23 - 2- La tempête, saute tête de nœud

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– Très bien, d’accord, reste-là, soit, sois Second, regarde, instruis-toi, cogite, réfléchis, chante, profite, fais ce que tu veux mais n’oublie pas deux choses, dit le Capitaine d’une voix un peu enrouée.

– Oui ? Dites-moi.

– Premièrement, à partir de maintenant, si tu restes, et je sais que tu vas rester, donc puisque tu restes, apprends à te taire !


Second, consciencieux, ne répondit rien.


– Très bien, c’est un bon début. Deuxièmement…

– Forcément, puisqu’il y avait un premièrement.

– C’est plus fort que toi, hein ? Tu ne peux pas t’en empêcher.

– Si !

– Non.

– Si.

– Stop !

– À vos ordres, mon Capitaine.

– Deuxièmement, tant pis pour toi si la tempête t’emporte.

– Vous êtes dur, mon Capitaine.

– Elles le disent toutes.

– Oh…

– En fait, tant mieux si la tempête t’emporte.

– Vous êtes très dur, mon Capitaine.

– Certaines privilégiées le disent aussi.

– Oh…

– Et troisièmement…

– Là, ce n’est pas normal, vous aviez dit : « n’oublie pas deux choses »; pas trois, contesta Second.

– Je suis le capitaine, ce que je juge normal, bon, exceptionnel ou anormal, mauvais, insignifiant, que je veuille changer les règles, que je me contredise, que je m’emporte, que je ne réagisse pas, en fait troisièmement, peu t’importe ! Est-ce clair, Second ?

– Hum…

– Un conseil, n’hésite pas à me répondre.

– C’est très clair, lucide, limpide, mon Capitaine !

– Et donc pour finir…

– Un quatrièmement ? tenta Second.

– Voilà, quatrièmement, une fois la tempête passée, sache que quoi qu’il arrive, tu m’as énervé. As-tu vu que j’avais poussé un "aahh aahh" rageur et que ma voix en pâtissait ?

– En réalité, plus que vu, je l’ai entendu, mon Capitaine.

– Ah ah, je t’adore, et cette remarque, confirme le quatrièmement…

– Oh, vous ne l’aviez pas terminé…

– Non.

– Je m’excuse, mon Capitaine, que dois-je savoir de ce quatrièmement entier ?

– Qu’une fois la tempête passée, je vais te tabasser.

– Oh, oui. Je me remémore que vous aviez déjà mentionné ce détail.

– Je sais, disons que là, je te le confirme.

– Souhaitons alors que la tempête m’emporte, mon Capitaine, ironisa Second.

– Ce serait en effet une solution, presque, préférable pour toi, affirma le Capitaine.

– Êtes-vous sérieux ?

– Je suis sérieux.

– Ah… j’ai bien vu le "presque", je choisis donc l’option de m’attacher.

– Ne veux-tu pas plutôt dire que tu as bien entendu le "presque" ?

– Vous jouez sur les mots, mon Capitaine !

– Pas du tout.

– Tout à fait.

– Pas du tout.

– Tout à fait.

– Pas du tout.

– Tout à... je vois à votre tête qu’il est temps que j’arrête, n’est-ce pas, mon Capitaine ?

– Tout à fait.

– Pas du… euh, très bien, et je pars m’attacher.

– Comme tu le veux, parce qu’il est sûr que si tu passes par dessus bord, je ne m’occuperai pas de toi.

– Pourtant, n’avons-nous pas noué des liens, mon Capitaine ?

– Disons qu’ils sont tellement serrés qu’il serait bon de les rendre plus lâches.

– Parlons-en de la lâcheté, vous le seriez si vous ne veniez pas me chercher dans l’eau !

– Moi j’appellerais ça du bon sens, Second.

– En attendant, vous, si vous tombiez à l’eau, moi, je ferais tout pour vous secourir.

– J’en conclus que tu m’admires.

– Hum… peut-être un peu, oui, mon Capitaine ; et certainement parce que vous avez su me donner ma chance, parce que vous avez cru en moi !

