20 - Et bah... crotte !

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Arrête ! Chut ! Non Gigi, n’insiste pas ! Jusque là tu t’es bien t’nue, alors continue !

Non !

Je vais rester calme et te rappeler qu’on avait dit qu’si tu invitais tes amis à écouter cette histoire, et qu’même si tu la connaissais en partie, tu n’dirais rien. On était d’accord, tu t’souviens d’la règle, hein ?

Non tu n’es pas d’accord parce que la règle a changé.

Comment ça ?! Tu délires ma pauvre, rien n’a changé ! Absolument, rien !

Quoi ? Si ? Si parce que j’vous ai dit d’vous préparer à la dure réalité ?

Mais Gigi, Gigi, toutes les vérités n’sont pas bonnes à dire ! Tu t’rends compte de c’que tu m’demandes ?!

Gigi, arrête, j’t’assure, arrête. Tout l’monde n’a pas tes goûts. Ça risque de n’pas l’faire.

Et puis bon, admets tout d’même que l’histoire, comme elle est là, est pas mal, non ? J’trouve que j’m’en sors plutôt bien, jusque là.

Et puis d’abord, j’te signale qu’ça n’change rien à la trame de l’histoire. On peut peut-êt’e se passer d’un ou deux détails futiles.

Ah bah v’là qu’pour mam’selle c’est trop fade… et pour toi, ça, ça change tout.


Alors très bien, on va voter. Mais avant, les enfants, ayez bien conscience que vot’e copine Gigi s’amuse à arracher les ailes des mouches, écrase les fourmis, aime se prom’ner dans les cim’tières, voudrait ach’ter une momie, au pire en fabriquer une – et là, j’te rappelle encore qu’c’est hors de question, remémore-toi c’que ça a donné avec ton chat – , et le pire, le pire, c’est qu’elle joue du violon ! Sincèrement, quels enfants peuvent vouloir jouer du violon ?! D’nos jours, le truc cool c’est la batterie ou la guitare, pas l’violon !

Quoi ? Toi tu joues du violon, toi aussi et… en fait, quasi tous, là, vous jouez du violon ?! Sérieus’ment ? Non mais j’n’y crois pas, vous formez une sect’ ou quoi ?!

Oui Gigi ? Ce sont tes copains du cours de musique… quasi tous violonistes. Ah, donc ça s’explique. Et j’en déduis que comme tout bon violoniste, comme tout bon ami, comme fidèle de Gigi, vous allez vous rallier à son avis sans savoir où cela va vous m’ner. Vous allez l’regretter, c’est moi qui vous l’dis !


J’en étais sûre, rien à fiche de mon avertissement, vous voulez c’que veut Gigi…


Je vous préviens, ce que Gigi essaye de m’faire dire n’est pas nécessairement d’votr’ âge !

Car oui, je suis honnête, j’admets avoir omis de vous raconter un léger détail sans importance. Et si je n’l’ai pas fait, vous pouvez m’faire confiance, aveuglément, c’est parce que ça n’apporte rien. Mais alors rien du tout à l’histoire ! Allez, continuons.


Bon, Gigi ! Ça suffit à la fin ! Tu vas arrêter d’insister ! Tu vas arrêter d’la ram’ner avec ta "dure réalité" ! Et en plus j’n’ai jamais dit, mais alors jamais jamais, d’vous préparer à affronter la dure réalité. Jamais !

Quoi les marmots ? Si ? Bah alors dites moi quand, tiens ! Après le grossier mensonge du Père Noël Capitaine… Ah ? J’ai dit ça ? Impossible !


C’est bon, c’est bon, j’ai compris, moi aussi je peux vous imiter en train de m’imiter : « … je n’serai plus là pour vous cajoler comme j’ai pu l’faire jusqu’à maintenant, fini d’prendre des pincettes, je n’serai plus là pour vous conter une histoire toute belle et insipide… J’estime que vous êtes en droit d’savoir ! J’vais vous avouer pleins d’choses. Rasseyez-vous et soyez prêts à affronter la dure réalité… », blablablabla.

Pfff, c’est pénib’e un enfant, faut toujours qu’ça s’souvienne de tout ! La nature est mal foutue, ce s’rait plus simp’e si Alzheimer s’en prenait à vous !


