Chapitre 5

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Assise sur un banc au bas des escaliers menant à la grande salle, Alis attendait patiemment son tour dans le petit donjon depuis une bonne partie de la journée. Elle était la dernière d’une longue file composée au départ d’une quinzaine de serfs, tous plus usés et taciturnes les uns que les autres, et ne devait sa place qu’à l’intervention presque divine de Berthe qui lui avait évité d’être rejetée du fait de son arrivée tardive.

Alis avait entendu les offices se succéder lentement les uns aux autres dans cette pièce étroite et voûtée, percée de deux meurtrières qui laissaient à peine filtrer quelques rayons de lumière. D’ailleurs, la fraîcheur humide qui régnait dans cette atmosphère sinistre et austère, la faisait de temps en temps frissonner.

Alis désespérait d’être reçue le jour même par la baronne. Elle essayait de ne pas penser à Johan qui devait être de retour à Sermelle. Elle essayait de ne pas penser à sa mère qui, ne la voyant pas revenir, allait se faire encore plus de souci. Elle essayait de ne pas penser à la faim qui la tenaillait et à la soif qui asséchait sa bouche.

Elle maudissait ses voisins de banc de ne pas avoir eu la délicatesse de lui proposer au moins une gorgée d’eau. Sûrement habitués à ces longues attentes, la plupart s’étaient munis d’une collation et surtout d’une gourde. Du coin de l’œil, elle les avait regardés avec envie se sustenter, trop fière pour leur demander quoi que ce soit.

À ses côtés, ne restaient plus maintenant qu’un couple de serfs d’un certain âge et une vieille femme.

Fatiguée d’entendre pour la énième fois leur dispute à voix basse pour une sombre histoire de partage des récoltes, Alis ferma les yeux. Ses pensées la ramenèrent au moment de son arrivée au château : lorsqu’elle et ses compagnes de route avaient longé le jardin seigneurial qui s’étalait sur une immense terrasse délimitée par un muret de pierre d’où l’on avait une vue plongeante sur les toits de Séverac. C’est la première chose qu’elle avait vue après avoir franchi la porte fortifiée flanquée d’un corps de garde. Fascinée par ce splendide paysage, elle avait parcouru le chemin conduisant à l’entrée donnant dans la basse-cour sans même s’en apercevoir.

Comme elle aurait aimé avoir un jardin pareil, si vaste et surtout si bien ordonné !

À côté, le sien faisait pâle figure avec ses mauvaises herbes envahissant ses carrés plantés à la va comme je te pousse.

S’enfonçant plus avant dans sa rêverie, Alis franchit avec bonheur l’accès interdit du jardin seigneurial et descendit l’allée pavée, bordée de banquettes à l’ombre d’un énorme mûrier. Elle s’avança jusqu’au bassin de pierre qui trônait en plein centre et s’assit sur le bord. Là, elle plongea sa main sous la surface fraîche, provocant une succession de cercles concentriques sur le miroir étincelant. Après avoir offert son visage au soleil le temps d’une caresse, elle se promena le long des carrés de plantations bien délimités et rassemblés par couleurs.

Alis suivit d’abord le carré violet planté de romarin, de coronille, d’aconit, de menthe et de rhubarbe. Juste à côté se trouvait le carré jaune où elle caressa du bout des doigts l’absinthe, le fenouil, la tanaisie, la potentille et la chélidoine. Elle arriva ensuite au carré bleu où elle se drapa du parfum mêlé de la lavande et de la glycine dont l’odeur entêtante surpassait celle de la centaurée, de l’hysope et du delphinium. Ses pas la conduisaient maintenant au carré blanc lorsque soudain, une voix impérieuse résonna désagréablement à ses oreilles.

- Eh toi là-bas ! L’apostropha le garde.

Le jardin s’évanouit et Alis ouvrit les yeux en sursautant. Elle se redressa d’un bond et réalisa qu’il n’y avait plus personne à ses côtés. Avec stupéfaction, elle vit les trois serfs descendre les escaliers la mine maussade. Dire qu’elle n’avait même pas entendu le garde les appeler.

Elle se ressaisit sous le regard impatient du soldat et s’élança sur les marches. Il la fit pénétrer dans la salle, vaste, saine et surtout mieux éclairée par deux fenêtres moins étroites que les meurtrières du petit donjon. En cette fin de journée, le soleil entrait à flots et donnait à la pièce une étrange atmosphère intime et grandiose à la fois.

Elle hésita avant de s’aventurer sur le tapis d’herbes odorantes qui recouvrait le sol dallé menant au fauteuil où était assise la baronne Joanne de Séverac entourée de sa cour. C’était une belle femme d’un certain âge, avec un doux visage émacié aux yeux gris bleu, des lèvres fines et une chevelure blonde presque blanche. Son bliaud, d’un beau rouge rubis, rehaussait son teint pâle. À ses côtés, se tenait une frêle jeune fille à la délicate beauté éphémère des coquelicots. Elle portait un bliaud bleu turquoise et Alis supposa qu’il s’agissait de leur fille, Ermessinde, tant elle ressemblait à sa mère.

La serve s’avança lentement, hypnotisée par la baronne qui grimaçait un sourire agacé en l’invitant à s’approcher. Elle était si impressionnée qu’elle sentit ses mains devenir moites et son sang battre furieusement à ses tempes.

Arrivée à une distance respectueuse, elle allait faire sa révérence quand tout à coup, un drôle de bourdonnement venant de l’intérieur de sa tête résonna à ses oreilles. Sa vue se brouilla, la pièce se mit à tanguer puis… tout devint noir.

