Mon île - 05 - Fils

17 minutes de lecture

El Capitano sortit de sa botte un couteau et se pencha vers Freluquet.

Ouais, d’puis l’temps j’commence à avoir l’habitude, j’sais qu’il faut que j’répète, sinon un enfant ça oublie ; alors voilà, j’viens d’répèter.

Quoi ? C’n’est pas "se pencha" ? Bien sûr que si c’est "se pencha" ! Quoi ? C’est "se baissa" ? Vous vous fichez d’moi ? J’n’aime pas ça ! Se pencha, se baissa, se souviennent jamais de rien mais là faut qu’ils chipotent ! Incroyab’e ! Vous m’énervez, mais vous l’savez, faut dire que d’puis l’temps, vous commencez à avoir l’habitude…

En tout cas, c’est bien, vous avez vu qu’on était r’venus en arrière, à l’histoire de Freluquet. Bah oui, mes p’tits pirates, le Capitaine et Brute sont arrivés sur l’Île, nous n’y reviendrons pas de si tôt, on va les laisser tranquill’ment r’prendre leur souffle, se r’poser un peu, s’imaginer leurs prochaines aventures, et on les r’trouvera en temps et en heure, plus tard, un jour prochain…

En attendant, terminons c’qu’on a commencé, car oui, mes p’tits pirates, il faut savoir aller au bout des choses et ne pas s’arrêter en ch’min ! Pourquoi ? Euh… parce que sinon, tout c’qui a été fait avant devient futile, insignifiant, vain ! Est-ce qu’on est du genre à faire des choses dans l’vent ? Est-ce qu’on a du temps à perdre ? Non ! Non ! Et même si c’est une tâche dure, pénible et éprouvante, on s’y attelle jusqu’au bout !

Non, j’déconne, pfff, que vous êtes crédules, vous gobez tout. Mes p’tits pirates, si quelque chose devient une contrainte, on s’arrête et on n’se prend pas la tête. Pfff, vraiment…

Mes p’tits pirates, dans la vie quand y’a plus d’plaisir, quand y’a pas d’envie, quand on a l’choix – critère important à prendr’ en compte – faut savoir s’arrêter à temps avant d’se rendre malade et de s’pourrir la vie. Elle est suffisamment compliquée, sans en plus qu’on en rajoute.

Donc si ça veut dire que j’ai envie de continuer à vous raconter cette histoire ? N’exagérons rien, j’ai just’ l’intention d’vous traumatiser un peu. Euh, d’vous surprendre encore un minimum, j’voulais dire.

Allez, il est presque l’heure de rentrer chez vous, mais avant, pour le plaisir, terminons-en avec la jeunesse du Capitaine :

El Capitano sortit de sa botte un couteau et se baissa vers Freluquet.

Voilà, contents ?

– Corinne, es-tu certain que le tuer ne soit pas un geste un peu radical ?

– Raadiicaal !

– Ah, te voilà plus raisonnable. Nous sommes donc d’accord, je le laisse vivre ?

– T’aas qu’àà tuueer ! T’aas qu’àà tuueer ! T’aas qu’àà tuueer ! répéta Corinne devenu hystérique.

– Mais… mais c’est à plus rien y comprendre, maudit oiseau fou ! D’accord, d’accord, d’accord, sans cœur que tu es, puisque cela te fait plaisir, je vais le tuer !

Excité, Corinne s’envola et vint s’approcher du corps de Freluquet toujours KO au sol. Au premier rang, fin prêt à assister en détail à cette mise à mort, il scruta la scène avec une avidité morbide.

Oh, je suis épatée, ça f’sait bien longtemps qu’vous n’aviez pas fait appel au dictionnaire ! Avidité, c’est un désir passionnel, une envie immodérée, que’que chose qu’on n’contrôle pas ou qu’on n’veut pas contrôler ! Pour faire simp’e, dans c’cas précis, une avidité morbide c’est une envie d’sang de toute urgence !