Car la morale, mes p’tits pirates, c’est qu’si vous faites une promesse à un enfant, vous êtes dans la merde ! Jusqu’au cou ! Un mouflet ça s’en rappell’ra toujours ! Et en plus, quand vous essay’rez de n’pas respecter cette fichue promesse, l’morpion, bah il f’ra tout pour vous donner des r’mords !


C’est qui Alzheimer ? C’est un méchant sorcier qui vient et qui vole toute vot’e mémoire ! Il arrive et… plus rien, plus rien dans vot’e tête, vous n’reconnaissez plus personne ! Si il peut vous attaquer ? Non, il ne s’en prend qu’aux vieux.

Comme moi parce que je n’me souvenais plus vous avoir dit que j’vous racont’rais toute la vérité, rien qu’la vérité ?

Je n’suis pas VIEIILLE ! Ça non plus vous n’avez pas l’air de l’ret’nir ! Ok alors ! Vous l’aurez voulu ! Et bah puisque c’est comme ça, et bah… et bah… crotte ! Crotte et crotte ! Vous allez tout savoir ! J’vais tout vous confier et, cette fois, tant pis pour vous, sans rien oublier, sans rien enjoliver.


Revenons donc un peu en arrière, just’ un peu avant les dernières paroles du Capitaine alors qu’il s’adresse à la Commandante :


– Vous avez des doutes ? Non, quand même ?! Ah si, je le vois à votre visage. N’en ayez pas, une femme est morte, une est sauvée, le tort est réglé, tout est une question d’équilibre. Vous même l’avez dit. Nous attendrons vos ordres dans notre bateau pour le voyage.


Le Capitaine partit rapidement. Il ne désirait pas laisser réfléchir la Commandante qui, bien que décontenancée par la solution trouvée, ne resta pas pantoise et silencieuse :

– Capitaine, Capitaine ! Pas si vite ! S’il vous plaît ! Je vous en prie, ne partez pas.


Le Capitaine, devant tant de politesse inattendue, fut bien obligé de s’arrêter et de se retourner. Les hommes hésitèrent sur l’attitude à adopter ; certains gardèrent le même rythme et remontèrent dans leur bateau ; d’autres se stoppèrent net et attendirent à côté du Capitaine.


Un des pirates se hasarda à demander :

– Capitaine ? Que fait-on ? On continue à embarquer ?

La Commandante, à l’ouïe fine, répondit à sa place :

– Embarquez messieurs, nous allons partir, tout est réglé, préparez-vous au voyage. Je ne retiens votre capitaine que pour quelques secondes.


Le Capitaine acquiesça et les pirates reprirent leur marche. Sur ses gardes, patient, il se tint sur place, jusqu’à s’attarder sur un détail qui l’inquiéta… presque :

– Dites-moi, Commandante, il serait plus aisé, pour mon imbécile de pirate, que vos femmes le relâchent.

– Plus aisé pour ?

– Disons que comme il est là, il risque d’avoir des difficultés à embarquer.

– Certes, ce ne sera pas… pour tout de suite, si je puis dire, annonça la Commandante embarrassée.


Le pirate, désigné pour réparer le tort, restait donc agenouillé. Un peu perdu, il attendait une décision officielle le concernant. Néanmoins confiant, sourire aux lèvres, et pas trop inquiet pour son avenir, il se permit de faire un petit signe de tête au Capitaine et de hausser les sourcils. Petits gestes qui, sans qu’une seule parole ne soit prononcée, annoncèrent que la situation était encore un peu confuse.


Et c’est peu dire ! Disons qu’les femmes n’avaient pas encore admis que tout soit terminé ! Oh que non, p’tits pirates, oh que non…


Une des femmes était placée derrière cet infortuné, les deux mains appuyées sur ses épaules pour l’empêcher de se relever. Deux autres, de chaque côté, lui tenaient les bras. La quatrième et la cinquième étaient toutes deux devant lui ; leur dague tranchante, pointue et intimidante à la main.


– Il serait en effet plus facile qu’elles le libèrent… s’il devait partir, compléta la Commandante.

– Nous avons trouvé un accord, tout est réglé ! Vous n’allez tout de même pas revenir là-dessus ? interrogea le Capitaine d’un coup très, très, sérieux.


La Commandante soupira et s’avança pour le rejoindre. Devant lui, elle se gratta la tête et fit une petite moue soucieuse, puis demanda :

– Capitaine, n’avez-vous pas compris ?


