21 - 2 - Le voyage, saoulée d'excuses

8 minutes de lecture

– Et si nous rangions nos langues ? déclara la Commandante toujours accrochée au cou de son charmant pirate.

On fait un effort et on s’rappelle : ils s’embrassèrent et leur baiser dura, dura. Voilà, on en était là, au passage romantique que vous avez zappé au profit d’un si p’tit crime. Enfin, n’y r’venons pas, je note juste que malgré l’amour, certains préfèrent rester figés sur des détails, chacun sa vision des choses, je n’juge personne.

– Et si nous continuions en cabine ? déclara le Capitaine accroché à la taille de sa charmante étrangère.

– Hum… Non ! fit-elle catégorique. Allons-y, chacun sa route !

– Chacun son chemin ?

– Passez le message à vos hommes.


Sur ce, la Commandante se détacha du Capitaine… qui ne manqua pas de l’interpeller :

– Commandante, nous nous quittons comme ça ?

– Et bien oui, comme cela. Ce fut sympathique, mais à quoi pensiez-vous ?

– Je ne sais pas, qu’un lien s’était établi entre nous, que nous étions… que nous en étions à…

– Oh ! À force de ne côtoyer que des femmes, j’oubliais : vous, les hommes, êtes incroyables. Un petit baiser et cela y est, nous voilà mariés et unis pour le meilleur, le pire et dans l’au-delà. C’est d’un pénible.

– Ne nous emportons pas, je n’aurais pas été jusque là, mais…

– Mais quoi ?! Nous prenons du plaisir à nous embrasser et de suite il faudrait que cela aille plus loin ?

– Ça me semblait bien parti pour.

– Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas une femme facile, Capitaine.

– Dois-je vraiment vous répondre ?

– Cela n’est pas nécessaire.

– Je vais quand même vous répondre, dit le Capitaine décidé.

– Alors je vais devoir prendre le temps de vous écouter, dit la Commandante blasée.

Ça y est, me r’voilà à sortir le dico… Quelqu’un de blasé, c’est quelqu’un qui en a marre, qui est dégoûté, la Commandante est saoulée, quoi ! Si vous préférez, à l’av’nir, j’dirais saoulée ! Vous m’saoulez !

Tiens, j’note qu’il y a un peu plus d’énervement dans saoulé qu’dans blasé, mais on va en rester là, vous aviez à peu près compris et c’est déjà beaucoup.

– Vous ne perdrez pas votre précieux temps, croyez-moi.

– Si seulement…

– Et donc, pour vous répondre, je vous prends pour une femme qui a su reconnaître tout mon charme naturel et qui s’attend maintenant à ce que je la chérisse, la protège et la cajole.

– Surtout la cajole, virilement, dit-elle en devinant ses pensées.

– Surtout la cajole, bestialement, dit-il en exprimant ses pensées.

– Laissez-moi vous faire remarquer que votre charme n’a rien de naturel et, avant de me "bestialiser", pensez à remplir la mission qui vous a été donnée.

– Après vous serez… mon bonus ? négocia-t-il avec plaisir.

– Il se peut, conclut-elle sans vraiment le contredire.

La Commandante tourna alors le dos au Capitaine, mais s’amusa d’une dernière phrase évasive :

– J’espère que vous serez performant.

Laissant le Capitaine en phase de réflexion, elle se dirigea au centre du pont et prit l’initiative de déclencher le départ :

– Mesdames, à vos postes, direction notre monde !

Bien disciplinées, chacune s’affaira à sa tâche.

Vite fait bien fait, le Capitaine sortit de sa torpeur et ordonna à son tour de se mettre en mouvement :

– Bon alors ! Pour ceux qui n’ont toujours pas embarqué : qu’est-ce que vous foutez encore là ?! On se remue et on se magne ! Bougez-vous !

Dans la plus grande désorganisation possible, chacun regagna le bateau pirate.

Avant d’embarquer à son tour, le Capitaine revint, en tout bon professionnel, quérir les instructions nécessaires auprès de la Commandante :

– Bon, comment on s’organise ?

– La Générale est en train de planifier notre retour, suivez-nous jusqu’au passage.

– Jusqu’au passage ?

– Oui, vers notre monde. Je vous laisse naviguer votre bateau, vous n’avez qu’à nous suivre.

– Rien de plus ? Aucune difficulté particulière ? se renseigna-t-il presque surpris.

