Chapitre 3

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Étendue sur sa paillasse disposée à même le sol de terre battue, Alis aperçut les premières lueurs de l’aube par les interstices de la porte d’entrée. Après cinq jours passés à ronger son frein avec impatience, le samedi tant attendu était enfin arrivé.

Si elle n’avait écouté que son cœur, elle se serait précipitée au château dès le lendemain de l’arrestation de Gauvin, Johan s’était même proposé pour l’emmener. Que n’aurait-il fait pour voler au secours de son ami ? Mais ils avaient dû prendre en compte un argument majeur : le seigneur de Séverac ne recevait les doléances de ses serfs que les jours de marché… soit le samedi.

Alis s’assit sur sa couche et étouffa un bâillement derrière sa main. Elle était épuisée. Tenaillée par la peur de louper le départ des villageois au marché, elle n’avait dormi que par intermittence, ressassant dans sa tête les arguments qu’elle présenterait au baron.

À tâtons dans l’obscurité, elle attrapa sa chainse et son bliaud qu’elle avait soigneusement préparés la veille et s’en revêtit sans faire de bruit. Même si elle pressentait que sa mère ne dormait pas - elle l’avait entendue soupirer d’angoisse et se retourner sur sa paillasse toute la nuit - elle ne voulait pas risquer de réveiller ses frères. Leurs adieux déchirants l’auraient retardée… et lui auraient surtout brisé le cœur.

Une fois habillée, Alis se leva avec la souplesse d’un félin et attrapa le baluchon posé à côté de sa couche : Dieu seul savait combien de temps durerait son absence. Elle n’avait pas spécialement envie de s’attarder à Séverac mais, comme le lui avait dit sa mère, mieux valait se prémunir contre toute mauvaise surprise.

Avant d’ouvrir la porte, Alis jeta un coup d’œil en direction de la couche conjugale. Sans le voir, elle sentait peser le regard réprobateur d’Orianne sur ses épaules. Elle était sûre que sa mère avait eu une mauvaise prémonition. La veille, elle avait essayé de la dissuader par tous les moyens de partir, allant même jusqu’à prétendre que le baron de Séverac ne se trouvait pas en son donjon et qu’il n’était pas près d’y revenir.

- Comme si j’allais la croire ! J’ai déjà assez attendu pour repousser encore mon départ et ce n’est pas un prétendu pressentiment qui m’empêchera de partir.

Un haussement d’épaule agacé accompagna ses pensées alors qu’elle poussait la porte de la masure.

- Fais bien attention à toi, ma fille, je ne voudrais pas te perdre toi aussi.

Le chuchotement de sa mère la figea dans son élan. Alis ne se retourna pas, mais sa soudaine crispation n’échappa pas à Orianne qui distinguait sa silhouette dans l’encadrement de la porte.

- Je n’y manquerai pas.

Alis referma le battant et s’y adossa un instant pour reprendre contenance. La voix anxieuse de sa mère l’avait touchée beaucoup plus qu’elle ne l’aurait cru. La reverrait-elle un jour ? Et ses frères ?

- Allons, ce n’est pas le moment de flancher, se morigéna-t-elle. Tu dois aller jusqu’au bout maintenant : tu n’as pas d’autre choix.

Alis se décolla de la porte et se dirigea vers le puit pour faire une toilette rapide avant de coiffer ses longs cheveux, sombre cascade dévalant l’abîme de ses épaules jusqu’à sa chute de reins. Elle batailla un moment avant d’arriver à les rassembler sous son écharpe blanche : ici, cela n’avait aucune importance si elle se comportait comme une sauvageonne mais à Séverac, elle se devait d’avoir une tenue correcte.

Alis soupira avec agacement en remettant en place une mèche rebelle : jamais elle ne s’habituerait à cette coiffe.

Il faisait encore nuit, mais l’aube qui commençait à poindre à l’horizon teintait la campagne alentour d’une belle lumière rosée. Après un dernier regard sur ce paysage si cher à son cœur, Alis prit le chemin de Sermelle d’un pas vif et déterminé.

Comme tous les samedi matin, la place du village était en pleine effervescence. Trois grosses charrettes en occupaient une grande partie autour desquelles gravitait la quasi-totalité des villageois venus confier leurs denrées aux convoyeurs attitrés pour aller les vendre au marché. L’air, saturé d’une fraîcheur bienfaitrice apportée par la nuit, redonnait tout leur brillant aux feuilles des frênes qui levaient au ciel leurs branches en une prière infinie. Ils étaient comme trois rescapés au milieu de la place sur laquelle ils veillaient, dispensant leur ombre protectrice au plus chaud de la journée.

En tête du convoi, Johan le roux chargeait une dernière panière de légumes lorsqu’il vit Alis sortir du bois et s’avancer dans sa direction. Sans un regard pour les autres qui cessaient peu à peu leurs conversations, il alla à sa rencontre et la prit dans ses bras.