Ouais, malsain le Corinne.

El Capitano, finalement heureux de la présence inattendue d’un freluquet, tergiversa et s’essaya à trouver un compromis :

– Corinne, tu comprends que je suis très bien avec toi mais…

– Maaiis, maaiis ? le pressa-t-il de continuer.

– Mais sa présence inespérée, rends-toi en bien compte, va nous être bénéfique.

– Béénééfiiquuee ? douta-t-il bien que disposé à écouter un argumentaire complet.

– Ce freluquet va casser notre routine, changer nos habitudes, animer nos journées ! plaidoya El Capitano.

Corinne tapa le sol de ses doigts zygodactyles. El Capitano y vit le signe qu’il réfléchissait, il saisit alors sa chance pour le persuader une bonne fois pour toute :

– Et maintenant que j’y pense, Freluquet va aussi pouvoir nous aider dans les tâches quotidiennes, en quelque sorte être à notre service ! C’est que je vieillis, Corinne, je ne suis plus si jeune, je ne peux plus tout faire.

– Eesclaavee, eesclaavee ? dit-il intéressé.

– Non, non… modéra-t-il, disons que je l’imagine être un serviteur de son plein gré.

Corinne le regarda d’un air perplexe, pas tout à fait convaincu de l’utilité de ce nouveau venu.

Et surtout, surtout, toujours désireux d’assister à un palpitant spectacle !

C’est qu’derrière son air sympa d’perroquet, l’Capitaine m’la suffisament râbaché : il était sanguinaire le Corinne ! J'suis sûre qu’il aurait été du genre à vous tailler les veines avec ses griffes… ou son bec !

El Capitano, en fin observateur, en parfait psychanalyste – il analyse bien les personnes –, décela toujours un doute chez l’oiseau. Lui, souhaitant profiter de cette providentielle arrivée et peu enclin à verser le sang, la pensée entre autre déjà tournée vers le nettoyage, paria sur une éventuelle corde sensible de Corinne :

– Regarde-le, regarde-le bien.

Corinne le regarda, le regarda bien. El Capitano prit un ton tragique et un air abattu :

– Encore si jeune, tout juste sorti de l’adolescence, un tout jeune jeune-homme. Oh, comme je regrette que la vie ne m’ait jamais apporté de descendants…

Corinne releva les yeux vers El Capitano. Il prit un ton affligé, un air outré, et s’emporta :

– Sii, sii, sii !

– Oui, bon, de descendants toujours en vie !

– Tuu aas tuuéé ! Tuu aas tuuéé ! Tooii lee reespoonsaablee ! Tooii lee reespoonsaablee !

– Oh, on ne va pas revenir sur tout ceci ? C’est une bien lointaine et toute autre histoire ! Puis je te rappelle qu’il l’avait bien cherché ! C’était d’ailleurs moi ou lui !

– Daans soon soommeeiil ! Daans soon soommeeiil !

– Et ? Il fomentait tout de même une trahison !

– Aah ? Aah ?

– Oui ! Oui, oui, je crois bien qu'il était sur le point de me trahir… J’ai anticipé et lui ai apporté la mort la plus douce qu’il soit.

– Pschiiii !

– Arrête ! Ne ressassons pas le passé ; on en a déjà bien trop parlé et les bonnes conclusions avaient été tirées : mon âme est préservée, Dieu est satisfait, personne n’aurait voulu d’un fils tel que lui.

– Uun moonstree, uun moonstree !

– Oui, je ne te le fais pas dire, oui, seul un monstre aurait pu vouloir d’un fils comme lui.

Corinne le fixa pour le pousser à réinterpréter. El Capitano comprit le sous-entendu et en fut blessé :

– Quand tu dis "uun moonstree"… Me vois-tu comme un monstre ?!