– Si cela vous semble insurmontable, une de mes femmes peut prendre votre barre.

– Pourquoi pas, mais je ne vois pas le rapport, ne devions-nous pas partir ?

– Elle se chargera de votre gouvernail, corrigea-t-elle quelque peu saoulée.

– J’aime vos comparaisons, je note qu’elles ont toutes un rapport avec le vocabulaire marin.

– Il n’y a aucune comparaison à faire, expliqua-t-elle totalement saoulée.

– Oh… donc… vous ne pensiez pas à…

– Ah… donc.. je n’y pensais pas, non !

Rebondissant aussitôt, le Capitaine se rattrapa :

– Femme à la barre, mort dans la vague, comme on dit par chez nous.

– Remarque sexiste.

– Mais pertinente.

– Mais statistiquement erronée, précisa-t-elle.

– Permettez-moi de vous contredire, la contredit-il sans apporter un quelconque argument.

– Capitaine, il est prouvé que s’agissant de navigation, ou d’ailleurs pour n’importe quel moyen de locomotion, les femmes sont plus prudentes et ont moins d’accidents que les hommes. Ce n’est pas moi qui le dit, ce sont les chiffres !

– On leur fait dire ce qu’on veut, aux chiffres ! Elles en ont moins, car elles ont honte, et ne les déclarent pas. Elle les cachent, les accidents ! Une femme préférera toujours dire que ce n’est pas de sa faute.

– Tout d’abord, sachez que nous, les femmes, n’avons pas d’accidents, nous avons des accrochages. Nous, des menteuses ?

– Oh, et vous y voyez une différence ?! déclara-t-il surpris. Oui, et manipulatrices !

– Et comment ! Capitaine, là où nous, nous pouvons érafler, tordre ou enfoncer un bout de coque, vous, vous coulez le navire tout entier ! Vous énoncez des banalités erronées !

– Bien sûr, des idées reçues tant qu’on y est.

– En parlant de "reçu", j’aimerais que nous nous affolions un peu, est-ce reçu ?

– Et comment ! De toute façon, c’est mon bateau, je m’occuperai de sa navigation, et au pire, s’il le faut je désignerai un second.

Mais dans sa barbe, le Capitaine n’omit pas d’ajouter :

– Même un novice sera meilleur que la meilleure de vos femmes.

La Commandante, à l’ouïe fine, ne put s’empêcher de répondre :

– Remarque sexiste, encore.

– Mais pertinente, encore.

– Écoutez-moi, et soyez plutôt pertinent dans l’attention !

– Soyez attentif, vous voulez dire ?

– Soyez ce que vous voulez ! dit-elle archi-saoulée.

– Alors je vous écoute, vos règlements et vos recommandations me passionnent toujours.

– Alors restez passionné, sinon vous risquez de chavirer ou de manquer le passage. Cela serait regrettable pour tout le monde.

– Mais sachez que ma passion m’a déjà fait chavirer… pour vous, complimenta-t-il.

– Pfff, cela y est, vous recommencez !

Dois-je préciser, qu’elle est, là, archi-méga-saoulée ?

– De quoi, je recommence quoi ?

– Vous savez très bien ! Vous minaudez ! Arrêtez ! Nous nous sommes embrassés, cela est fait, maintenant concentrez-vous ou cela n’arrivera jamais plus !

– Considérez alors que vous avez devant vous le plus appliqué, le plus assidu, le plus concerné des hommes !

– Naviguez avec votre bateau en suivant le nôtre. Essayez de ne pas trop vous éloigner, en tout cas assurez-vous de ne jamais nous perdre de vue.

– Les doigts dans le nez ! On a l’habitude de traquer nos proies et on sait ne pas se faire semer.

– Le début du trajet sera tranquille, profitez-en pour vous reposer. Je vous rappelle qu’il faut que vous arriviez en forme.

– Vous ai-je raconté la fois où je n’ai pas dormi pendant cent vingt sept jours ? D’affilés, hein ! se permit-il de préciser.

La Commandante pinça ses lèvres avec force et regarda avec défi le Capitaine. Il comprit le message caché : « Si tu oses me raconter cette histoire, je t’étripe ».

