Chapitre 10 suite 2

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Alis dut faire appel à tout son sang-froid pour rester calme face à ce triste spectacle. En chemin, Bertrande leur avait raconté ce qui s’était passé, mais même au plus profond de son imagination, jamais elle ne se serait doutée que la cruauté humaine puisse atteindre de tels niveaux ! Dire qu’un homme avait pu faire ça à une fille sans défense, cela dépassait l’entendement. Surtout quand on savait ce qui avait motivé ce carnage.

Alis soupira. En tout cas, une chose était sûre : après un tel gâchis, plus jamais Margot n’aurait envie de pouffer à la vue d’un petit appendice masculin. Par contre, plus d’un se moquerait d’elle et de son sourire à jamais élargi d’une oreille à l’autre. Elle porterait à vie la marque de son « insolence ».

- Qu’avez-vous passé sur ses plaies pour les nettoyer ?

Alis avait recouvré ses esprits devant la gravité et l’urgence de la situation. Il fallait faire vite. Les blessures étaient purulentes et risquaient d’infecter le sang de la malheureuse, si ce n’était déjà fait vu l’odeur de putréfaction qui se dégageait d’elle.

- De l’eau de lis.

- Depuis combien de temps ?

- C’était il y a quatre jours, lorsque c’est arrivé. Je les aies nettoyées et j’ai mis les chiffons par-dessus en attendant que ça cicatrise.

- Et vous n’avez rien fait d’autre ? S’exclama Alis en la fixant avec incrédulité.

Comprenant qu’elle avait agi inconsidérément, Bertrande se contenta de hocher la tête en signe de dénégation. Puis, pour tenter de se disculper elle lança faiblement :

- De toute façon, on ne peut pas la toucher sans qu’elle se mette à hurler.

- Le contraire serait surprenant, rétorqua Alis d’un ton cassant.

Elle se releva et dévisagea les deux femmes avec détermination :

- Bon, je vais avoir besoin de vous deux. D’abord, vous allez me ramener l’eau de lis qui vous reste. Ensuite il me faudra des aiguilles et du fil. Je ne peux pas cautériser ces plaies, elles sont trop longues et surtout trop profondes. Amenez-moi aussi tous les chiffons propres que vous trouverez et du savon pour laver cette malheureuse. Ce n’est pas parce qu’elle est dans cet état qu’il faut la laisser croupir dans sa crasse !

Lorsque les deux femmes furent sorties, Alis s’agenouilla au chevet de Margot et entreprit d’examiner l’étendue des dégâts. D’après ce que lui avait raconté Bertrande, l’homme avait introduit un couteau dans sa bouche et avait sectionné les joues en partant des commissures de ses lèvres.

Aussi délicatement qu’elle le put, elle appuya sur son menton pour lui ouvrir la bouche, mais un gémissement affreux s’en échappa aussitôt. Alis hésita : n’était-il pas trop tard pour tenter quelque chose ? Devait-elle faire souffrir inutilement Margot ? Comme pour trouver une réponse à ses questions, elle regarda le visage mutilé. Cette fille devait à peine avoir le même âge qu’elle. Quel gâchis !

Alis leva soudain les yeux au ciel en soupirant d’agacement. Comment avoir les idées claires avec ces deux animaux qui forniquaient à côté ? Elle ne pouvait faire autrement que d’entendre leurs râles et gémissements de plaisir, associés à des bruits bizarres de succion et autres non identifiés. Elle n’était pas experte en la matière, s’estimant même heureuse d’être encore pucelle à son âge, mais, pour avoir déjà entendu ses parents se livrer l’un à l’autre sur la couche proche de la sienne, elle savait qu’il n’était pas nécessaire de se montrer aussi bestial.

Cependant ce n’était pas le moment de se laisser distraire, cette pauvre fille souffrait le martyre et elle devait tout faire pour la soulager. Aussi, Alis farfouilla dans les replis de son bliaud et sortit sa sacoche. Elle l’ouvrit et en tira un petit paquet enveloppé d’un chiffon qu’elle déroula avec précaution. Il s’agissait d’une sorte de pâte dure d’aspect brunâtre à peine plus grosse qu’un pouce. Elle en coupa l’équivalent d’un gros pois, le plaça sur le bout de son index et entreprit de l’introduire dans la bouche de Margot qui se mit à gémir de plus belle.

- Qu’est-ce que c’est ? Interrogea Bertrande qui rentrait à ce moment-là.