Avec un plaisir non dissimulé, Corinne lui répondit le plus malhonnêtement possible :

– Noon.

– Mon fils, lui, était ignoble. Je te garantis que le monde se porte mieux sans lui ! À bien y réfléchir, je suis une sorte de héros. Un héros !

– Psshhhiii, pschiiii.

– Peste tant que tu veux, mais…

El Capitano leva la tête vers le ciel – oui, en l’occurrence le plafond –, cilla des yeux, prit un air peiné, un ton grave, et acheva sa phrase :

– … le héros que je suis devenu, portera en lui, à jamais et pour toujours, la douleur d’avoir perdu son enfant, aussi monstrueux fut-il. Je suis veuf… non, orphelin… euh… merde alors ! Je suis sans enfant, ça porte bien un nom, non ?

– Uun pèèree peeiinaard ! Uun pèèree peeiinaard ! railla Corinne.

Il ne devait pas manquer d’humour ce Corinne ! Un parent sans enfant devient peinard, je n’lui fais pas dire. Quoi ? Ne m’regardez pas comme ça ! Oui, oui, j’ose le dire : vous êtes chiants ! Sachez-le, que ça vous plaise ou non, les enfants gâchent la vie des parents.

Des exemp’es ? Mais avec plaisir, avec joie : finies les grasses matinées, terminé la tranquillité, bannissons l’mot "silence" de not’e vie, plus d’temps à s’consacrer exclusiv’ment à nos loisirs, même plus la possibilité d’choisir le programme télé, plus qu’à manger des pâtes ketchup en permanence – oui, ok, des frites aussi, ça, ça passe –, et j’parle même plus des gâteries sur l’canapé, des levrettes sur la tab’e d'la cuisine – bien sûr que j’parle de la femelle du lièv'e ! De quoi pourrais-je parler d’autre ?! –, plus qu’à r’vend’e le cabriolet pour une voiture poussive et… et… et v’là qu’on en arrive à passer une journée entière à vous raconter une histoire – aussi superbe soit-elle –, alors que j’aurais tellement mieux à faire, parce que ma débile de fille, Gigi, a invité ses débiles d’amis, vous !

Ah, ça vous troue l’… on la ramène moins d’un coup, hein ? Bon, n’la ram’nez plus.

– Oh, oh, pas mal celle-là, Corinne, pas mal, approuva El Capitano.

Voyez, tous les adultes sensés pensent la même chose. Franch’ment, vous devriez vous r’mett’e en question.

– Les enfants devraient franchement se remettre en question, persista El Capitano.

Intelligent, ce El Capitano !

– Alors, Corinne, un mot pour le pauvre père que je suis et qui a perdu son fils ?

– Uun meeuurtriieer ! Meeuurtriieer ! Uun meeuurtriieer !

– Oh, oh, lamentable, Corinne, lamentable, désapprouva El Capitano.

Rigolo, c’t’oiseau !

– Corinne, je regarde Freluquet, je le vois, le considère et l’imagine déjà être mon nouveau fils. Corinne, il pourrait combler ma peine. Accorde-moi, accorde-lui cette chance, ne le tuons pas, je veux à nouveau être père.

– T’een reestee d’aauutrees ! T’een aa pleeiin d’aauutrees ! Taant d’aauutrees ! se scandalisa Corinne.

– Oh, si peu et rien que des illégitimes ! Des bons-à-rien, des bâtards, des rejetons avariés et inutiles qui, si je les reconnaissais, si je revendiquais ma paternité, n’en auraient qu’après mon argent ! Des profiteurs ! Tous !

– Eet dees ciitooyyeens…

– Oh oui ! En plus ! Des citoyens ! Insérés dans une société aux multiples dérives ! Des travailleurs ! Des capitalistes ! Aucun brigand, pas un seul criminel, pas de délinquant, pas même un petit contrevenant ! Rien, même pas un mendiant ! Oh, quelle tristesse, tous des citoyens modèles… Pas un pour rattraper l’autre ! éclata El Capitano.

