26 - 5 - Dans l'eau, continuons l'aventure

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– C’est petit.

– Non, je vous assure, cela ne m’en a pas l’air.


Le Capitaine fixa la Commandante, cogita et eut une révélation :

– Vous m’aviez presque manquée, confessa-t-il.

– Vous m’aviez presque conquise, admit-elle.

– Vous m’avez toute mouillée, constata Brute, totalement remise.


Brute poussa le Capitaine et brassa quelques longueurs pour s’en éloigner. Le Capitaine ne chercha pas à la retenir.


– Vous m’avez tout raidi, observa Second qui se tenait droit comme un i.


La Commandante relâcha son emprise, Second resta debout, droit et embarrassé, ne sachant quelle position tenir sur ce bateau. La Commandante le fixa, cogita mais n’eut pas de révélation :

– Que dois-je faire de lui, Capitaine ?

– Que dois-je faire de Brute, Commandante ?


D’un geste rageur et un peu puéril – naïf, qui manque de maturité, un geste que vous pourriez faire –, elle éclaboussa le Capitaine et affirma :

– Je sais me débrouiller seule ! Commandante, ordonnez et j’obéirai.

– Mais une prise de décision est bien trop lui en demander, maugréa dans sa barbe mouillée le Capitaine.


Second ne cogita pas, la révélation le frappa de plein fouet :

– Ma Commandante, ordonnez et j’obéirai !


La Commandante, surprise, pouffa de rire ; le Capitaine, d’un geste colérique, un peu naïf – puéril, exactement ce que vous referiez –, tenta d’éclabousser Second sans y parvenir. Il pesta :

– Triple imbécile ! – pour ne pas dire "putain d’imbécile" . C’est moi seul qui te donne tes ordres !


Second approuva mais trouva à redire :

– Oui, mais… c’est que… voyez-vous, techniquement, c’est le bateau des femmes, la Commandante en est la commandante, je ne voudrais pas paraître effronté, elle est la maîtresse à bord et…

– Et ? s’inquiéta le Capitaine soucieux de la suite.

– Et pour bien faire, par politesse, le mieux est que je lui obéisse, ne se démonta pas Second.


Le Capitaine désapprouva et trouva à redire :

– La politesse est l’invention des faibles, elle est l’apanage – le privilège, l’exclusivité – de ceux qui s’abaissent ! – mes p'tits pirates, j’aurais bien une p’tite morale, mais on n’a plus trop l’temps, dommage, parce que j’avais à r’dire sur la politesse ! Ok, si vous insistez… Non, vous allez fout’e le dialogue en l’air, continuons plutôt l’aventure et… puis tant pis, soyez polis – Obéir à la Commandante, je t’en donne le contre-ordre ! Et pour ce qui est de ton "bien faire" : quitte ce bateau, tu n’y es pas à ta place !


À peine sa phrase prononcée, le Capitaine repensa à une conversation passée, ambiguë, pas réellement éclaircie, qu’il avait eu avec Second :

<< – Non, Seconde ? Y serait-il-t-elle à sa place ? Lui est donc elle… Le bateau des femmes… parfait… pour que… Second… Seconde… y soit à sa place ? >>


Le Capitaine, désireux d’avoir une bonne fois pour toute la fameuse révélation, enquêta auprès de la Commandante :

– Ferme et… volumineux ? En êtes-vous sûre, Commandante ?

– Sincèrement ?

– Non, continuez à me mentir, j’aime tellement ça ! << – Ne pourrait-elle pas se contenter, pour une fois, au moins cette fois, vu l’importance capitale de ses constatations, de formuler une réponse claire, simple et intelligible ?! >>

– Ferme et volumineux.

– Me mentez-vous ?

– N’est-ce pas ce que vous m’aviez demandé ?

– N’avez-vous pas compris que je maniais l’ironie ?

– Dois-je en votre présence être comportementaliste ?

– N’avez-vous pas une once de jugeote ?

– Me traitez-vous d’idiote ?

– L’êtes-vous ?

– Voulez-vous le retour de la pique ?

– Je reprendrais bien une autre Brute.


En bon arbitre, Second intervint :

– Perdu, Capitaine.

– Hein ? dirent-ils en chœur.

