Mon île - 14 - Elle

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Elle, Grande, majestueuse, fine, presque maigre, les cheveux libérés, longs, lisses et d’un blond-gris révélant une maturité et un magnétisme naturel, fit son apparition, donnant ainsi une consistance à ce “ Non ” autoritaire et surtout à ce “ Elle ” jusque là bien vague pour Fils.

Elle tourna la tête sur le côté et Fils, subjugué par cette chevelure sauvage, vit, alors qu’un souffle de vent la soulevait, une bien étrange implantation capillaire, comme si ses cheveux poussaient également tout le long de sa nuque.

Elle inclina légèrement la tête et se contenta de claquer des doigts pour que deux femmes sortent, à leur tour, de derrière les arbres. Elle recommença la scène de l’autre côté et deux autres femmes se révélèrent à eux. Toutes prirent place sans qu’un seul ordre ne soit donné et, à la fin, toutes les encerclaient.

Elle se rapprocha de El Capitano et le salua :

– Vous revoir me remémore tant de déplaisir, et vous retrouver ainsi, si querelleur, m’attriste énormément. J’avais espéré, à tort donc, que la raison ait pu vous revenir.

– La raison, moi ? Attristée, vous ? Ne vous moquez pas de moi, vous pourriez très vite le regretter, très chère.

– Quelle déception de nous être tant trompées à votre sujet ; la part d’ombre que la Générale n’a pu déceler en vous s’est révélée si désastreuse qu’elle en a payé le prix…

– Juste ?

– Fort.

– Question de point de vue.

Fils décela en Elle un réel apitoiement, marqué de nostalgie et d’un profond regret. Ses yeux, d’un bleu rappelant une mer idyllique, exprimaient là une peine non feinte.

– Voyez donc où, par votre faute, nous en sommes, El Capitano.

– Moi, je vois que ce sont vos mensonges qui nous ont mené au bout du monde.

Elle sourit et son visage à la peau blanchâtre s’anima d’une beauté froide et envoûtante ; puis Elle laissa s’échapper un petit ricanement :

– Le bout du monde est tout autre, mais il est exact que vous arrivez au bout de votre voyage.

– Au bout de ma fuite, de mon exil, car oui, tout cela n’a effectivement que trop duré ; je suis à bout de souffle et il est grand temps que ça cesse ; me voilà ici devant vous, fin prêt à vous affronter.

Elle ne bougea pas, ne releva pas et resta immobile dans son habit immaculé. Fils remarqua que pour Elle, contrairement à ses sujettes, pas de combinaison ample mais un ensemble en cuir formé d’un pantalon moulant et d’une sorte de veste-pull. Sans trop savoir pourquoi, il se fit la réflexion que sa tenue devait être pratique en toute circonstance.

Le temps ainsi interrompu entre Elle, énigmatique, figée, et El Capitano, fier, guettant l’étincelle, Fils continua à la détailler : aucun bijou, aucun ornement, aucune parure, juste un étrange symbole, une sorte de tatouage en forme de spirale au beau milieu de son front.

<< – Qu’est-ce… à bien y regarder, je me demande s’il ne s’agit pas là d’une cicatrice ? >>

L’examen de cet étrange motif prit fin lorsqu’une brise déplaça une mèche qui le recouvrit.

– Malgré tout, j’avais toujours cru cet affrontement évitable, reconnut Elle.

– Libre à vous de passer votre chemin et de vous retirer, persifla-t-il.

Elle abaissa ses yeux, contempla le triste spectacle de souffrance exposé à son intention et, dégoûtée, s’arma de hargne et de rage.

– Je l’ai faite ainsi pour vous. Voici, tadadam, Dévisagée, railla El Capitano.

– Il ne peut donc plus y avoir de retour en arrière, plus aucune trêve ou négociation. Femmes.

Ce simple “ Femmes ” tonna comme un ordre ; ensemble, elles tirèrent leurs armes.

El Capitano refréna aussitôt leurs ardeurs :

– Tout doux, tout doux, vous savez bien que vous ne pouvez pas me tuer, où vous perdriez pour toujours ce que je vous ai subtilisé.

– Cela aurait, en effet, pu vous servir à négocier.

– Négocions, alors.

– Mais, je crains que nous n’en soyons plus là, très cher.

– Ah oui ? s’étonna-t-il.