Elle se décida tout de même à être parfaitement explicite et opta pour que sa voix résonne avec rage dans sa tête ; il dut admettre que ce n’en était que plus intimidant :

<< – Si vous me racontez, ne serais-ce même juste un résumé, ne serais-ce même juste une préface, ne serais-ce même une juste anecdote de votre prétendu exploit, je vous trucide. >>

– Je pense que ce n’est pas le bon moment pour vous conter mes prouesses, je vous sens, j’insiste, indisposée. Ce qui, d’après ce que j’en déduis et soit dit en passant, pourrait expliquer votre refus d’aller en cabine.

Les lèvres de la Commandante devinrent blanches. Son nez se pinça à son tour :

<< – Votre attitude déplacée, vos manières sans manière, me font dire que vous êtes un malotru. J’hésite entre m’en prendre à vous ou vous ignorer pendant le reste de l’aventure. Les deux ne sont pas inenvisageables. >>

De suite inquiet, le Capitaine s’expliqua :

– Je reconnais que mes manières peuvent être grossières. J’ai ce don, qui n’appartient qu’à moi, de dire tout haut ce que je pense, pensant toujours que mes réparties doivent être partagées avec le monde entier.

– Si ce sont là des excuses, j’en attends un peu plus.

– Et vous n’aurez pas longtemps à attendre, car sur le champ, je vous présente mes plus plates excuses. Mon comportement et mes paroles sont indignes de mon rang de capitaine. Et surtout, surtout, ma conduite est ordurière, détestable, vis-à-vis de la gracieuse commandante que vous êtes. Je vous prie donc d’accepter mes excuses les plus sincères.

Sur ces belles paroles, le regard porté vers le sol, le Capitaine s’inclina devant la Commandante. Il s’exposa ainsi à recevoir son pardon. La Commandante ne laissa pas une si belle occasion passer. La seule chose que vit le Capitaine fut un rapide petit éclair bleuté lui passer devant les yeux ; avant d’être intimement touché. Estomaqué, il resta bouche bée quelques secondes avant de s’agenouiller au sol, plié en deux, les mains sur les parties.

– Oups, pardon, j’ai raté mon tir, je voulais viser plus haut, s’excusa la Commandante sans même essayer d’être convaincante.

Après quelques secondes passées à reprendre son souffle, le Capitaine se redressa. Il haleta encore un peu et, sans oublier de se masser son entrecuisse douloureux, râla :

– Votre agression agressive, votre colère colérique, me font dire que vous êtes déséquilibrée. J’hésite entre m’en prendre à vous ou vous ignorer pendant le reste de l’aventure. Les deux peuvent être envisageables.

De suite amusée, plus du tout saoulée, la Commandante s’expliqua :

– Je reconnais que mon agressivité peut être mal contrôlée. J’ai ce talent, qui n’appartient qu’à moi, de laisser mon corps s’exprimer, pensant toujours que mes actes ne doivent pas être retenus.

– Si ce sont là des excuses, j’en attends un poil plus.

– Et vous n’aurez pas longtemps à attendre car dès maintenant, je vous présente mes plus plates excuses. Car oui, Capitaine, aussi grossier que vous puissiez être, et même si vous l’avez bien mérité, je n’aurais pas dû employer mon pouvoir pour une si basse besogne. Il aurait été préférable, j’admets bien volontiers, que je vous assène un bon coup de pied.

– Non, mais… Non ! En quoi vous êtes vous excusée, là ?

– Oh ! Ce que vous pouvez être susceptible.

– Je ne vois pas le rapport, s’offusqua le Capitaine, être susceptible c’est quelqu’un qui s’offense ou se vexe facilement. Où me suis-je vexé ou offensé ?!

– Oh ! Ce que vous êtes tatillon.

– Je ne vois pas le rapport, se vexa le Capitaine, être tatillon c’est quelqu’un qui est exagérément minutieux. En quoi ne pas voir d’excuses là où il n’y en pas est être tatillon ?!

– C’est vous, qui n’avez pas su entendre mes regrets !

– C’est vous, qui vous êtes…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que la Commandante se jeta sur lui et lui prodigua un gentil et doux baiser sur les lèvres.

– Cela vous convient-il comme pardon ?

Estomaqué, il resta bouche bée quelques secondes avant de… de ne plus savoir que dire.

– Pouvons-nous passer au voyage ?

Le Capitaine commença à essayer de parler, puis lui vint une autre idée, puis en fait se ravisa, et pour finir termina simplement :

– Oui. Donc ce voyage ?

Annotations

Vous aimez lire Grunni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0