Sentant que les choses allaient mal tourner, et pour faire concurrence aux dagues dévoilées, il porta sa main à son épée. Alors qu’il commençait à la sortir de son fourreau, la Commandante posa, rapidement mais sans aucune violence, sa main sur la sienne. Il stoppa net son geste, la lame à peine sortie.


– Capitaine, vous avez compris ! Vous avez compris que cette histoire de tort occasionné est ridicule, non ?

– Oui, répondit-il alors incertain mais confiant sur la direction prise.

– Pourquoi voudrais-je m’en prendre à l’un de vos hommes ? Nous venons juste de trouver un accord, nous venons juste de vous dévoiler votre mission, nous venons juste de nous unir.

– Jusque là, nous sommes d’accord, s’apaisa-t-il en rangeant complètement son épée.

– Je me fiche de ce gredin, je me fiche que ce soit lui ou un autre ! Pour tout vous dire, je me fiche même de ma femme morte. Elle aurait pu être utile, mais le sort en a décidé autrement.


Sans tout comprendre, le Capitaine s’essaya à reprendre une conversation plus habituelle pour eux :

– Je retrouve là ma petite chatte sans cœur.

– Non, pas du tout, j’ai un cœur, Capitaine. Mais un cœur sombre, tout comme le vôtre. Ce qui doit être fait, se doit d’être fait.

– Vous m’inquiétez, expliquez-vous.

– Nous sommes prêts à voyager, le nécessaire doit être fait, voilà tout.

– Oui, oui… vous vous répétez.

– Capitaine, je ne suis pas sûre que… Bon, je vais être directe.

– Enfin ! S’il vous plaît, soyez-le !

– Le tort occasionné était une façon aimable et amusante de… de... nous avons bien ri, non ? changea-t-elle de sujet.

– Vous utilisez le passé ! Rirons-nous encore ?

– Bien entendu ! Et de suite !


À son oreille elle murmura alors d’une voix sensuelle :

– Laissez-moi être votre petite chatte sans cœur.


La Commandante, collée au Capitaine, toujours à lui tenir la main, tourna sa tête vers ses femmes pour ne rien manquer du spectacle. D’une voix douce et tranquille elle déclara :

– Allez-y, mesdames.


La femme, placée derrière le malchanceux, força d’une main sur son épaule, tandis que de l’autre elle lui tira la tête en arrière par les cheveux. Elle compatit.

Celles de chaque côté tirèrent de toute leur force sur ses bras. Elles grimacèrent.

La quatrième plaça sa dague sur son cou. D'un geste lent, appuyé, précis, elle lui trancha la gorge d’une oreille à l’autre. Le sang, sous forme de jets puissants, gicla en hauteur telle une magnifique fontaine rougeoyante. Elle s’extasia.

La cinquième ne resta pas passive et s’excita sur le ventre et le torse du pauvre pirate. Tout en poussant des petits cris aigus, elle enfonça, piqua, plongea sa lame dans les entrailles jusqu’à en être essoufflée. Satisfaite de cette mise en charpie, elle s’arrêta alors ; mais pour son propre plaisir, pour un dernier petit contentement, elle porta un ultime violent coup sur le flanc. Bien mal lui en prit, la dague se coinça entre deux côtes. Poussant un cri rauque, elle dut forcer pour la ressortir ; le bruit strident et grinçant de la lame contre les os lui embêta les tympans. Elle rouspéta.

Les femmes relâchèrent les bras du pirate, son corps sans vie s’écroula sur le pont du bateau, dans un ploc ridicule. Une convulsion soudaine les fit sursauter. Attentives, elles le scrutèrent. Il n’y eu aucun autre soubresaut. Une flaque de sang s’écoula en un large cercle sur le plancher ; le bois l’absorba rapidement. Elles approuvèrent.


Le Capitaine, estomaqué, resta pantois et silencieux. Il ne pouvait détacher son regard du visage du défunt, toujours souriant et tourné dans sa direction. Autour de lui, le monde semblait figé, plus rien ne paraissait bouger.

Lorsque, venu de nulle part, un improbable rire, fort, joyeux, exubérant, retentit. Le Capitaine sortit de sa léthargie, grimaça et lança un regard mauvais, empli de haine, vers la Commandante.

Celle-ci, décollée du Capitaine, se tordait de rire. Pliée en deux, les mains sur les genoux, elle n’en pouvait plus. Des larmes lui montaient aux yeux, elle se se régalait de la féerique mise à mort mais surtout se délectait de la stupeur du Capitaine.


