Chapitre 1

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15 ans plus tard, été 1095

D’un revers de main las, Alis essuya son front moite. Ce début d’été s’annonçait particulièrement chaud et le soleil à son zénith dardait ses impitoyables rayons sur sa nuque et son dos. Agenouillée au bord d’un ru presque à sec en cette période de sécheresse, elle cueillait des orties avec toute la dextérité que cela nécessite. Saisissant les tiges entre le pouce et l’index sans laisser le reste de la main au contact de la plante, elle les coupait à l’aide d’un petit couteau en prenant garde de ne pas arracher les racines. Alis était si concentrée, qu’une pellicule de sueur commençait à poindre sous son nez légèrement retroussé.

- Tu as bientôt fini ?

Surprise par la question d’Orianne, Alis sursauta et releva la tête. Sa mère venait de se redresser en se frottant le bas du dos avec une grimace de douleur.

Même avec ses cheveux châtains parsemés de fils d’argent serrés en un chignon austère et ses formes rebondies après plusieurs grossesses, Orianne avait conservé toute sa séduction.

Avant de répondre, Alis examina le tas d’orties qu’elle avait accumulé à ses côtés. Les pointes de ses longs cheveux de jais aux reflets irisés sous la lumière crue du soleil, chatouillaient avec espièglerie les mottes de terre autour d’elle.

- Hum, je vais encore en prendre quelques branches, ça réduit beaucoup une fois cuit. Qu’est-ce que tu en penses ?

- Oui, tu as raison. En plus, c’est ici qu’elles sont les meilleures : la terre est riche et bien humide. Mais dépêche-toi, Aline pourrait enfanter d’un moment à l’autre et je ne voudrais pas qu’elle commence le travail toute seule. C’est son premier, ça risque d’être long. Et puis… ajouta-t-elle en regardant la cime des arbres d’un air absent, j’ai un mauvais pressentiment.

- Comment ça ? Tu penses qu’il pourrait lui arriver malheur ? Elle n’a que treize ans.

- Je ne sais pas… peut-être à elle… ou à nous.

Tout en continuant sa tâche, Alis fronça les sourcils : les prémonitions d’Orianne se vérifiaient souvent.

- Quelle idée a eue Roland aussi, de lui faire épouser ce rustaud de Josselin ? Il pourrait être son grand-père !

Orianne eut un petit rire :

- Tu exagères, il n’a que quelques années de plus que moi et j’ai à peine trente ans si tu te souviens bien.

- Peut-être, mais ça ne m’empêche pas de trouver ça répugnant, riposta Alis avec une moue de dégoût en se remémorant le visage apeuré mais résigné de la pauvre fille le jour de ses noces.

Un frisson désagréable lui parcourut l’échine qu’elle chassa d’un haussement d’épaule désabusé. Ces pratiques la révoltaient autant que la soumission dont cette serve avait fait preuve. À sa place, elle aurait préféré mourir plutôt que subir cette infamie.

- Je ne suis peut-être qu’une serve… mais jamais personne n’aurait pu m’obliger à épouser ce rustre, rumina-t-elle sombrement.

Orianne regarda la silhouette de sa fille toujours penchée sur sa récolte.

- Et toi, quand songeras-tu à épouser…

- On ne va pas encore revenir là-dessus, l’interrompit Alis d’une voix lourde de menace. Je t’ai déjà dit que Gautier ne m’intéresse pas. C’est un très bon ami, presque un frère si je n’avais pas déjà Jacquin et Landry, mais un époux : ça jamais ! Et tu pourras dire à Johan le roux qu’il arrête de se mettre cette idée en tête : je n’épouserai pas son fils, un point c’est tout.

Ce qui horripilait le plus Alis, était que sa mère ne la soutienne pas. Elle qui se targuait de posséder un sixième sens lui permettant de ressentir les évènements avant qu’ils ne se produisent, soutenait que Gautier était fait pour elle. En fait, Orianne n’arrivait pas à concevoir que sa fille ne soit en rien attirée par ce grand gaillard… ni par personne d’autre d’ailleurs.

- Tu viens d’avoir quinze ans et il faudra bien qu’un jour tu te décides à prendre un époux. Et puis, les mauvaises langues commencent à se moquer de ton célibat. Tu n’aimerais pas avoir un enfant, toi aussi ? Tenta Orianne à bout d’argument. J’avais ton âge quand je t’ai eue.

- Je ne suis pas pressée et au diable les commères. Quand je vois les filles de mon âge avec leurs enfants accrochés à leurs jupes et bien… très peu pour moi !

