Mon île - 09 - La rencontre

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Fils tendit la main à Père pour l’aider à se relever.


Pour changer, un p’tit rappel, alors j’vous rappelle, que pour entrer dans la cache, Fils commença par ramper, donc pour en sortir, il finit en… ? Rampant, parfait… encourageant.


Père se redressa, se tint le dos et grommela :

– Ce n’est plus de mon âge.

– D’être debout ? Moui, je le vois bien, compatit Fils.

– Très drôle, très drôle. Crétin. Ce n’est plus de mon âge de me traîner dans ce trou ! tint à préciser Père.

– Fais-toi une raison, tu es bien trop vieux pour… tant et tant de choses ! le charria Fils.

– Cesse donc de faire le malin ! Je suis toujours d’âge à me battre et à t’en faire baver au besoin, défia Père.

– Sûr ! Sûr. Ouhlala, je suis si effrayé, reconnut, pas si terrifié, Fils.

– Je constate que tu es d’humeur à la bravade, tant mieux. Mais aujourd’hui, ce n’est pas de moi que tu devras avoir peur…

– Oui, oui, je sais, allez, rejoignons la cabane, pour y trouver tes supposées Femmes.

– Elles y seront, confirma Père.

– D’accord. Alors dépêchons-nous, ne les faisons pas attendre, j’ai hâte de me frotter à elles.


Père, dépité devant tant de suffisance, pouffa :

– N’aie hâte de rien ! De toute façon, quelque chose me dit qu’elles ne vont pas se contenter de nous attendre.

– Merveilleux, qu’elles viennent donc me sauter dans les bras.

Père, agacé par tant d’assurance, pouffa, avec un peu plus de force :

– Tu… Tu… oh que tu m’agaces, pour changer.

– Dois-je y voir un compliment ?

– Vois-y ce que tu veux, je n’ai pas le temps d’épiloguer. Nous devons partir, et vite. Je ne veux pas que les Femmes nous croisent si près de ma cache-secrète.

– Dis-moi quand tu arrêteras de parler, Père, que je te suive.


Père fulmina intérieurement, comme d’habitude lança un regard noir à Fils, et d’une voix directive ordonna :

– Suis-moi, ne lambine pas et ne me parle plus.


Fils mima le geste de se coudre la bouche et de jeter au loin son aiguille. Père l’ignora et indiqua le chemin à suivre :

– Par là, nous allons faire un petit détour.


Fils écarta les mains, paumes vers le ciel, en signe d’incompréhension, puis se saisit les lèvres et tira dessus :

– Aïe, satané fil magique. Un détour sous-entend que l’on ne se dépêche plus trop, non ?

– On se dépêche de partir d’ici pour aller là où je vais nous mener ! Remets ton fil ! s’exaspéra Père.

– Et où nous mènes-tu ?


Père s’arrêta…


J’vous voir v’nir : oui, oui, ils avaient déjà commencé à marcher !


Père s’arrêta, mis les mains sur ses hanches, regarda Fils et fit un signe de tête dans sa direction.

Fils attendit, se tourna, regarda Père, haussa les sourcils.

Père fit un nouveau signe de tête, cette fois-ci en pointant le bassin de Fils.

Fils baissa la tête, regarda sa taille et, ne comprenant pas où voulait en venir Père, se décida à demander :

– Quoi ?

– Regarde-toi, rien ne te dérange ?

Fils leva les bras et s’examina : un pantalon, des chaussures, une veste, un maillot…

– Non, rien ne me dérange ! J’ai peut-être un peu de terre sur moi, mais… et Fils s’interrompit en plein milieu de sa phrase.


Père sourit, certain et heureux de voir là un éclair de lucidité dans la logique de Fils.


– Père, ce n’est pas idiot, nous ne sommes pas présentables ! Allons nous débarbouiller avant de nous présenter devant les dames.


Le sourire de Père s’effaça aussitôt. Il se pencha, gratta la terre avec ses doigts, en ramassa une pleine poignée et, violemment, la lança dans la tête de Fils.


– Hey ! Aïe ! Vieux fou ! Tu es malade ?! J’en ai plein les yeux, je ne vois plus rien, je suis aveugle ! Aveugle ! en rajouta Fils.

– Je me contre-fiche que tu sois sale ! Tu peux être couvert de boue ou de bien pire, tu peux puer ou être parfumé, tu peux être vêtu tel un prince ou bien nu, de tout cela, je m’en tamponne le coquillard !


En fait il a dû dire qu’il s’en battait l’œil, parce que s’en carrer l’coquillard est une expression plus récente. Qui veut dire ? Non, personne ? Et bien qui veut dire qu’il n’en a rien à s’couer !