– La vérité vraie, c’est que tu étais le premier abruti à être passé devant mes yeux ! Sois rassuré, c’est seulement pour ça que je t’ai nommé second.

– Je préfère croire que vous avez su ouvrir les yeux à mon passage.

– Et je saurai les ouvrir pour te voir couler dans les vagues.

– J’en conclus que vous… ne me portez pas trop dans votre cœur, finalement.

– Il y avait bien longtemps que nous n’étions pas tombés d’accord, Second.

– Sauf que vous dites ça seulement pour me blesser, mais ça ne fonctionne pas, mon Capitaine, je ne suis pas dupe.

– Alors saute, si tu es si sûr de toi !


Second se pencha un peu par dessus bord.


– Je vais sauter !

– Je te regarde !

– Je… vais… sauter.

– Je… te… regarde.

– Je vais le faire, j’en suis capable.

– Poule-mouillée !

– Pas du tout !

– Alors saute, Second, que l’on puisse vérifier ton hypothèse.

– Je… je…

– Tu… tu… te dégonfles ?

– Je… je… ce serait trop facile, bien trop facile de vous mettre ainsi dans l’embarras !

– Ne t’inquiète pas pour moi, saute !

– Bon, allez-vous arrêter d’insister ? Ça en devient pénible, et j’en viens à penser que vous voulez vraiment… Nous savons très bien, l’un comme l’autre que si je tombais à l’eau, vous viendriez me chercher, il n’est pas utile de vérifier cette certitude, mon Capitaine. Pas utile, du tout !

– Si !

– Non !

– Si.

– Non.

– Si.

– Non.

– Non.

– Très bien alors, comme vous le souhaitez, mon Capitaine.

– Bien joué, je reconnais que tu es très fort au "si-non". Très fort.

– Je ne perds jamais à ce petit jeu, se vanta Second.

– On verra.

– Nous verrons ? C’est qu’il y a donc un avenir pour nous, se réjouit Second.

– Sauf si tu tombes à l’eau.

– Je ne tomberai pas, arrêtez !

– Tant mieux, parce que je ne viendrai pas te chercher.

– Que vous dites.

– Tâche de ne pas le vérifier.


Et Second, pour ne pas avoir à sauter, à tomber, en tout cas pour ne pas atterrir dans l’eau, s’accrocha, se ficela, se noua à la rambarde de l’escalier, d’un nœud on ne peut plus lâche et qu’un marin, même nul, aurait trouvé risible.


Bon, riez, gaussez-vous, marrez-vous, mais j’vous assure, les nœuds d’marins ce n’sont pas la moitié d’la galère ! Et il a fallu qu’ils en aient des milliers, d’nœuds, les marins !

Sérieux, vous imaginez, des milliers d’nœuds à connaît’e ? Cabestan, en huit, de chaise, de taquet, plus neuf cent quatre vingt seize autres ! Non, non, j’vous assure c’est une vraie torture à apprendre.

Quoi ? Je n’sais pas compter ? Tu veux que j’compte les taquets qu’tu vas t’prend’e si tu répètes ça ?! Tu dis que mille nœuds, moins le cabestan, huit autres, celui de chaise et de taquet, ça fait neuf cent quatre vingt neuf. Oui, ça n’me surprend pas qu’une tête de nœud comme toi sort’ une ânerie plus grosse que lui, même si je m’étonne que, malgré ton raisonnement grotesque, tu maîtrises les soustractions. Pourquoi ? Parce que tu n’as pas une tête, toujours de nœud, à savoir compter, p’tit génie ! Quoi ? Le pourquoi était une question à "pourquoi tu as mal compté" et non au "pourquoi tu ne maîtriserais pas les soustractions" ? Ah, bon, euh… c’est à plus rien n’y comprendre là, non ? Que d’noeuds d’cerveau, hein ? J’vous l’avais bien dit, les nœuds, c’est la misère !


Sachez, p’tits pirates, qu’un nœud d’huit, c’est un seul et même nœud !