– Notre bonté a ses limites, il est grand temps de vous occire.

Un rire cynique s’échappa alors de la bouche de El Capitano :

– J’aime à vous voir si insolente, si méchante, surtout si confiante ! Vous savez, tu sais… soyons familiers, depuis le temps, après tout ce que nous avons traversé, non ?

– Je crois en effet que nous l’étions et que nous aurions pu l’être plus encore. Tu as tout gâché, tout détruit entre nous, dit Elle d’une voix pleine d’amertume.

– Tu sais, tu aurais dû, et tu devrais, te laisser aller plus souvent. Cela te va bien. Lâche-toi, exulte, explose !

– Très bien, je vais cesser de me contenir et tu vas pouvoir jouir de ma noirceur dans toute sa splendeur.

– Hum, tu m’excites comme au premier jour !

– Femmes !

Sans autres consignes, sans attendre, les Femmes s’avancèrent d’un même pas cadencé vers les deux hommes, resserrant ainsi le cercle. Fils tourna la tête dans tous les sens et, l’épée à la main, prêt à l’affrontement, se concentra sur les deux plus proches. El Capitano ne resta pas passif et s’élança ; non pas vers les Femmes, mais vers Effrontée toujours agenouillée ; il pointa la rapière sur sa jugulaire.

Oh, j’avais décidé de n’pas interromp’e le fil de c’chapitre ! Rien n’est possib’e avec vous, hein ? Vous allez m’pourrir la vie jusqu’au bout ? Oui, ne m'reste plus longtemps à t’nir, on arrive nous aussi au bout d’cette aventure, au bout d’cette journée interminab’e, mais j’ai l’impression qu’elle dure depuis pas loin d’deux ans ! Deux ans, minimum ! Et comm’ El Capitano, j’suis à bout, à bout d’souffle…

La jugulaire… allez ma vieille, encor’ un effort… Oui, je sais, je n’suis pas vieille, mais aujourd’hui, avec vous, à cause de vous, le poids des ans me pèse… La jugulaire, c’est la grosse veine, là, sur votre cou.

Au passage, c’est celle où y’a plein d’sang qui circule… Je n’veux pas dévoiler la suite mais… mais comme vous râlez toujours parce que je n’vous préviens pas quand ça va saigner, bah… bah essayez donc de d’viner c’qui va s’passer.

Effrontée, effondrée par la torture infligée à sa sœur, ne tenta même pas de réagir. Elle leva la tête et se borna à regarder, inexpressive, El Capitano, dans l’attente de sa destinée, laissant son sort entre ses mains.

Fils intervint le premier pour essayer de mettre un terme à cette barabrie :

– Concentre-toi sur les Femmes ! Effrontée est amorphe – Pfff, léthargique ! Argh, apathique ! Oh merde : sans réaction ! – , elle ne constitue plus un danger.

– Sii, daangeer, daangeer ! se rappela à leur bon souvenir Corinne du haut de sa branche.

– Oui, certes, mais… parut hésiter Père. Je crois que la tuer me soulagerait. N’aimes-tu pas voir leur sang ? Je crois que pour mon petit plaisir j’ai envie de la voir saigner.

– El Capitano, tu as été tout autre par le passé. Tu n’as pas besoin d’en arriver là. Si tu le préfères, réglons le différend qui nous oppose entre nous ? soumit Elle.

El Capitano réfléchit avec attention à cette idée forte intéressante :

– Juste un combat tous les deux ?

– Oui.

– Et si je gagne… la laissa-t-il finir.

– Mes Femmes partiront et tu n’entendras plus parler de nous.

– Et si je perds…

– Je laisserai la vie sauve à ton jeune sous-fifre, mais rôtirai ton poulet, je tiendrai là la vengeance de notre clan.

El Capitano tergiversa. Deux des Femmes se tenaient à une distance respectable de lui et d’Effrontée pour ne pas le pousser au pire. Les deux autres et Fils se jaugeaient du regard.

– Alors qu’en est-il de ma proposition ? Décide-toi !

Et vous ? Qu’en pensez-vous ? Doit-il accepter ce combat singulier ou, pour notre bon plaisir – enfin comprenons-nous, pour enrichir cette histoire –, tuer Effrontée ?