- C’est du pavot, rétorqua Alis en continuant de frotter du mieux qu’elle le pouvait la langue de la jeune fille afin de lui faire ingurgiter le plus de produit possible. Ça endormira ses sens et elle ne ressentira plus aucune douleur le temps que je m’occupe de laver et de recoudre ces vilaines plaies.

Elle se releva en s’essuyant dans les plis de son bliaud et se planta devant Bertrande.

- Il faut que je vous prévienne. Je ne sais pas si j’arriverai à la sauver, elle est en très piteux état et d’une extrême faiblesse.

- Je sais, mais… essayez quand même. Au moins, on aura tout tenté…

Bertrande fut interrompue par les éclats de rire de plusieurs personnes qui pénétraient avec fracas dans la pièce. Alis ne put retenir son élan de curiosité et passa la tête dans l’entrebâillement du drap. Elle la rentra vite à la vue de trois nouveaux clients - leurs chainses débraillées révélaient leurs torses velus comme des sangliers - accompagnés d’autant de ribaudes. Horrifiée, elle dévisagea Bertrande avant de lui demander d’une voix sourde où l’on sentait percer une pointe de colère et d’incrédulité :

- Vont-ils faire… autant de bruit que les autres ?

- Y a pas de doute, rétorqua-t-elle placidement.

- Ne peut-on leur demander un peu de discrétion le temps que je finisse ?

Bertrande considéra Alis en haussant ses sourcils de surprise puis éclata de rire quand elle comprit qu’elle était sérieuse.

- Ce sont bien là des réflexions de pucelle ! Pourquoi crois-tu que ces rustauds viennent chercher du réconfort dans nos bras ? Parce qu’ici, tout est permis. Nous sommes là pour assouvir leurs pires vices et surtout leur faire croire que nous y prenons du plaisir. D’ailleurs, vois où cela a mené Margot d’oser se moquer de l’un d’eux ! Alors si le bruit te dérange, je te laisse le soin d’aller le leur dire.

Sous ce flot de paroles acerbes, Alis devint écarlate. Pour se donner une contenance, elle attrapa sans plus mot dire la cruche où trempaient des pétales de lis. Elle alla se poster au chevet de la malade et entraîna dans son sillage une Berthe complètement effarée par tout ce qui se passait ici. La brave femme portait une pile de linge censé être propre, mais dont la couleur douteuse laissait plutôt penser le contraire. Devant l’air méfiant de la serve, Berthe chuchota :

- C’est ce que nous avons trouvé de plus propre.

Alis en attrapa un et, étouffant à grand peine un soupir excédé, le trempa dans l’eau de lis. Elle l’imbiba et, après l’avoir essoré, l’appliqua délicatement sur les plaies à vif. Heureusement pour Margot, le pavot avait fait son effet si bien qu’elle n’eut aucun sursaut de surprise sous la fraîcheur du linge.

Pour enlever les croûtes purulentes, Alis frotta avec l’énergie du désespoir, s’aidant même de ses ongles : il fallait absolument rendre à ces plaies un aspect normal avant d’entreprendre de les recoudre. Après avoir souillé plusieurs linges et épuisé la réserve d’eau de lis, Alis, les joues écarlates autant par l’effort fourni que par les cris et gémissements parvenant à ses oreilles, regarda les deux femmes avec satisfaction.

- Voilà, le plus dur est fait. Passez-moi l’aiguille et le fil.

Les mains tremblantes d’avoir dû assister à ce spectacle, Bertrande sortit le nécessaire des replis de son bliaud et le lui tendit. Avant de commencer, Alis saisit l’un des linges souillés imbibés d’eau de lis à ses pieds, en frotta sommairement l’aiguille et le promena sur toute la longueur du fil. Elle releva la tête et, fronçant les sourcils, la fit miroiter devant ses yeux à la lueur de la bougie, puis elle se tourna vers les deux femmes et chercha celle qui serait à même de l’aider.

Assise sur un tabouret, Berthe, encore plus blanche que les draps qui les entouraient, fixait désespérément le plafond. Ses lèvres bougeaient sur une prière muette. Elle mourait d’envie de se boucher les oreilles car, à chaque gémissement un peu plus fort que les autres, elle sursautait et ses yeux se crispaient en une grimace de désespoir.