Voyant qu’elle n’obtiendrait pas gain de cause, Orianne préféra baisser les bras. Quand Alis avait quelque chose en tête, bien malin celui qui aurait pu la faire changer d’avis.

- Allez, calme-toi. On a le temps d’en reparler vu que Gautier a été réquisitionné dans l’armée du baron. Lui et Arnaud ne sont pas près de revenir. J’ai entendu dire que la guerre entre Séverac et la Canourgue allait encore continuer : Déodat et Roger sont comme chien et chat. Tout ça pour quelques terres ! Et qui est-ce qui en subit les conséquences ? Toujours les mêmes. Ils nous prennent nos meilleurs gars pour les envoyer en première ligne pendant qu’eux restent à l’abri. C’est un véritable massacre.

Orianne soupira et fourragea avec nervosité parmi les tiges de prêle qu’elle avait collectées dans son tablier blanc dont elle avait replié les coins dans la ceinture de son bliaud. Heureusement, Gauvin et elle avaient échappé à cette mesure : leurs deux fils Jacquin et Landry, âgés de douze et cinq ans, étaient trop jeunes pour être recrutés.

Mais depuis ces rafles parmi les serfs les plus vigoureux, le travail au champ était devenu plus pénible et moins fructueux. Les revenus déjà très faibles des familles de Sermelle s’étaient amoindris de façon dramatique. L’hiver avait été particulièrement rigoureux et la disette des vivres avait fait rage. Entre la malnutrition, le froid et la maladie, Orianne avait perdu sa dernière née, un nourrisson d’à peine six mois. Elle l’avait mise au monde le jour de l’aoûstée.

Cela aurait pourtant dû être un bon présage puisqu’elle et Gauvin s’étaient rencontrés et aimés à l’occasion de cette fête. Mais le sort en avait décidé autrement.

Orianne garderait toujours en mémoire l’image du corps sans vie de son enfant lorsqu’elle l’avait découverte au petit matin. Mais celui qui avait été le plus touché par cette perte était Gauvin. Jamais elle ne l’avait vu dans un état pareil surtout lorsque le chanoine Clotaire, du fait de leur bannissement de Sermelle, avait refusé de baptiser le nourrisson et donc de lui administrer les derniers sacrements.

Fou de douleur et de colère, Gauvin avait écarté les explications d’Orianne concernant la constitution trop fragile du nourrisson et s’était enfui dans la forêt en emportant le petit cadavre. Il y était resté cinq jours sans donner la moindre nouvelle.

Qu’avait-il fait durant tout ce temps, tout seul au milieu des bois ?

Orianne ne l’a jamais su… ni même sur l’endroit où il avait enterré leur enfant.

Depuis, Gauvin n’était plus le même. Il était devenu taciturne et ronchon, prenant la mouche à la moindre contrariété. Orianne avait parfois l’impression qu’il lui en voulait. Comme si c’était sa faute à elle si l’enfant était mort.

- Voilà, j’ai fini !

Inconsciente des sombres pensées dans lesquelles était plongée sa mère, Alis se releva d’un mouvement félin et épousseta d’un geste vif les particules de terre qui s’accrochaient à son bliaud. Son agacement était encore palpable. Cependant, lorsqu’elle se tourna et aperçut son visage crispé de contrariété, elle eu des remords de lui avoir parlé de la sorte. Elle se rapprocha et lui entoura les épaules de son bras. Elle la dépassait d’une bonne tête ce qui donnait l’impression que les rôles étaient inversés.

- Excuse-moi d’avoir été aussi dure maman, mais parfois j’ai l’impression que tu ne me comprends pas.

Orianne eut un sourire triste en contemplant sa fille : comme elle ressemblait à Gauvin !

Même yeux noirs en amande, même chevelure de jais indomptable et même bouche gourmande. Sa silhouette souple et gracieuse aux formes bien dessinées, faisait oublier ses origines frustes de serve et lui conférait une grâce naturelle rehaussée par l’éclat de son visage. Le seul détail surprenant était sa haute taille qui égalait celle de la plupart des hommes.

Considérée depuis sa naissance comme l’œuvre du diable, cette beauté inquiétait les villageois de Sermelle. Ils se méfiaient encore plus d’elle que d’Orianne et la surnommaient Alis la louve tant l’expression de ses yeux reflétait la sauvagerie de son âme. Comme l’animal, elle ne s’éloignait guère de sa tanière au fond de la forêt à moins d’y être forcée par ses obligations de guérisseuse.

- Ne crois pas ça, Alis. Tu as peut-être les traits de ton père, mais en ce qui concerne le caractère… malheureusement pour toi, tu as hérité du mien.