– Taa fiilleeee. Taa fiilleeee.

– Ma fille ? Tu fais bien d’en parler ! Une bâtarde, elle aussi ! Elle se veut pirate, soit dit en passant la seule de mes rejetons qui a eu un peu de jugeote, mais c’est une fille ! Une fille ! Une fille sur un bateau ! Une fille sur un bateau de pirates ! N’importe quoi, où va le monde ?!

Après avoir laissé éclater sa colère, El Capitano tempéra et se tut. Il ne put cependant pas s’empêcher de donner son avis et sa propre vision du monde :

– Pirate est un métier d’hommes. Les filles ne peuvent pas, sont incapables, bien trop délicates, fragiles, superficielles, bref, je ne vais te faire un cours sur l’inefficacité de la gente féminine, mais les filles devraient savoir rester à leur place.

– AA saavooiir ? Quueellee plaacee ?

Et là, les clichés arrivèrent :

– La leur ! Entretenir la maison, s’assurer d’être féconde, s’occuper de leur progéniture, se préoccuper des besoins masculin, garantir le bien-être à leur mari. Tu l’auras compris, en aucun cas s’aventurer à être une pirate ! Ridicule ! Maudite fille ! Elle me fait honte !

Idiot d’arriéré, ce El Capitano !

– Moralité : applique donc les tiennes et évite de trop parler ! déclara alors Freluquet qui venait tout juste de reprendre conscience.

Et là, vous n’comprenez rien, hein ? Pourquoi est-ce qu’il dit "moralité" ? Voilà, j’m’en doutais, n’y a plus personne. Pfff, parce que El Capitano lui a fait la morale avant de l’mett’e KO !

Non ? Toujours pas ? Pfff argh ! Je répète, d’puis l’temps j’devrais avoir l’habitude, j’sais qu’il faut que j’répète, sinon un enfant ça oublie ; alors j’répète, voilà ce qu’avait dit El Capitano :

« – Petite moralité, gratuite, reste toujours sur tes gardes. Et pour rappel, tu parles trop. »

Corinne et El Capitano eurent un geste de recul en entendant la voix de Freluquet.

Faut dire que ça parle, ils parlent, se remémorent le passé, y vont de leurs petites réflexions sur le monde et qu’à aucun moment ou un autre ils ne se sont dit que Freluquet allait s’réveiller. Bien sûr qu’il allait s’réveiller, c’était prévisib’e, l'allait pas rester KO trois heures !

Corinne tenta de s’envoler. Vif, Freluquet la rattrapa par les pattes tandis que, de son autre main, il saisit le poignet de El Capitano et le serra de toutes ses forces.

Dans un réflexe de violence, régit par un instinct de survie issu de son cerveau reptilien, El Capitano força pour reprendre le contrôle avec une unique idée en tête : planter son couteau dans Freluquet jusqu’à le tuer.

Mais non, il ne s’est pas transformé en lézard ! On n’est pas dans "V" !

C’est quoi "V" ?! Mais d’où vous sortez ? On n’vous enseigne donc rien à l’école ? "V", c’est une superbe série où des extra-terrestres reptiles se déguisent en humain pour faire croire qu’ils sont pacifiques, alors qu’en vrai ils veulent conquérir le monde ! Bah oui, en même temps arriverait devant vous un reptile qui parle et déclare vouloir êt’e votr’ ami, si vous êtes normal’ment constitué, vous l’buttez ! Sans l’écouter ! Bon, quoiqu’il en soit, dans cette série, ils ne voulaient pas faire copain-copain, les lézards ; en plus ils mangeaient des souris vivantes ! Oui, vivantes ! Bien entendu, des résistants ont vu clair dans leur jeu et, sans vous dévoiler la fin, sachez qu’on a gagné, on les a renvoyés chez eux ces putains d’lézards ! Bien joué les gars.