Décidant de la laisser tranquille, Alis se tourna vers Bertrande restée debout, une main agrippée au drap qui clôturait l’alcôve, comme si elle n’attendait qu’un signe pour fuir ce lieu sordide. Son visage, débarbouillé de ses peintures mais aussi pâle que celui de la matrone, suivait les moindres faits et gestes d’Alis avec intérêt et admiration. Elle était tellement absorbée dans ses pensées que la voix de la serve la fit sursauter.

- Bertrande, je vais avoir besoin de votre aide. Agenouillez-vous à mes côtés. Voilà, comme ça, et maintenant, avec vos doigts, vous allez rapprocher le plus possible les bords de la plaie. Essayez pour voir.

La ribaude ébaucha des gestes maladroits mais, guidée par Alis, elle finit par réussir à peu près la manœuvre.

- Bon, maintenant allons-y, soupira Alis pour s’encourager avant de piquer la chair.

Toute à sa concentration, elle finit par occulter les bruits ambiants. Et même si elle n’était pas sûre - loin de là - que Margot survive à son châtiment, elle s’appliquait à resserrer les chairs bord à bord, essayant de faire des points nets et réguliers.

Ce n’était pas la première fois qu’elle pratiquait ce genre d’opération, mais jamais elle n’avait eu à le faire sur un visage de femme. Elle se sentait investie d’une mission : mettre tout en œuvre pour que Margot retrouve une allure présentable avec des cicatrices les plus fines possibles. Malheureusement la chair des joues n’avait pas la malléabilité d’une pièce de tissu, ce qui rendait la tâche lente et difficile.

Dès qu’elle eut fini le côté droit du visage, elle se pencha jusqu’à effleurer la joue de Margot pour couper entre ses dents le fil qu’elle avait préalablement noué et se redressa. Elle regarda Bertrande qui eut une moue satisfaite. Comme mues par un signal secret, Alis et la ribaude se levèrent dans un bel ensemble et, après s’être étirées, changèrent de côté pour s’occuper de la joue gauche dont la plaie était plus courte que l’autre. Interrompu dans son élan, l’homme s’était arrêté avant d’atteindre l’oreille.

Le fait que ce rustre coure encore sans avoir été inquiété pour sa sauvagerie, enrageait Alis au plus haut point. Quelle était cette justice qui châtiait les hommes comme son père dont la seule faute avait été de chanter tout haut ce que tout le monde pensait tout bas et qui laissait des meurtriers en puissance agir à leur guise ?

Tout ça parce que Margot n’était qu’une ribaude !

Alis en était là de ses pensées lorsqu’elle entama le dernier point. D’un geste sec et décidé où l’on sentait poindre toute la colère qu’elle avait contenue jusque-là, elle acheva de nouer le fil avant de le trancher d’un coup de dent rageur. Cette histoire la confortait dans son idée de tout tenter pour sortir son père de ces maudites geôles. Elle ne reculerait devant aucun obstacle pour arriver à ses fins. Un sourire triomphant éclaira son visage et raviva la flamme qui couvait au fond de ses yeux, les faisant briller d’une lueur incandescente aux reflets inquiétants.

Berthe, qui avait fini de fixer le plafond avec obstination, surprit alors l’expression d’Alis et en resta abasourdie. Pendant un instant, elle avait cru voir un regard d’animal se dessiner sur le visage de la serve, un regard de loup pour être plus exact.

- Mais non, ce doit être mon imagination, se dit-elle pour se rassurer.

Au château, elle avait entendu bien des ragots. Certains prétendaient qu’Alis se transformait en louve les nuits de pleine lune et courait nue dans les bois retrouver sa meute pour se livrer à des accouplements bestiaux. D’autres affirmaient l’avoir vue invoquer les démons et jeter des sorts dans un dialecte incompréhensible.

Berthe ne prêtait pas attention à de telles divagations sachant que la mauvaise langue qui les répandait n’était autre que le bailli. Ah, il avait été bien reçu celui-là le jour où il était venu lui raconter ses fadaises et lui reprocher d’avoir accueilli un suppôt du diable dans la demeure du baron. Elle eut un sourire en repensant à sa bouille effarée lorsqu’elle l’avait traité de tous les noms d’oiseaux en le poussant sans ménagement hors des cuisines. Sa charge de bailli ne l’autorisait pas à se croire tout permis !

Berthe reporta son attention sur Alis. Son visage avait repris une allure normale et c’est avec le plus grand sérieux, qu’après avoir nettoyé toutes les gouttes de sang qui perlaient à chaque point, elle étalait un onguent sur les plaies suturées de Margot.