Laissant tomber son baluchon, la jeune serve s’y réfugia et ne put réprimer quelques larmes. Johan était l’ami de la famille et le havre de paix qu’offrait son étreinte amicale était toujours réconfortant.

- Ne pleure pas ma petite, comme je l’ai déjà dit à Orianne, nous ferons notre possible pour vous aider. Tu peux compter sur nous.

- Merci, mais je me fais tellement de soucis. Crois-tu qu’il est bien traité là-bas ? Renifla-t-elle en essuyant ses larmes.

- Mais bien sûr ! Mentit-il effrontément dans le seul but de la rassurer. Il n’a rien fait de mal. Allez, monte ma fille, on allait partir.

Du coin de l’œil, Alis aperçut le chanoine Clotaire en grande conversation avec Josselin et Roland. Ils étaient trop éloignés pour qu’elle puisse les entendre, mais n’eut aucun doute quant à leur sujet de discussion : tous trois la regardaient d’un air offusqué avec même une étincelle de méchanceté en ce qui concernait Josselin. Elle n’avait jamais compris pourquoi ce dernier détestait sa famille au point de monter les autres serfs contre eux. D’après Orianne, cela remontait au temps où elle n’était encore qu’une jouvencelle, mais sa mère n’avait jamais voulu leur dire le fin mot de l’histoire.

Dégoûtée par leur attitude, Alis se détourna et murmura à Johan :

- J’espère qu’ils ne te causeront pas trop d’ennuis.

- Qu’ils essaient ! Et ils verront de quel bois je me chauffe. Je ne vais quand même pas laisser deux femmes et deux enfants dans la détresse ! Rugit-il assez fort pour se faire entendre de tout le monde.

Tous les regards convergèrent aussitôt vers les trois comploteurs et ceux-ci, gênés d’être ainsi percés à jour, détournèrent les yeux et retournèrent à leurs occupations.

Tout à coup, Gertrude sortit en trombe de la masure de Johan. Aux côtés de son costaud d’époux, elle paraissait encore plus petite et fluette et son hâle naturel contrastait avec son teint pâle de roux. Les mains sur les hanches, elle vint se camper devant lui et l’apostropha avec son franc-parler coutumier :

- Alors ? Heureusement que je t’avais demandé de me prévenir dès qu’Alis serait là ! Et puis j’aimerais bien que tu cesses de chercher la bagarre. Tout le monde sait que tu es le plus costaud, pas besoin d’en rajouter.

Le pauvre Johan rougit comme un enfant pris en faute et murmura de vagues excuses avant de se détourner pour regagner le siège de sa charrette.

Alis esquissa un sourire : ce grand costaud n’aurait eu aucun mal à venir à bout d’une demie douzaine d’hommes, mais cela ne l’empêchait pas de plier l’échine devant une femme pas plus haute que trois pommes.

- Je suis bien contente de te voir sourire ma fille, lui confia Gertrude radoucie. Je me fais tant de soucis pour vous. J’espère de tout cœur que tu parviendras à nous ramener ton père sain et sauf, insista-t-elle en lui serrant les mains. On n’arrête pas de se plaindre d’eux, fit elle en désignant d’un signe de tête son époux, mais le pire est qu’on ne peut pas s’en passer.

Trop émue pour répondre, Alis dégagea ses mains et alla s’installer à l’arrière de la charrette de Johan. Elle se fit une petite place entre deux paniers débordants de prunes et de légumes. La charrette en était pleine et sentait bon, lui faisant penser qu’elle n’avait guère mangé ces derniers jours tant son ventre était rongé d’angoisse.

La voyant regarder ses fruits avec envie, Johan choisit quatre belles prunes et les lui tendit avec un large sourire auquel il manquait les deux dents de devant. Esquissant une pauvre grimace en guise de remerciement, Alis croqua dans les fruits juteux.

Gertrude suivit la charrette qui s’était mise en branle. Elle regardait Alis comme si elle hésitait à lui demander quelque chose. Soudain elle se décida et se rapprocha :

- Si tu pouvais essayer de voir mon Gautier au château pour nous rassurer sur son sort. Il nous manque tant ! Et puis, je suis sûre que revoir ta jolie frimousse le poussera à tout faire pour rester en vie et nous revenir le plus vite possible. Il me tarde que vous nous fassiez de beaux petits.

Après avoir adressé un clin d’œil à une Alis écarlate, Gertrude s’arrêta alors qu’ils atteignaient l’entrée du village. Elle regarda s’éloigner les trois charrettes pleines à craquer de victuailles. Avec sa carrure de forgeron et sa chevelure rousse du diable, son époux allait toujours en tête pour dissuader les brigands les plus téméraires. Les mauvaises rencontres étaient monnaie courante ces temps-ci et mieux valait assurer ses arrières : les produits des récoltes étaient tout ce que possédaient ces serfs.