Si ça existe ? Manger des souris vivantes, oui, mais je n’vous l’conseille pas, c’est un jeu stupide. J’revois sa p’tite tête toute mimi au d’ssus d’ma bouche, j’sens encore mes incisives la décapiter, mes canines la déchiqu’ter, j’dois dir’ avec beaucoup d’mal, je n’suis pas une guillotine, j’ai fait ça sal’ment mais aussi parce qu’elle ne se laissait pas faire, la garce ! Non, oh que non, elle n’a pas eu la bonté d’se laisser manger dans l’calme ! Il a fallu qu’ses pattes me griffent les lèv'es et qu’sa p’tite mimi tête s’agite dans tous les sens dans ma bouche ! Dans MA bouche ! Alors le sang a coulé, le mien, un peu, et surtout le sien, ça avait tâché mon p’tit haut, impossib'e de l'ravoir ! Sa tête coupée, je la broie avec mes molaires, le goût est immonde, c’est chaud, c’est gluant, c’est visqueux, ça explose, y’a des bouts durs, ses moustaches se coincent entre mes dents, alors je mâche, je mâche mais j’n’arrive pas à avaler. Sérieux, j’ai failli tout r’cracher, mais bon, j’ai t’nu bon et c’est passé.

Moralité, mes p’tits pirates, si j’ai réussi à manger une souris, vous réussirez à manger vos choux d’Bruxelles !

Si j’ai mangé l’corps entier ? Bah oui ! Aussi stupide soit-il, fallait bien que j’gagne le jeu ! J’perds jamais au jeu.

Donc après la tête, le corps, qui goûte, qui laisse échapper les… des trucs poisseux, collants, bref, peu ragoûtant. Ah, et sans parler que c’corps sans tête n’a pas la gentilllesse de s’tenir tranquille ! Non, faut qu’il se contorsionne, pris de spasmes ! Bon, j’vous passe les détails, c’est toujours aussi immonde, sans parler d’la queue, j’crois que, tellement j’en avais marre, j’l’ai avalée comme un spaghetti ! Spluupp et hop direct dans le gosier. J’ai failli m’étouffer.

À y r’penser, j’préfèr’ encore la fois où j’ai, par accident, mangé un enfant. Félicitations, vous êtes plus goûtus qu’les souris.

Comment ça j’avais dit que j’n’avais jamais mangé d’enfants ? Oui, peut-être, mais avouez qu’j’étais bien obligée d’vous mentir, sinon vous seriez partis en courant. Imaginez :

Venez, entrez mes chers enfants.

Venez lire ce livre.

Allez, entrez, n’ayez pas peur, je n’vais pas vous manger. Bien qu’j’ai déjà mangé un enfant, des pieds à la tête.

Non, vraiment, soyez honnêtes, si j’avais commencé ainsi, on en s’rait pas là, vous auriez fui !

Puis j’insiste, c’était presqu’un accident, et c’n’était qu’une fois, et y’a bien longtemps, et y’a prescription, et y’a pas d’preuves ! Y’en a plus.

Quoi ? Si ça existe les extraterrestres reptiles ? En fait c’était ça vot’e question et non pas si manger des souris… ah… oh… Alors oubliez-tout. Oubliez !

Et peut-être ! J’n’en sais rien, moi ! J’ai une tête à avoir été dans l’espace ?! J’voyage déjà d’mondes extraordinaires en mondes extraordinaires, j’n’ai pas l’temps d’tout faire ! Non mais, quel toupet.

Donc, où en étions-nous ? C’est quoi l’cerveau reptilien ? Oh, c’est à cause de ça qu’vous pensiez que El Capitano s’était transformé en lézard. J’comprends mieux, l’aurait suffi d’êt’e clair…

Moralité, mes p’tits pirates, posez vos questions en les formulant comme il se doit ! Sinon ça dérape, comme toujours !