– N’étiez-vous pas en train de jouer à "questions-questions" ? s’enquit Second.

– Mais que raconte-t-il ? Est-il sot ? demanda la Commandante, le nez plissé en signe de répugnance vis-à-vis de cet importun qui osait interrompre le fil de leur passionnant et captivant échange.

– Oh, je crois comprendre. Laissez, je m’occupe de lui répondre, retenez juste que je n’ai en rien perdu, Commandante.


Et à l’attention exclusive de Second, le Capitaine continua :

– Je n’ai pas perdu puisque nous ne jouions pas ! N’as-tu pas vu le sérieux de cette discussion ? Ce qui aurait pu en découler ? Ce qui aurait dû advenir, sans ta néfaste intervention ?


Second, réprimandé, ne sut vers qui se tourner. Il chercha du soutien auprès de la Commandante : peine perdue, elle le toisait, hautaine, sévère. Il regarda le Capitaine : pas mieux, impatient, furieux, désireux d’obtenir au plus vite une justification quelconque. Il se détourna vers Brute : une révélation, compatissante, complaisante, elle lui adressa un réel, beau et franc sourire. Second rougit, se réfugia dans ce spectacle divin et oublia un temps la pression exercée par la Commandante et le Capitaine. Il n’oublia pas longtemps.


– Réponds-lui ! Nous attendons ! claqua la Commandante d’un ton sec et furibond – Pfff, en colère, quoi !

– Non, oui, je, mais… baragouina-t-il avant de reprendre avec aplomb. Une sérieuse discussion ? Ne vous ficheriez-vous pas de moi ?


Le Capitaine et la Commandante le fixèrent avec attention sans réagir, dans l’attente qu’il dérape, pour mieux ensuite l’étriper. Second, soudain réaliste, anxieux d’éventuelles représailles, chercha l’approbation auprès de Brute :

– Parfait, ne lâche rien ! lut-il sur ses lèvres.


Gagné par la confiance, Second se dévergonda et, avec force, rage, lyrisme, abandonna toute méfiance et toute retenue :

– Répondez ! J’attends ! Ne vous ficheriez-vous pas de moi, vous ai-je demandé ?! Vous, Capitaine, vous avez une mission à accomplir ! Vous, Commandante, votre rôle est de nous guider chez vous, promptement, pour que nous nous y attelions ! À cette mission, vous suivez ? Alors vos "questions-questions" futiles, sans intérêts, frivoles, sous couvert d’une romance de défiance séductrice dans la confrontation perpétuelle, vous les gardez pour vous, pour plus tard, dans l’intimité et en exclusivité !

– Tu… "Con"… tenta le Capitaine.

– Il… tenta la Commandante.

– Wahou, s’extasia Brute, ébahie, stupéfaite, admirative devant ce séduisant, audacieux, courageux jeune homme venu d’un autre monde.


Second puisa encore plus d’assurance et d’énergie dans ce fougueux "wahou" :

– Chut ! Je ne veux plus vous entendre ! Ni l’un, ni l’autre !

– Il… recommença la Commandante.

– "Con", Tu… recommença le Capitaine.

– Ni de "tu", ni de "il" !


La Commandante et le Capitaine n’en crurent pas leurs oreilles ; et Second ne leur laissa pas le temps de riposter :

– Soit vous vous embrassez de suite goulûment, éteignant ainsi le feu passionnel qui semble vous brûler les fesses, et nous continuons alors sereinement cette aventure, soit vous vous remuez le cul, alimenté par vos ardeurs débordantes de pulsions amoureuses, et vous arrêtez de nous abreuver de vos "discussions sérieuses" particulièrement pénibles et interminables – et je pèse mes mots – et nous continuons cette aventure ! Quoi qu’il en soit, vous l’aurez bien compris : continuons notre aventure ! Ras-le-bol – et là, je pèse encore mes mots, car ce n’est pas l’envie qui me manque de crier : plein le cul ! – de vos interminables blabla, laissez-nous en dehors de vos balivernes et, continuons, cette, aventure ! Ai-je été bien clair ?