À peine s’étaient-ils enfoncés dans la forêt, qu’Alis s’appuya contre le panier tressé, se servant de son baluchon comme oreiller. Pour échapper au regard inquisiteur que lui jetait Roland le faucon sur la charrette suivante, elle préféra fermer les yeux. Il était moins costaud que Johan mais sa figure, acérée comme celle du rapace, en aurait effrayé plus d’un.

Josselin le charretier, le plus âgé des trois, allait en queue. Il était loin d’être aussi terrible que les deux autres et avait même un visage avenant. Il avait dû être beau, comme son fils Arnaud, mais sa cruauté mâtinée d’une rouerie sans scrupule, en faisait quelqu’un de très dangereux. À cette pensée, un frisson désagréable lui parcourut l’échine. Alis voulut attraper une de ses mèches de cheveux pour l’entortiller autour de ses doigts comme elle le faisait lorsqu’elle était nerveuse, mais sa satané coiffe l’en empêcha. Fort heureusement, le balancement régulier de la charrette l’aida à s’assoupir, lui faisant momentanément oublier ses soucis après ces nuits de mauvais sommeil.

Réveillée en sursaut par Johan qui la secouait, Alis se redressa. Encore engourdie, elle mit un certain temps avant de réaliser où elle se trouvait, mais la foule qui se massait devant la passerelle escamotable encore fermée qui permettait d’accéder à Séverac, eut tôt fait de lui faire recouvrer ses esprits.

Dans un grincement effroyable, le pont-levis s’abaissa et provoqua un mouvement de foule. La charrette de Johan s’ébranla au milieu de cette cohue et commença à avancer lentement car les gardes vérifiaient les laissez-passer pour éviter toute intrusion ennemie, mais surtout collecter les droits de passage. Heureusement, Johan était dans les premiers et ils n’eurent pas à attendre avant de pénétrer dans la cité fortifiée.

Cela faisait bien longtemps qu’Alis n’était pas venue à Séverac, préférant l’odeur enivrante de la forêt à celle innommable de la ville. Les voies pavées étroites, grouillantes d’activité où pauvres et riches se côtoient, lui donnaient l’impression d’étouffer. Vu l’exiguïté des habitations et le grand nombre d’enfants par famille, les rues étaient animées, bruyantes et sales, servant d’égout, de dépotoir et favorisant ainsi la propagation des épidémies. Ici, la chaleur était encore plus insupportable et collait à la peau de façon répugnante.

Ils passèrent devant des échoppes avec leurs ouvertures caractéristiques donnant sur les ruelles, où des marchandises variées étaient présentées de part et d’autre de l’entrée. Aussi appétissantes fussent-elles, Alis sentait son ventre se nouer de dégoût devant cette populace qui n’hésitait pas à toucher les mets exposés avec leurs mains sales. L’odeur pestilentielle des ordures qui pourrissaient ça et là et celle des animaux s’en nourrissant lui agressait sauvagement les narines et achevait de l’écoeurer.

Enfin, ils arrivèrent sur la place du marché d’où ils avaient une vue imprenable sur le donjon. C’était une énorme bâtisse de pierres grises qui, malgré la lumière vive du soleil, paraissait austère et froide.

L’angoisse d’Alis s’en trouva amplifiée. Aussi, pour chasser ses idées noires, elle aida Johan à installer ses marchandises. Autour d’eux, régnait une indescriptible agitation accompagnée d’un vacarme assourdissant, les uns se disputant une place, les autres vantant leurs produits à qui voulait bien les entendre. Au milieu de cette cohue, elle aperçut un montreur d’ours entouré d’une foule de curieux. La pauvre bête enchaînée se dandinait d’une patte sur l’autre en poussant de tristes grognements.

Saoulée par ce remue-ménage, Alis était quelque peu désorientée. Quand ils eurent fini, Johan lui prit les mains :

- Il est temps que tu y ailles maintenant. Et sois de retour avant none. Je ne pourrai pas t’attendre plus longtemps. Tu vois cette maison ? demanda-t-il après un instant de réflexion en désignant une bâtisse de deux étages qui donnait sur la place. C’est là qu’habite Jane, ma sœur. Son époux, Guilain le cervoisier, est l’un des plus gros négociant en vin de la ville. Si jamais ça dure plus longtemps que prévu, va la voir de ma part, elle t’accueillera avec plaisir jusqu’à ce que je revienne la semaine prochaine.

Les larmes aux yeux, Alis le fixa longuement avant de murmurer :

- Heureusement que tu es là, mon bon Johan. Encore merci pour tout. Si jamais je ne revenais pas à temps, ajouta-t-elle d’une voix légèrement chevrotante, tu voudras bien aller rassurer ma mère. Et puis… elle aura sûrement besoin de ton aide aussi…

- Ne te fais pas de soucis, je m’en occuperai, je te le promets.

Johan la regarda partir avec tristesse : il n’avait pas voulu briser ses espoirs, mais il était bien connu que les geôles de Séverac ne laissaient échapper personne de leurs entrailles.

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