Le cerveau reptilien, c’est issu d’une théorie qui voudrait que le cerveau humain aurait diverses parties, dont une bien enfouie, qui remonte à l’origine des lézards. Bon, en gros, sinon on y est encore demain, c’est l’instinct, notre partie reptilienne se réveille quand il faut assurer nos actes de survie.

Voilà, avec une question précise, nous aurions pu faire plus court…

Une épreuve de force pure s’engagea, chacun luttant pour prendre le dessus. Aucun des deux ne céda. El Capitano, de sa main libre, saisit son propre poignet et s’y appuya pour gagner en puissance.

Freluquet sentit que la situation lui échappait, le couteau se reprochait dangereusement de son visage. Indiscutablement El Capitano allait gagner ; assurément s’il ne tentait rien, il allait mourir.

Une option s’imposa à lui et, avec rage, il propulsa Corinne sur la tête de El Capitano. Le perroquet qui, jusque là vaillant, s’agitait dans tous les sens pour s’échapper, devint alors beaucoup plus calme. El Capitano émit un « oh ! » de stupéfaction mais ne lâcha rien. Freluquet lança une deuxième salve et Corinne, projeté avec détermination, atterrit sur la tempe de El Capitano.

Ce second choc eut raison de l’endurance de l’oiseau. Traumatisé, Corinne sombra KO à son tour.

Ce même choc eut raison de la volonté de El Capitano. Humilié de recevoir, pour la seconde fois, un perroquet en pleine face, il en eut assez et abandonna toute idée de tuer Freluquet. Reprenant ses esprits, il réclama une trêve :

– Stop, stop, stop, stop !

– Stop ?

– Stop !

– El Capitano, qui me dit que ce n’est pas un de tes piètres pièges ? voulut s’assurer Freluquet toujours sur ses gardes.

– Regarde, en guise de bonne foi, je lâche mon couteau et je me relève.

Joignant le geste à la parole, El Capitano ouvrit la main tenant le couteau. Celui-ci retomba mollement sur le buste de Freluquet qui, à son tour, desserra son emprise du poignet de El Capitano.

Une fois debout, beau joueur, El Capitano tendit la main à Freluquet et l’aida à se redresser.

Face à face, tous deux s’époussetèrent puis se jaugèrent. El Capitano sourit, tapa d’un geste amical sur l’épaule de Freluquet et s’esclaffa. Gagné par ce rire communicatif, Freluquet rigola à son tour.

Une bonne bagarre, y’a rien d’tel pour souder des liens !

– Freluquet, je sens qu’ensemble nous allons bien nous amuser, déclara El Capitano une fois son calme reprit.

– El Capitano, je n’oublie pas que tu as voulu me tuer, rappela Freluquet une fois la bonne humeur passée.

Ou pas.

– Et toi, tu as voulu me rosser ! N’est-ce pas là le début d’une belle amitié ?

Freluquet réfléchit à la question et fut bien obligé d’admettre que les présentations, un peu abruptes, avaient au moins eu le mérite de mettre de l’ambiance. Pour toute réponse il hocha la tête.

– Ah, fils… Tu permets que je t’appelle Fils ?

– Fils ?

– Vois-tu, je me sens pour toi l’âme d’un père, je veux m’occuper de ton éducation et t’apprendre deux trois petites choses qui t’aideront dans la vie.

Freluquet réfléchit à la question et fut bien obligé d’admettre que El Capitano, malgré son air ridicule et décrépit, avait certainement quelques secrets, techniques et combines à lui enseigner.

– Père, appelle-moi Fils, c’est un plaisir de remplacer le mien aussi tôt après sa mort, dit Fils un brin cynique.

Père apprécia la remarque :

– Ton père était probablement un homme très… bien, admit-il sans trouver d’autre qualificatif. Mais dans un monde comme le nôtre, tu as raison, il ne sert à rien de trop s’apitoyer. Première leçon, Fils, sers-toi de ta colère, de ta rage et de ta tristesse pour t’endurcir. Te lamenter ne te fera jamais avancer.