Alors pourquoi on l’appelle "huit" ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi, mais pourquoi ?! Parce qu’un marin, lui faut des trucs simp’es, le nœud d’huit ressemble au nombre huit. D’accord ? Oui ? Et bah non ! Pas d’accord ! Parce qu’un huit c’est un chiffre, pas un nombre ! Ma parole, vous n’ret’nez rien, hein, jamais ?! On a parlé d’ça y’a à peine dix minutes ! C’est pas croyab’e ! Pire qu’des poissons rouges ! Pourquoi ? J’vous préviens, va falloir arrêter avec ce mot ! Et d’abord, vous l’retiendrez si j’vous la donne, l’explication ? Oui ? Ok, j’veux bien essayer d’vous croire : on dit qu'les poissons rouges, après un tour de bocal, ils ne se souviennent plus de rien.

Pas de réactions, j’suis perplexe, ou vous arrivez à la fin du tour ou on est r’parti sur d’bonnes bases… Pour une fois, j’vais tâcher d’êt’e optimiste.


Bon, plus d’questions ? Bien entendu, j’aurais mieux fait – encore – d’me taire. Donc ? Donc quoi ?! Oh putain, z’ont fait un tour ! Donc vot’e question, pardi !

Comme le nœud de huit ressemble à un huit, est-ce que le nœud de chaise ressemble à une chaise ? Euh… Et bah oui ! Avec de l’imagination, on peut affirmer que c’est une chaise !

Si j’peux vous en apprendr' un ? Pfff… bien entendu, avec grand plaisir, on est si bien parti, pourquoi est-ce qu’après tout on s’arrêterait en si bon ch’min, hein ?


Me faut une ficelle. Allez, toi, défais donc ton lacet… Ok, il a fallu que j’tombe sur celle qu’a des scratchs…

Au fait, avez-vous au moins une p’tite connaissance des nœuds ? Genre le nœud d’lacet, avec le lapin qui tourne qui rent’e dans l’terrier et je n’sais plus trop quoi. Non, ça n’vous parle pas… Ah… Bon, j’vais m’démerder, j’m’occupe de la corde, attendez deux minutes.


Sans rien m’casser et dans l’calme !


Alors, la corde, vous la posez bien droite. Vous faites une p’tite courbe au bout, vous entortillez avec le surplus, et le bout vous l’passez dans l’trou ! Compris ?

Pourquoi faut-il toujours que j’pose cette question… Vous savez quoi, les tutos Youtube, c’est grave la classe, sont cools et les gens qui font ça sont pédagogues et patients.


C’est quoi pédagogue ? C’est quelqu’un qui a un don pour s’faire chier ! Ne m’regardez pas comme ça, bien sûr que non c’n’est pas exactement la bonne définition, pfff. Un pédagogue, c’est quelqu’un qui aime partager son savoir, qui aime et qui arrive à instruire les autres.

Comme moi ?! Stop, n’en j’tez plus, j’m’étouffe ! Moi, j’me suis arrêtée à "m’faire chier", et j’crois bien qu’là, j’suis en train d’tout donner !

Pour pédagogue, j’pensais plus à l’der, vous vous rapp’lez, l’der ? Oh, miracle, ils s’en rappellent, en même temps les vieux croûtons, ça marque.

Oui, oui, j’suis méchante, j’reconnais, c’était gratuit et j’suis d’accord l’âge on n’y peut rien. Quoique, moi j’suis… C’est ça, c’est ça, imitez-moi : « âgée mais pas vieille ».

Vous m’énervez, j’en arriv’rais presqu’à dire, qu’en comparaison, me manque l’der… Ce bon vieux bougre, il était plus facile à vivre qu’vous autres jeunes bougres !


Tiens, au fait, j’viens d’y penser, c’est risib’e les coïncidences, j’vous fais un p’tit nœud sympa – qui vous servira autant sur l’eau qu’dans les moments d’déprime – on en arrive à parler de l’der, et vous n’pouvez même pas vous imaginer à quel point les deux sont liés !

Fort rigolo qu’il ait fini comme ça, mais après tout, il n’y a pas d’âge pour, et tout ça est – encore – une autre histoire.

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