visage de la jeune fille, lorsqu’une tête rousse fit son apparition dans l’entrebâillement de la porte :

- T’es réveillé ? S’enquit Johan avec sa bonne humeur coutumière.

- Oui, tu peux entrer, soupira Gauvin en reprenant ses esprits.

- Tu sais, j’ai bien réfléchi cette nuit. Je ne peux pas te laisser traverser la forêt de Mortecombe tout seul. Tu as échappé aux embuscades une fois déjà et on ne va pas retenter le diable. Je t’emmène à Séverac sur ma charrette, je serai plus tranquille.

- Mais… opposa Gauvin avec gêne avant d’être interrompu par le géant.

- Il n’y a pas de mais, je devais aller à Séverac de toute façon alors un jour plus tôt ou un jour plus tard, la belle affaire. Allez viens, tout est prêt.

Malgré lui, Gauvin devait avouer qu’il n’avait pas très envie de refaire seul le trajet en sens inverse. Aussi, il s’empara de son baluchon et de son psaltérion et bondit de sa couche pour rejoindre le géant.

- Et toi, tu ne risques rien ? J’avoue que tu as une carrure impressionnante, mais si on tombe sur une dizaine de malandrins organisés, tu ne feras pas le poids.

Johan éclata de rire en grimpant sur sa charrette et en tendant sa grosse poigne pour aider le ménestrel à s’installer à ses côtés. Il désigna ensuite sa tignasse avec fierté :

- Mes cheveux m’ont valu bien des brimades, mais contre les brigands, y a pas meilleure arme : qui irait s’attaquer à un homme qui porte la chevelure du diable, hein ?

Gauvin haussa les sourcils. Il avait déjà entendu parler des superstitions concernant les roux, mais n’y prêtant que peu de foi, il ne pensait pas que cela pouvait aller aussi loin !

Sur ces considérations, les deux compères prirent la route traversant la forêt de Mortecombe. L’un chantonnait à l’idée de passer du bon temps à la ville, loin de ses champs à défricher et à cultiver pour son seigneur ; l’autre était plongé dans des pensées contradictoires. Gauvin aimait ce sentiment de liberté que lui procurait son métier de ménestrel, n’ayant de comptes à rendre à personne, mais ce jour-là et pour la première fois de sa vie, un intense sentiment de solitude s’empara de son cœur.

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