Sous ses pieds instables frémit le glacifer du vaisseau malmené. Trois heures de vibrations incessantes secouant jusqu'à ses os.

 Il est des moments auxquels on refuse de songer, dans la crainte qu'ils ne se réalisent, accusant notre pensée d'un incontrôlable pouvoir.

 Recroquevillée au creux du siège conducteur, main gauche crispée sur la barre verticale du panneau de commandes, main droite pianotant sur un écran holographique, prête à transformer son navire en simple « canot de sauvetage », Lotus se mord la lèvre jusqu'au sang. Une perle nacrée y tremble et glisse.

 Princesse en dérive depuis plus d'un siècle, traversant les trous noirs et les couvains d'étoiles avec l'adresse et la confiance d'une pirate galactique, elle nie cette fin qui l'attend. Regard rivé sur la planète à l'infernale approche dont l'immensité bleue n'a plus rien d'attrayant à présent, l'intrépide jeune Loumiane tente de ralentir la vitesse de pénétration de l'atmosphère.

 La gravité, extrêmement puissante, l'a piégée trois heures auparavant, à la suite d'une curiosité bien trop intense pour être ignorée. Bien sûr, il n'est plus temps de regretter. Ce globe apparu en perle de l'univers sur ses écrans arides, empli de promesses et de beauté sauvage, lui semblait favorable ; sans compter que vivres, eau et air pur viennent à manquer. Lotus n'hésite jamais lorsqu'il est question de nécessités premières.

 « J'aurais dû me méfier », siffle-t-elle à travers ses dents, un voile de sueur couvrant sa peau rosée.

 Son vaisseau, vieux vétéran de l'espace, gémit une fois de plus sous la torture des courants invisibles. Lotus ne peut empêcher une sinistre image de s'imposer en son esprit : mains de géants aux doigts furieux, l'atmosphère autour d'eux cherche à les écraser avant de les avaler, émiettant jusqu'à leur tombe prochaine.

 Vieillesse imprévue ? Avarie des moteurs due à sa récente traversée d'un champ de particules ? Maladresse d'approche pour cause de désinvolture éphémère ? Elle ne le saura jamais.  

 Combinaison et casque mis, les barres de maintien évitant une culbute par-dessus le tableau de bord, la Loumiane grimace face à la douleur occasionnée par les secousses de plus en plus violentes. La peur grimpe insidieusement le long de sa colonne. Sous ses yeux grand ouverts ne s'étale plus qu'un bleu profond et pernicieux. Pas un seul morceau de terre ; plus à présent que son navire a perdu tout contrôle.

 À l'Est, il y en a. Pas très grands, suffisamment toutefois pour lui vendre leurs plages délicieuses et leur abondante nature qu'elle a immédiatement imaginées d'après les données de son analyseur. Tout y est parfait, n'accusant pas même de climats compliqués.

 Mais tout l'est en vérité. La chaleur monte, presque impossiblement. Lotus a l'impression de se retrouver sous les soleils de plomb des déserts de son monde. Un épouvantable craquement suivi d'un sifflement caractéristique la projette dans les affres du désespoir.

 « C'en est fini. Mourir à cent-trente-six ans, quel dommage. »

 Le navire vient de perdre son gouvernail. Son moteur à impulsion arrière. En tant qu'ancienne capitaine de bateau, Lotus s'exprime le plus souvent en termes de marin, une habitude teintée de nostalgie, mais aussi de fierté : réussir le tour de main de passer d'un quatre mâts à un vaisseau spatial n'est pas donné à tout le monde. Ses efforts ont payé le prix fort. La fuite d'un royaume dont elle ne voulait pas, l'abandon d'une famille par trop exigeante, l'angoisse de la solitude ont à peine teinté sa détermination.

 Une détermination qui semble vouloir tomber à l'eau, l'emportant corps et âme en un milieu qu'elle ne connaissait pourtant que trop bien. Un retour aux sources imprévu, non voulu, terrifiant.

 « Alerte. Alerte. Vitesse maximum dépassée. Crash imminent. Alerte. Alerte. »

 « Arg ! Je sais ! Tais-toi ! » Le cri s'étouffe contre son casque. Il n'y a plus qu'une solution. Si la carlingue veut bien tenir encore un peu, alors elle passera le cap de la friction atmosphérique. La jeune femme n'aura plus qu'à s'enfermer dans le canot et dire adieu à son vaisseau, à jamais. Si elle survit jusque là, si, en bas, l'annexe ne coule pas, si elle trouve une terre, n'importe laquelle, s'il y a de quoi se nourrir...

 « Si tous ces « si » se combinent parfaitement, je serai tout de même coincée, n'ayant plus de moyens de repartir. »

 Cette prise de conscience fort désagréable assèche sa bouche. Chaque seconde-torture brise sa cervelle en éclats de panique. Il fait bien trop chaud.

 « Alerte. Alllllll-lerte. Tem-tem-température dangereuuuuuuse. All- »

 La voix artificielle se trouble, trébuche, stoppe. Le tableau de bord, à l'instant où Lotus appuie sur l'ouverture du canot, s'éteint. La Loumiane jure et se défait de son siège, manquant s'écrouler sur un sol bouillant. Ses semelles chuintent. Une fumée toxique s'évade et s'enroule autour de son corps heureusement protégé. La porte de la cabine, à présent béante, l'invite à l'intérieur du fameux canot.

 CLANG !

 La jeune être est projetée contre le siège central et compte les étoiles. Un goût de sucre anisé envahit sa bouche : elle saigne, mais il n'est pas temps de s'en inquiéter. Quelques secondes encore et la survie va se détacher du reste de l'engin. Si elle ne se relève pas immédiatement pour refermer l'écoutille à la force de ses bras, faute d'intelligence robotique, il n'y aura plus rien à sauver.

 Lotus se débat contre l'accélération collant ses jambes à la cloison, à présent que le vaisseau s'est partiellement retourné. Plus que quelques centimètres...

 Dans un élan brûlant ses muscles, elle clôt enfin la porte à l'instant même où tout éclate. Une vrille forcée l'envoie voler à travers le petit espace ; sa tête heurte une seconde fois la cloison surchauffée, son corps se disloque contre les accoudoirs.

 Néant.