C’est quoi un coquillard ? Oh, c’est dommage, car j’suis toujours sûre que d’main vous aurez tout oublié ; peut-êt’e même dans une heure… mais je n’suis plus à une explication près, allez hop :

Un coquillard, à ne pas confond’e, bien qu’ce soit d’la même famille littéraire, avec un coquillage, qui lui est un mollusque revêtu d’une coquille. Le coquillard, par contre déclinaison d’la coquille, qui elle, au XVI siècle – des années 1501, pour être précise, à 1600, et non, attention au piège, des années 1601 à 1700 – faisait référence au sexe. Oui, au sexe ! Voilà, vous savez tout.

Vous n’avez rien compris ? Pfff, ça m’apprendra à parler et à raisonner comme l’vieux Der… Place à une moralité et vous allez tout comprendre :

Moralité, mes p’tits pirates, soyez cultivés dans vos propos orduriers. Ne sortez plus un banal “ j’m’en bats les couilles ”, soyez subtils avec un “ j’m’en tamponne le coquillard ”.


Ceci dit, et sans d’autres inutiles explications, Père partit d’un pas engagé, coupant à travers les arbres pour suivre une direction la plus linéaire possible.

Corinne…


Ah, l’aviez oublié, hein ? Bah fallait pas ! L’est toujours là !


Corinne, quant à lui, ayant pris la mesure du problème, s’envola en éclaireur entre les arbres.

Fils, au bout de quelques centaines de mètres à pousser les feuilles basses, à se frayer un chemin dans la verdure, à se piquer aux épines des plantes épineuses, à trébucher sur le sol meuble, à monter et à descendre les pentes, perdit patience :

– Père, sais-tu vraiment où l’on va ?

– Fils, quand cesseras-tu de douter de mes actions et de mes paroles ?

– Quand celles-ci seront un tantinet sensées, répliqua Fils.

– Doute, doute tant que tu le peux encore, maudit Fils ! pesta Père.

– Père, arrêtons-nous deux secondes, veux-tu ?

– Nous n’avons plus le temps, suis-moi !


Fils accéléra le pas et, d’une main ferme, attrapa Père par le bras pour le retenir.


– Père, arrête ! Arrête-toi ! Regarde, regarde-nous, nous sommes en pleine jungle, à moitié perdus sur notre propre île, en train de crapahuter, à l’opposé de la cabane, à nous diriger je ne sais où, pour… dans le but de… de je ne sais quoi ! Et tout ça pour accueillir des Femmes tombées du ciel ! Ressaisis-toi ! Ne te rends-tu pas compte que… que tout ça paraît d’un ridicule, d’un grotesque, d’un… et Fils, plein de pitié pour Père, n’acheva pas sa phrase.


Père prit alors conscience de la réalité et réalisa qu’aux yeux de Fils il paraissait fou. Il termina à sa place :

– D’un fou ?

– D’un fou, attesta Fils d’une voix calme.

– Suis-je fou ?

– Rentrons, veux-tu ? insista Fils en le tirant par le bras pour l’inciter à rebrousser chemin.


Père resta figé, les pieds soudés au sol, et ne bougea pas. Un sourire apparut dans le coin de sa bouche, ses yeux laissèrent échapper un flux de compassion, il hocha la tête et crut bon, une nouvelle fois, de se justifier :

– Fils, certaines choses te dépassent, mais en aucun cas je ne perds l’esprit. Nous devons nous équiper, crois-moi, sinon nous risquons de…


Et c’est alors qu’au dessus d’eux, une voix hystérique raisonna d’arbres en arbres :

– Lees… Feem… mees… Feemmees ! Lees Feemmees !


C’est la voix de qui ? Comment ça c'est la voix de qui ? Vous vous fichez d’moi ? Oh, même pas… navrant.

Qui peut bien parler au dessus d’eux ? Un indice : quelqu’un qui vole.

Qui peut bien répéter les mots et les voyelles ? Ne répondez pas de suite, une voyelle c’est un a, un e, un i, un o ou un u.

Et le y ? Euh… ça personne n’a jamais trop su, à son sujet tout rest’ à démontrer, il est un peu l’transgenre de l’alphabet.

Bon bref, dernier indice : qui revient de sa mission d’éclaireur ? Tutute, je n’veux pas encore vot’e réponse, un éclaireur ce n’est pas quelqu’un qui allume les lumières, mais dans ce cas présent, quelqu’un qui part en reconnaissance. Pfff, qui part devant les autres voir c’qui s’passe !