Alis s’écroula au ralenti sur le sol et laissa échapper son baluchon qui roula sous le fauteuil de la baronne médusée.

Un silence pesant s’abattit sur l’assemblée et tous les yeux se braquèrent sur le corps qui gisait à leurs pieds. Joanne de Séverac fut la première à réagir. Elle se tourna vers le bailli, qui se tenait debout sur sa droite.

- Eh bien, mon cher Bertrand, allez-vous nous imposer ce spectacle toute la soirée ou faut-il que je m’en occupe moi-même ?

Sous la remarque perfide, le bailli rougit de confusion et, après avoir marmonné de vaines excuses, transporta à petits pas pressés sa lourde masse vers la serve. Il était ravi d’avoir l’opportunité d’examiner de plus près cette superbe donzelle. Il était certain de l’avoir déjà vue lors d’une de ses tournées pour récolter les taxes, mais ne se souvenait plus ni où ni quand. Il s’agenouilla péniblement près de sa tête et la lui souleva avec précaution, écartant d’un geste tendre les mèches de cheveux devant son visage. Il hésita, un instant déstabilisé par la fragilité qui émanait de ce corps endormi.

Soudain la voix de Joanne de Séverac résonna dans son dos comme un coup de fouet.

- Alors, qu’attendez-vous pour la ranimer ? Il est temps de souper, le pressa-t-elle en désignant les domestiques occupés à dresser la table.

Bertrand reporta son attention sur la serve et entreprit de la secouer par les épaules. Déconcerté par son manque de réaction, le bailli la reposa à terre et la gifla alors brutalement. La tête d’Alis fit un douloureux aller retour sur le dallage et ses yeux se rouvrirent comme par magie.

- Enfin vous revoilà parmi nous ! S’exclama le petit homme d’un air jovial et soulagé.

Alis eut un mouvement de recul à la vue de son visage débonnaire penché au-dessus d’elle. Elle se redressa d’un coup, comme actionnée par un ressort invisible et regarda avec effarement autour d’elle.

- Oh non, je me suis encore évanouie, réalisa-t-elle avec désespoir. Et il fallait que ça m’arrive maintenant… devant la baronne.

Cet étrange phénomène, pour le moins désagréable mais surtout gênant comme en ce moment même, se produisait souvent, surtout lorsqu’elle allait avoir ses menstrues.

Devant son air affolé, Bertrand se pencha et lui entoura les épaules d’un bras protecteur.

- Ne vous inquiétez pas, vous avez juste eu un petit malaise. Mais ce n’est rien, vous commencez déjà à reprendre des couleurs.

Le bailli était ravi de ce revirement de situation et jouait les bienfaiteurs pour prolonger ces instants d’intimité. La proximité d’Alis le plongeait dans un état proche de la béatitude et sa main malaxait sans retenue la chair de son épaule.

Alis lui jeta un regard de bête traquée avant de se dégager de son étreinte malsaine. Elle se releva aussitôt, bafouillant des excuses inintelligibles et tenta de retrouver un semblant d’allure. Elle passa une main nerveuse dans ses cheveux et ramena quelques brindilles des herbes répandues sur le sol. Elle les regarda d’un air consterné avant de les laisser tomber.

Toujours agenouillé à ses côtés, Bertrand levait vers elle un regard admiratif mêlé d’un désir de la posséder tellement puissant qu’il en oubliait où il se trouvait. Soudain, dans une demi conscience, il surprit le geste agacé que lui faisait dame Joanne pour l’inciter à reprendre sa place à ses côtés. Il redescendit aussitôt de son nuage et, avec beaucoup de difficultés, réintégra son poste auprès de la baronne.

- Alors, allez-vous oui ou non nous expliquer le motif de votre visite ? Lui demanda la baronne, pressée d’en finir.

Les jérémiades incessantes du petit peuple l’agaçaient au plus haut point. Elle tentait bien de les décourager en les faisant attendre le plus longtemps possible mais peine perdu, il en restait toujours quelques tenaces qu’elle était obligée d’écouter.

Alis avala péniblement sa salive et commença à parler. Sa voix émit d’abord un croassement ridicule qu’elle s’empressa de chasser d’un raclement de gorge. Toutes ces péripéties lui avaient fait perdre le fil de ses pensées et de l’explication qu’elle avait pourtant minutieusement préparée. Aussi, après quelques phrases maladroites et incompréhensibles, elle s’arrêta. Elle regarda la baronne et, devant son air ennuyé, elle décida d’aller droit au fait.

- Tous mes respects, Ma Dame. Mon nom est Alis du village de Sermelle sur le Lévézou. Je suis ici pour vous supplier de faire libérer mon père, Gauvin. Il a été emprisonné parce qu’il n’avait pas payé le chevage en entier et… je viens donc vous présenter toutes nos excuses. Je m’engage à vous donner le reste de la taxe au plus vite et vous promets que ça n’arrivera plus. C’est pourquoi, je vous demande humblement pour lui et pour ma famille, votre auguste clémence.

Au fur et à mesure qu’Alis parlait, elle voyait le bailli faire une drôle de tête. Son sourire béat avait cédé la place à une profonde stupéfaction. Connaissait-il son père dont pourtant elle n’avait révélé que le nom, taisant son surnom de ménestrel et omettant volontairement de mentionner ses ballades satyriques ?

Alis sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine. Pourvu qu’il ne révèle pas ce qu’il savait à dame Joanne sinon tout était perdu d’avance. Aussi, quand elle le vit avec effroi se pencher vers la baronne, elle ferma les yeux et adressa une prière muette à qui voulait bien l’entendre.

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