Entre deux gloussements, elle parvint à s’exprimer :

– Ah, ouh, ah… cela fait du bien ! Ce fut admirable, c’était formidable, quel beau divertissement que celui auquel nous venons d’assister. Puis vous, Capitaine, vous, excellent à rester là sans réaction, excellent !


Le Capitaine commença à bouillonner, tendu, il était tout prêt à exploser ; déjà, il analysait les alentours, étudiait ses possibilités, se préparait à lancer une attaque. La Commandante, elle, ne se calma pas et s’enthousiasma :

– Réagissez Capitaine, dites quelque chose, extasiez-vous donc avec moi !


C’en fut trop pour lui, le Capitaine sut qu’il devait en finir, vite ; il se vit alors sortir son épée, il s’imagina ordonner à ses hommes de se jeter sur les femmes, il se figura les abattre toutes et visualisa ce qu’il pourrait faire de cette garce de Commandante : se jeter sur elle, l’étrangler, lui arracher la langue, pour la faire taire et, définitivement, lui faire passer le goût du rire.

Mais, juste avant qu’il ne puisse commencer quoi que ce soit, la Commandante se déplia, se jeta sur lui, l’enserra de ses bras et l’embrassa si farouchement qu’elle faillit lui arracher la langue ; elle l’empêcha ainsi de déclencher une bataille.

Le Capitaine tenta tout d’abord de la repousser, mais la Commandante s’accrocha et, de farouchement, en vint à l’embrasser passionnément. Le Capitaine se détendit et oublia – presque – la scène dramatique à laquelle il venait d’assister.

Après une petite minute de romantisme, les lèvres se détachèrent en douceur ; la Commandante, toujours suspendue au cou du Capitaine, s’excusa d’une petite voix toute tendre :

– Désolée.

– Je devrais vous tuer !

– Vous renonceriez à notre amour naissant ? s’inquiéta-t-elle, toute attristée.


Le Capitaine réfléchit et dut reconnaître qu’il n’était plus vraiment décidé à embrocher sa belle. Elle venait de lui faire passer le goût du sang. Hors de question tout de même de lui faire plaisir avec une réponse, il préféra recentrer le débat sur le sujet primordial :

– Pourquoi ? Pourquoi avoir commis l’irréparable ? Que vais-je dire à mes hommes ?! Vous venez de tout gâcher ! Ils ne vous le pardonneront jamais ! Si je continue l’aventure avec vous, si je travaille pour vous, ils ne me le pardonneront pas…


La Commandante se désenlaça du Capitaine et, d’un pas décidée, partit prendre la parole face aux hommes aux aguets :

– Messieurs, je suis la première affligée, chagrinée, mortifiée, face à ce qui vient de se produire. Bien que ce fusse assez… et pour finir elle murmura, agréable à voir.

Les pirates s’emportèrent :

– Folle dingue !

– Sorcière !

– À mort la garce !

– Capitaine, on la tue, hein ?!

– Vengeance ! Corrigeons-la !

– Catin !

– Lavons l’affront !

– Égorgeons-là, égorgeons-les toutes !

– Aux armes pirates, marchons, marchons, que leur sang impur abreuve les poissons !


Alors que les pirates s’apprêtaient à s’élancer et à sortir leurs armes, la Commandante, comme tout bon chef, prit un air grave et hurla :

– Le prochain qui se permet d’ouvrir la bouche est un homme mort !


Impressionnés, tous s’immobilisèrent, se turent et attendirent un éventuel contre-ordre du Capitaine. Il resta de marbre, elle continua :

– Merci. Ne blâmez pas votre Capitaine, il a fait tout ce qui était en son pouvoir. Je suis la seule responsable de ce sacrifice. Vous pouvez me haïr, me détester, me juger, peu m’importe. Cela devait être fait. Vous ne le regretterez pas. Votre équipier n’est pas mort pour rien, considérez-le comme un héros, un martyr, un ce que vous voulez, peu m’importe aussi. Mais grâce à lui, nous voilà unis dans le sang, une victime pour vous, une chez nous. Sa mort permettra le voyage.