Se sentant observée, la serve releva la tête et lui adressa un sourire rassurant :

- Ne vous inquiétez pas, ma bonne Berthe, j’ai bientôt fini. Nous allons pouvoir rentrer.

Se tournant vers Bertrande, Alis ajouta d’une voix plus forte en passant au tutoiement sans s’en rendre compte :

- Voilà, c’est tout ce que je peux faire pour l’instant. Je te confie cet onguent. Tous les jours, il faudra que tu nettoies la plaie avec de l’eau de lis et que tu appliques une couche de cette pâte sur la cicatrice. Elle est à base de calendula et de sauge pour aider à la cicatrisation. Je lui ai ajouté un peu de pavot pour atténuer la douleur. En attendant, dès qu’elle se réveillera, il faudra que tu lui fasses boire du bouillon de poule.

- Mais elle refuse d’avaler la moindre nourriture ! S’exclama Bertrande avec désespoir.

- Il faut l’obliger. Elle doit reprendre des forces pour lutter, sinon je ne donne pas cher de sa peau. Je te conseille aussi de la maintenir propre, que l’on sache d’où vient la mauvaise odeur : si c’est d’elle ou de la plaie !

Interrompue par un han de jouissance venant d’une autre alcôve, Alis leva les yeux au ciel et murmura comme pour elle-même :

- En tout cas, elle récupèrerait mieux si elle se trouvait dans un endroit plus calme.

Bertrande fit la sourde oreille et, voyant que les deux femmes n’aspiraient qu’à repartir au plus vite, elle les raccompagna jusqu’à la rue.

Lorsque la porte de la taverne se referma derrière elles, Alis et Berthe poussèrent un grand soupir de soulagement et aspirèrent l’air ambiant, pourtant saturé de mauvaises odeurs, avec délice. Sans se concerter, les deux femmes se regardèrent et ne purent s’empêcher de pouffer devant leurs mines blêmes et défaites.

Mais Berthe, plus terre à terre, leva soudain les yeux au ciel et s’exclama :

- Mon Dieu, vêpres ont déjà dû sonner, il faut nous hâter avant que les portes du château ne soient fermées pour la nuit, vite !

Alis passa son bras sous celui de la matrone qui, poussée par l’aiguillon de la peur de passer la nuit en ville, allait d’un bon pas pour sa corpulence.

- Pourvu qu’on arrive à temps pour le souper, marmonna-t-elle d’un air préoccupé sous le regard médusé autant qu’amusé d’Alis.

Comment pouvait-elle penser à manger dans un moment pareil ?

Soudain des pas précipités retentirent derrière elles. Alis s’arrêta et attendit la ribaude qui courait pour les rejoindre.

- Tiens, c’est pour toi, murmura Bertrande toute essoufflée en lui tendant une bourse.

- Mais…

- Ne dis rien, tu l’as bien mérité. Tu es la seule qui ait daigné faire quelque chose pour nous. Et pour ça je te serai éternellement reconnaissante. Ma porte te sera toujours ouverte, sache-le. Encore merci et à bientôt, cria-t-elle en s’éloignant à reculons.

Bouche bée, Alis la regarda disparaître au coin de la rue puis examina la bourse en cuir. Elle la secoua et le tintement qu’elle entendit alors la renseigna sur son contenu. Avec incrédulité, elle se tourna vers Berthe qui souriait.

- Elle a raison : tu es quelqu’un de bien Alis et je suis fière de t’avoir recueillie au château. Tu as mérité cette récompense… comme nous aurons mérité notre punition si nous n’arrivons pas à temps, ajouta-t-elle avec une grimace. Allez dépêchons-nous !

Alis hâta le pas pour rattraper la matrone et glisser à nouveau son bras sous le sien :

- Mais je ne fais pas ça pour l’argent, murmura-t-elle dans un souffle.

- Elle le sait, et c’est sa manière de te remercier. Accepte-la sans te poser de questions. Fais en bon usage, c’est tout ce qui compte pour cette femme. Et en attendant, range-la ! Avec tous les malandrins qui traînent dans les parages, tu risques de te la faire voler. Avoue que ce serait dommage après tout le mal qu’on s’est donné.

Alis esquissa un sourire en repensant à la drôle de tête que faisait Berthe assise comme une âme en peine sur son tabouret.

Voilà une journée qu’elles n’allaient pas oublier de sitôt !

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