Les choses étant bien claires, pour lui, Second, pas peu fier, soulagé, le sourire aux lèvres, s’attarda à nouveau sur Brute. Sa radieuse satisfaction lui passa aussitôt lorsqu’il décrypta ses propos :

– Oulala, la Commandante ne va pas aimer.

– "Con", "Con", "Con" ! répéta cette fois-ci clairement, en articulant, en y mettant de la voix, le Capitaine.


Second se souvint alors du signal guerrier mais n’eut pas le temps de corriger sa tirade, d’édulcorer les tournures, de s’excuser, de supplier, ni même de se retourner, que la Commandante, d’une enjambée rapide, fluide, presque imperceptible, se projeta sur lui. Là où il aurait pu s’attendre à être, à son tour, recadré, réprimandé, corrigé, voire baffé ou molesté, la seule chose qu’il sentit le bouleversa : une douleur brûlante, cuisante, lui irradiant le flanc.

Collée à lui, la Commandante se confessa à son oreille sous forme de devinette :

– À peine rangée, d’une main habile, je suis sortie. Toute effilée, d’un geste agile, tu es surpris. Si enfoncée, vers ton nombril, je suis ravie. Faite pour tuer, ta vie futile, est bien finie. Qui suis-je ?


Second grimaça, se courba, se crispa et n’eut pas l’âme à jouer. D’une main, il s’agrippa à l’avant-bras de la Commandante pour ne pas s’écrouler. De l’autre, il s’empressa de palper là où la douleur le submergeait. Il n’eut pas besoin de regarder, son sens du toucher lui suffit à savoir que du sang, son sang, poisseux, chaud, s’échappait d’une plaie. Il n’eut pas la force de protester, il n’eut pas le courage de gémir, résigné, il sut : une plaie, sa plaie, fatale.

– Je vous avoue que là, je n’aurais pas fait mieux, concéda le Capitaine d’une voix maintenant placide.

– Non ! Second ! Non ! Mon Second ! laissa échapper Brute, abasourdie, horrifiée, anéantie à la vue de cette tragédie, affreuse, lâche et cruelle, qui stoppa net l’inconscience, l’insouciance, de ce jeune, au final si présomptueux.


Second, d’abord quelque peu déçu du manque de réaction du Capitaine, trouva du réconfort et de quoi se réjouir dans le cri de détresse lancé par la voix, si harmonieuse et si mélodieuse, de Brute. Brute qui, outrée par l’agression, n’avait pu retenir ce "mon" si significatif, si démonstratif et si représentatif de ses sentiments. En un regard vers elle, pour elle, en un regard vers lui, pour lui, ils avaient su, deviné, qu’ils s’aimeraient, à jamais.

Second ferma les yeux et s’imagina léger, discutant, s’amusant, volage, en compagnie de Brute. Brute, que lui surnommait déjà Belle. – Non pas comme le chien ! Merde, un peu de romantisme ! – Second… – C’est malin, je n’sais plus où j’en suis ! – Second… – voilà, ça m’revient – Second sombra, le sourire aux lèvres, sans souffrir, heureux d’être amoureux, bienheureux d’avoir connu l’amour, malheureux d’emporter avec lui cet impossible bonheur.

La main de Second relâcha la Commandante, tandis que l’autre pressait toujours la plaie. Ses jambes ne le supportèrent plus, il chuta au sol. La Commandante, à l’air dorénavant serein, soulagée, devina pour lui :

– Une dague. C’était une dague.


Second n’entendit rien, déjà bien loin, dans un autre monde. Le silence prit place.


Quelques secondes passèrent ainsi lorsque résonna, dans la tête du Capitaine, de la Commandante et de Brute, une voix, un brin désolée, qui n’avait rien perdu de toute la scène :

<< – Je vois que ma réprimande ne vous a pas empêchés de vous amuser, encore. La sienne m’a bien plu, son discours, cohérent, était porteur de bonnes intentions. Dommage. Bon, les choses étant claires, venons-en aux bonnes manières : bienvenu dans notre monde, Capitaine. Commandante, profitez de lui, présentez-lui notre île, ménagez-le si vous le souhaitez, dans tous les cas, je vous le rappelle, vous en êtes la responsable jusqu’au commencement. Allez, que cette petite comédie ne nous arrête pas, continuons l’aventure. >>

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