- Tu parles d’un cadeau ! Pouffa Alis en ajustant sa récolte qui gonflait son tablier comme celui d’Orianne.

D’un revers de main, elle essuya une nouvelle fois son front humide. Cette chaleur était insupportable, le soleil n’avait pas encore atteint son zénith et pas trace du moindre souffle de vent à l’horizon. Sans parler qu’il allait leur falloir remonter la pente abrupte du champ de seigle au fond duquel elles se trouvaient, pour rejoindre le sentier qui reliait Sermelle à leur masure à travers la forêt.

Alis s’élançait déjà à l’assaut de l’énorme bosse qui gonflait le champ en son milieu comme un chat faisant le dos rond, lorsqu’elle fut arrêtée dans son élan par la main de sa mère sur son bras. Elle se tourna aussitôt et eut un mouvement de recul devant son visage crispé d’angoisse.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

Orianne plaqua son autre main sur sa poitrine, comme à bout de souffle alors qu’elles n’avaient pas encore bougé. Son regard noisette, perdu dans son visage soudain livide, regardait encore les cimes des arbres entourant le champ, mais sans paraître les voir.

Bien qu’habituée à ces « absences », Alis sentit un frisson d’appréhension contracter ses épaules :

- C’est encore ton pressentiment ?

- Ça… ça fait plusieurs jours que… que ça m’empêche de respirer, haleta Orianne en revenant peu à peu à la raison. Mais jamais avec autant de force que maintenant. Ça se rapproche, je le sens.

- Et c’est plutôt mauvais, hein, grimaça Alis. Alors dépêchons-nous. Avec un peu de chance on arrivera chez Aline avant qu’il ne soit trop tard.

Mais la main crispée de sa mère resta en place et resserra même son étreinte :

- Ce… ce n’est pas Aline… c’est… c’est Gauvin.

À ces mots, le visage d’Alis perdit à son tour ses couleurs pour devenir aussi pâle que celui de sa mère.

- Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Ce n’est pas possible !

- Chut, rétorqua Orianne en fermant les yeux. Ecoute.

Alis leva son visage d’une rondeur encore enfantine et entendit alors le martèlement sourd qui se répercutait à l’infini contre les arbres de la forêt.

- Qu’est-ce que… marmonna-t-elle en fronçant les sourcils avant de reconnaître enfin le bruit qui se rapprochait. Des chevaux ? Ici ?

Troublée, Alis regarda sa mère avant de remonter de quelques pas l’énorme bosse du champ pour tenter de distinguer les intrus qui se dirigeaient chez elle à si vive allure : rares étaient les chevaliers qui s’aventuraient par hasard sur ce sentier à l’écart de tout.

Le chant des oiseaux jouant à cache-cache parmi les branches des arbres s’était arrêté et l’on n’entendait plus que ce piétinement régulier qui se rapprochait inexorablement.

Eblouie par la lumière du soleil, Alis plissa ses yeux bordés de longs cils noirs. De son poste d’observation, elle eut juste le temps d’apercevoir trois silhouettes chevauchant à bride abattue. La distance ainsi que la pénombre du sous-bois l’empêchèrent de distinguer leurs visages. Mais, à travers l’épais feuillage, un rayon de soleil vint à point nommé caresser de sa douce lumière la couleur des armoiries peintes sur leurs écus de bois. Ce détail lui permit de les identifier : il s’agissait du blason de Séverac d’argent aux quatre pals de gueules.

- Les soldats du baron ? Que font-ils par ici ?

Alis eut un instant d’hésitation et de perplexité, vite balayé par les affreuses paroles de sa mère qui lui revenaient à l’esprit. Elle rebroussa chemin et se planta devant Orianne :

- Ne me dis pas qu’ils viennent chercher papa…

Décontenancée par le regard plein de larmes retenues qui lui faisait face, Alis écarta les mains en signe d’incompréhension :

- Mais pourquoi ?

- Le… le chevage, réussit à balbutier Orianne. Ou alors…

- Par le nom de Dieu, jura Alis sans laisser à sa mère le temps de terminer sa phrase.

Estimant que la vie de sa petite fille valait autant que celle de ces fils réquisitionnés, Gauvin n’avait payé que la moitié du chevage à l’instar des serfs dont les taxes avaient été diminuées du fait de leur participation en homme à l’effort de guerre. Jusqu’à ce jour, cet acte de rébellion n’avait pas eu de conséquence mais ils auraient dû se douter que cela n’allait pas durer.

- Oh non, gémit-elle avec désespoir en se ruant à la suite des cavaliers, pieds nus, la peur au ventre, sans prendre la peine de vérifier si sa mère la suivait.

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