Ahlala, vous n’feriez pas d’bons conteurs. Heureus’ment que j’n’ai cure de votr’ avis et qu’de toute façon je m’en tiendrai au fait, pur’ment, historique.

– Alléchante, ce pourrait être une porte de sortie aisée à franchir.

– Tu penses me vaincre facilement ?

– Je pense avoir toutes mes chances.

– Cette certitude sonne comme un accord, non ?

– Oh, oh… se plaignit El Capitano en grimaçant. Je me rappelle que le dernier “ accord ” que l’on avait a failli m’être fatal, de part votre perfidie. Toi et la Générale n’avez pas respecté les règles, alors excuse-moi, mais aujourd’hui je vais jouer avec les miennes !

Vous comprenez bien qu’là ça risque de gicler un peu, hein ?

Doucement, avec précision, sans aucune difficulté – si j’étais d’humeur poétesse, j’aurais dit comme dans du beurre – El Capitano, pétrifiant tout le monde sur place, enfonça sa lame dans la jugulaire d’Effrontée. Un mince filet de sang coula sur son cou, son épaule et jusqu’à sa poitrine. Effrontée, en réaction, écarquilla les yeux et, pour seul réponse, émit un « oh » muet. Très vite, ses lèvres se refermèrent puis se rouvrirent, rouges, pour laisser s’échapper des bulles de sang qui explosèrent jusqu’à en rougir tout son menton.

Sans plus de résistance, El Capitano retira la pointe fatale du cou d’Effrontée.

Et là, c’est l’carnage, tute-tute, sirènes, attention : public averti, vous êtes prévn’us :

Par jets puissants, saccadés, ponctués par les battements du cœur, le sang gicla de l’orifice pour asperger un El Capitano hilare. Effrontée, simplement par instinct – vous vous rapp’lez ce cerveau rept’lien ? Bah voilà, on y est, ses gestes sont dictés par la survie –, porta ses mains à la plaie et la comprima de toutes ses forces. Le sang ne s’arrêta pas pour autant et coula à travers ses doigts raides et resserrés. Très vite, Effrontée s’affaissa et tomba sur le côté. Le sang s’écoula, par petits jets, de moins en moins puissants et, petit à petit, totalement vidée, la vie s’échappa de son être. Affalée sur le côté, son regard accrocha celui de sa sœur qui, inconsolable, maintenant et à l’avenir, pleurait déjà en silence cette mort infâme, injuste et atroce. Défigurée vit les yeux bleus de sa cadette, avant si expressifs et pétillants, s’éteindre à mesure que la vie s’en échappait : juste arrondis, ils se refermèrent doucement, jusqu'à devenir amandes, pour finalement se souder à jamais. Dans un ultime effort, Effrontée, de sa petite bouche, esquissa un timide sourire. Défigurée sut qu’il lui était entièrement adressé, elle y vit de l’espoir et de la connivence ; elle tenta d’y puiser un peu de force :

<< – Ton sourire m’anéantit sœurette, avec ce dernier cadeau tu me demandes de lutter et de continuer à vivre ; alors que toi tu t’en vas… à jamais. Le pourrais-je, le pourrais-je seulement ? >>

Ce simple sourire, complice, s’effaça, s’éteignit, et Défigurée, jusqu’alors inséparable de sa sœur, se retrouva définitivement seule.

Bon, j’fais un peu dans l’mélo-dramatique, car ça a probablement dû s’passer un poil plus vite et avec plus de réaction des deux côtés. Mais bon, lorsque l’Capitaine me racontait cette histoire, il aimait bien cette version, et j’tiens à lui êt’e fidèle.

– Père… Non ! Non… Père… non… pourquoi ? s’émut Fils.

– Père ? Ton Père ? s’étonna Elle d’une voix perplexe, perdue, totalement sidérée par cet acte gratuit et insensé, digne d’un esprit dérangé.

– Ah oui ! Où avais-je donc la tête ?! Sûrement accaparée par Effront… euh, Perforée. Aussi, maintenant que nous sommes tranquilles avec… euh, sans elle, veuillez pardonner mon impolitesse et laissez-moi vous introduire.

El Capitano s’inclina puis de son épée désigna les deux intéressés :

– Fils, je te présente la Commandante… ou Marquise, Marquise ? Bon, bref, Commandante, voici mon fils, le Capitaine.

Aussitôt les présentations faites, les armes s’entrechoquèrent.

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