Ouh ouh, c’est bon ! Là, vous pouvez donner vot’e réponse !

Corinne, oh ! Des génies, j’ai des p’tits génies au QI exceptionnel en face de moi !

C’est quoi l’QI ? Pfff… désolant.

Hein, le Quoefficient Intellectuel ? Bien joué, bien essayé, y’avait l’idée, mais l’ensemb’e est raté, c’est médiocre. Nul !

Non, je sais très bien que c’n’est pas ça ! Non, mais c’n’est pas possib’e qu’il insiste ! Alors c’est quoi ?! Tu oses me demander c'est quoi ? Oh, v'là pas qu'il me défie, l'insolent ! C’est le Quoefficient Intellectuel, p’tit malin ! C’est c’que t’as dit ? Euh… vous m’gonflez, c’est pas croyab’e que vot’e bêtise soit si contagieuse ! Vous m’bouffez les neurones ! M’attaquez l’système ! Me vl’à contaminée ! Des virus, voilà c’que vous êtes !

Le QI, j’voulais dire qu’c’est : Quotient Intellectuel. Le QI, c’est une indication quantitative standardisée de l’intelligence humaine. Et v'lan !

Ne m’regardez pas comme ça, je sais très bien qu’si j’aligne trois mots d’plus d’huit lett’es vous êtes perdus ; vous n’aviez qu’à pas m’énerver.

Le QI, c’est une mesure de l’intelligence. Vot’e mesure est exceptionnelle. Du jamais vu. Dans toute l’histoire de l’humanité depuis au moins vingt générations avant Cro-Magnon !

C’est qui Cro-Magnon ? C’est toujours plus avec vous, hein ? Cro-Magnon c’est l’ancêtre lointain des êtres humains que nous sommes. C’était il y a fort, fort longtemps.

<< Ouf, heureus’ment que j’n’ai pas cité l'homo erectus, sûre que ça aurait mal tourné… >>


À entendre Corinne vociférer son avertissement, Fils, troublé, eut un instant de doute et d’hésitation. Père, endiablé, réagit quant à lui avec précipitation et, d’un geste vif et sec du bras, se libéra de l’emprise de Fils. À son tour il le saisit, par les épaules, et, de ses deux poignes puissantes, le secoua sèchement ; d’une voix autoritaire, ne laissant aucune liberté, n’appelant aucune contradiction, il s’écria :

– Dépêche-toi, dépêche-toi ! Nous ne devons pas traîner !


Mais Fils se ressaisit et n’obtempéra pas dans le sens voulu :

– Je ne bougerai pas, Père.

– Que dis-tu ? Maudit Fils ! N’as-tu pas entendu Corinne ?

– Si, et même très bien, figure-toi que je ne suis pas sourd.

– Elles sont là ! Elles sont là ! répéta Père les dents serrées, un rictus à la fois de colère et de peur sur le visage.

– Et bien attendons-les, trouvons un accord ou affrontons-les, remets-leur ta boîte au besoin mais stop, assez, il est enfin temps que j’aperçoive ces Femmes démoniaques dont tu me bassines tant.

– Leur remettre la boîte, moi vivant, jamais ! JAMAIS. Un accord ? Jamais elles n’accepteront de compromis, de trêve ou… ou… Ces Femmes sont folles, dangereuses et redoutables, Fils.

– Tu m’en diras tant, s’exaspéra Fils.

– Tu ne comprends pas, tu ne veux pas entendre, tu ne sais pas, ta défiance, ton scepticisme à mon encontre, ton arrogance, ta suffisance, auront raison de nous.

– Père, tu m’as entraîné, je t’ai combattu, battu, tu es fort, je suis…

– Invincible ? Tu te penses invincible ? le brusqua Père.

– Je n’aurais peut-être pas choisi ce terme mais... allons-y pour invincible.

– Alors tu es bête.

– C’est de suite moins glorieux.

– Peut-être arriverons-nous à les vaincre, j’ose imaginer qu’à nous deux on puisse s’en sortir, mais il ne faut pas traîner, il faut s’organiser, se préparer, les piéger ! On ne se bat pas à la loyale, Fils ! Sois sombre, sois obscur, sois perfide, soyons fourbes et sans pitié ! l’exalta Père.

Fils réfléchit un instant, se gratta la joue, et tergiversa :

– Dangereuses et redoutables, dis-tu ?

– Plus que ça ! Plus que ça encore !


Dans un bruissement d’ailes, Corinne revint vers eux, se posa sur une branche basse et d’une voix calme et limpide, trahissant toute sa préoccupation, réitéra ses propos :

– Les Femmes sont là, El Capitano.