Fils apprécia la leçon et se sentit d’âme à se confier :

– Père, mon père est mort d’une mort stupide et bien inutile…

– De là à en tirer des conclusions… Continue, continue, Fils, je ne faisais que penser tout haut, c’est que j’ai perdu l’habitude d’avoir de la compagnie humaine.

Fils n’apprécia pas la remarque mais, tout bien réfléchi, reconsidéra les choses :

– Sa mort, mon père la doit à son manque d’ambition, à une vie d’exécutant, à accepter des tâches dignes de l’esclavagisme. Quelle manque de grandeur, il me…

– Dégoûte ? tenta Père.

– Je l’aimais, l’idolâtrais, je le hais, je le déteste pour ce qu’il a été !

Père, en bon patriarche, modéra les ardeurs de Fils :

– Calme-toi, si tu es tel que tu es, robuste, coriace, tu le dois à ton père. Si tu es si hargneux, si revanchard sur la vie, tu le dois à la mort de ton père. Il a été ce qu’il a été. Souviens-toi de ses faiblesses, de ses erreurs, de son inutilité, et use du tout à bon escient pour te construire et te forger une digne vie !

Fils y vit des paroles pleines de sagesse et en revint à sa promesse :

– Après ce que je viens de traverser, ma vie doit changer. Un deuil m’a frappé, plus question de me laisser diriger. Cette île, notre île, m’apparaît providentielle, salutaire…

Il s’arrêta un instant, regarda avec intensité Père, puis poursuivit :

– Tes leçons me façonneront, me sculpteront, jusqu’au chemin à suivre, pour survivre, pour vivre !

– Bienvenu, Fils ! s’enthousiasma Père.

– Ah, au fait, qu’est-ce que je fais de ça ? demanda Fils tout en désignant Corinne qui pendouillait toujours au bout de sa main.

– Je l’avais presque oublié. Pose-le donc sur la table, il se réveillera bien assez tôt.

D’un geste précis, Fils, plus que poser, lança Corinne sur la table. Il n’eut pas la bonne idée d’y rester, glissa et retomba au sol dans un boum sonore.

J’attends. J’attends ! Pauvre Corinne ? Non, on s’en fiche, c’n’est qu’un animal, ça n'souffre pas un animal ! Rien ? La TABLE ! Elle a été retournée just’ avant qu’ils ne se battent ! Vous n’suivez rien ! Rien de rien ! Ça m’énerve, vraiment ! On r’commence :

Fils tendit la main qui tenait toujours Corinne et demanda :

– Qu’est-ce que je fais de ce stupide oiseau ?

– Je l’avais presque oublié. Mets-le sur le lit, laisse-le se réveiller paisiblement.

D’un geste précis, Fils, plus que mettre, lança Corinne sur le lit. Il n’eut pas la bonne idée d’y rester, il rebondit, heurta le mur et termina au sol dans un boum sonore.

Père hésita, puis plein de sagesse déclara :

– Deuxième leçon, Fils, on ne tombe jamais plus bas que le sol.

– Et une fois à terre, on ne peut que se relever ? en déduisit Fils.

– Non, pas toujours.

– À condition de prendre appui sur les autres, rectifia Fils.

– Excellent, Fils, excellent ! Tu seras un excellent fils, Fils ! se réjouit Père plein de confiance en l'avenir.

Pour vot’e information, si un jour vous rentrez à l’Académie française, ce dont je doute fort en vous voyant, il n’existe pas de mot pour un parent qui a perdu un enfant. Un époux qui perd son conjoint est un veuf, un enfant qui perd un parent est un orphelin, mais pour un parent qui perd un enfant, il n’y a pas de mot. Il serait bon de remédier à ça.

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