– Merci Corinne, quoi qu’il advienne, merci de ta fidélité, dit Père d’un ton grave, sincère et sérieux, trahissant toute l’intensité du moment.

– Avant que vous ne vous preniez dans les bras, dis-nous plutôt où est ce “là”, demanda Fils, consciencieux, d’une voix posée, démontrant qu’il avait à son tour pris la mesure du problème.

Corinne, retrouvant son langage clair et familier, les informa de ce qu’il avait vu :

– Lees Feemmees, eellees soont làà, uunee ceentaaiinee dee mèètrees deevaant, deeuux ééclaaiireeuusees.


Éclaireuses, voyez j’ai bien fait de l’expliquer tout à l’heure, comme ça vous savez qu’elles précèdent d’autres Femmes.


– J’aurais tendance à dire que cent mètres, c’est exagéré, ne trouves-tu pas, grande sœur ? proclama une voix douce et féminine venue d’à travers la forêt.

– Ce doit être cent mètres façon pigeon, sœurette, répondit une deuxième voix aiguë mais harmonieuse.


Corinne se crispa sur sa branche, balança un « peerooquueet ! », rouspéta un autre « peerooquueet ! » puis, gagné par son instinct de volatile, s’envola en sifflant, jacassant et croassant à tour de rôle.


Fils inclina la tête, claqua sa langue sur son palais et y alla de sa petite réflexion :

– Ah, trop tard pour s’organiser.


Père écarquilla les yeux, retroussa ses lèvres en un rictus de rage et grogna :

– Maudit sois-tu, par ta faute nous avons perdu un temps précieux !


Fils n’attacha pas beaucoup d’importance à sa remarque et y alla d’une répartie philosophique et digne d’un sage :

– Peu importe ton temps, nous devions les croiser aujourd’hui, voilà, ça se produira juste un peu plus tôt que tu ne te l’imaginais.


Père enragea plus encore et y alla d’une répartie digne d’un vieux fou radotant :

– Idiot ! Il n’y a toujours rien qui te dérange ?!

– Ce n'est pas vrai que nous y revoilà !

– Est-ce avec ton épée imaginaire que tu comptes les affronter ? tint à lui expliquer Père.

– Oh… c’est donc pour nous équiper que…

– Qu’il aurait été bon de se dépêcher de rejoindre mon armurerie secrète ! fulmina Père.


Fils, indigné, n’en crut pas ses oreilles.


– Vieux fou ! Au lieu de discutailler à tout bout de champ, n’aurais-tu pas pu me dire : “ Fils, suis-moi, nous allons chercher des armes ! ” , dit Fils en imitant le ton de Père.

– Figure-toi que je me suis imaginé, porté par un espoir insensé, que cela te serait venu à l’esprit !

– Excuse-moi si… si pour une fois, une petite chose m’a échappé.

– Oh, oui, oui, une chose aussi insignifiante qu’une épée pour aller se battre. Un détail, quoi.

– Ça va, tout le monde peut avoir des manques, se défendit Fils.

– En tout cas, ce n’est pas la parole qu’il leur manque ! Qu’est-ce qu’ils peuvent être bavard, c'en est insupportable.

– Je ne te le fais pas dire, ça m’en contrarie les oreilles.


Fils et Père reportèrent leur regard sur leur droite, d’où les deux voix venaient à nouveau de se faire entendre. Ils virent une main pâle, fine et délicate, se poser sur un large feuillage pour l’en écarter.

Le passage fait, devant eux se présentèrent deux Femmes.


Père en tira une conclusion bien inutile :

– Les Femmes.

– El Capitano, je suis heureuse de vous rencontrer, depuis le temps que j'entends parler de vous, dit la plus avancée.

– J'aimerais vous en dire autant, mais de mon côté, j'ai trouvé que, sans vous, le temps était vite passé.

– Hum, moi j’ai trouvé ça un tantinet longuet, avoua la deuxième.


Fils, stupéfait, s'écria :

– Père ?! Ce sont pas des Femmes ! Tout au plus deux adolescentes !

– Ne te fie pas à leur âge.

– Je suis une Femme ! s’outragea la première, j’ai dix-sept ans révolus !

– Et moi presque quinze ! s’offusqua dans la foulée la cadette.


Fils n’en revint pas de tant d’assurance et, ressentant la tension émanant de Père, ne répliqua pas et se contenta de regarder ces deux jeunes étrangères, vêtues d’un même uniforme blanc, voire blanc cassé, presque ivoire, avancer lentement et gracieusement vers eux.

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