Captés, les pirates l’écoutèrent aborder une partie plus plaisante :

– Une fois chez nous vous serez traités comme des princes, une fois chez nous vous prendrez du bon temps. Alors maintenant, oubliez votre camarade et concentrons-nous sur notre radieux avenir ! Un avenir aux milles trésors ! Un avenir de luxure, de richesse ! Un avenir d’or à ne plus savoir qu’en faire !


Et ce fut tout. La Commandante avait de toute façon déjà procédé à la mise à mort, alors à quoi bon ? Et puis en fait, comme toujours, l’simple fait d’leur parler d’or leur donna des envies ! Aucun pirate ne protesta plus, plus personne ne s’éleva contr’ elle et ils se firent une raison, car après tout, si l’av’nir tenait toutes ses promesses, ça valait bien un mort… d’autant plus qu’eux restaient en vie.


Enfin, ce n’fut pas tout à fait tout :


Le Capitaine se rapprocha de la Commandante et, à son tour, il s’adressa à son équipage :

Vous avez entendu la dame, si quelqu’un a un reproche, une remarque, un jugement quelconque à émettre, si quelqu’un s’oppose à cette union, qu’il parle maintenant ou se taise à jamais !


Tous les pirates se regardèrent, quelques-uns grommelèrent, la plupart se turent, certains approuvèrent, un fayot se lança :

Moi je trouve qu’elle a bien parlé, n’est-ce pas Capitaine ?


Un autre enchaîna :

Vous en pensez quoi, vous, Capitaine ?


Fidèle à lui-même, il se gratta la barbe, regarda le ciel, et cette fois-ci ne fit pas mine de réfléchir mais réfléchit. La Commandante le précipita un peu :

Dites-nous Capitaine, dites-nous sans réfléchir ce que vous avez sur le cœur !


Le Capitaine la scruta d’un œil mauvais, voulant dire : « c’est bon, tais-toi donc ! Tu m’embarrasses, là », puis s’exprima à la hâte :

Pour ma part, je suis convaincu que la Commandante n’avait pas le choix. Pour une raison qui m’échappe – pour l’instant – je suis dans l’obligation d’admettre qu’il devait mourir. Et même si j’ai tout fait pour le sauver, je peux vous dire qu’il était prêt. Si, si ! Il l’a fait pour vous, pour nous, sans jamais protester. L’avez-vous entendu se plaindre ? L’avez-vous vu se rebeller ? Il savait… lui savait. Je sais que, de là-haut, il est fier d’avoir offert sa vie pour nous apporter la fortune ! Il est resté digne et, jusqu’à la fin, il a même souri !

Le Capitaine laissa un temps de pause pour que les pirates s’imprègnent de ces premières paroles. Puis il poursuivit :

– Juste avant d’y passer, savez-vous ce qu’il me disait ? Non ? Et bien d’un petit signe de tête, d’un haussement de sourcils, presque ennuyé que ce ne soit pas déjà fait, il me certifiait : « allez-y, tuez-moi, il n’y a aucun problème, je suis là pour ça, n’y passez pas tant de temps ». Quel brave homme. Quel brave homme. Remarquez qu'en bon chef que je suis, j’ai su choisir le plus admirable, le plus honorable et le meilleur candidat possible. N’est-ce pas ? À moins qu’un autre parmi vous veuille aussi périr pour notre gloire ?

Aucun pirate ne se manifesta. Le Capitaine s’en assura :

– Non ? Personne ? Je répète : qui est prêt à se montrer vaillant et à mourir pour notre gloire, pour notre bonne fortune ?

Le Capitaine attendit ; et termina :

– Personne. Bien. Je note que si tout ça devait se reproduire, je me porterai donc volontaire. En attendant, grâce à son dévouement, il est inutile de nous endeuiller plus.


Après trois secondes de pause pour savoir où il en était et où il pouvait encore en venir, le Capitaine se décida à continuer son discours improvisé :

Malgré tout, nous pourrions en vouloir, à mort, à jamais, pour toujours, à nos hôtes ! Mais nous ne le devons pas, nous avons tué une de leur femme, il y a donc dans la mort de notre héros une certaine justice. Il faut reconnaître que vous êtes un peu vilaine, Commandante, mais ne le sommes-nous pas aussi ? Après tout, peut-être aurions-nous fait la même chose, bien que je vous jure que jamais, jamais, nous n’aurions par la suite promis de l’or ! Je pense, pirates, qu’il faut maintenant passer outre tout ça et ne plus s’attarder sur ce petit… arrangement. Il n'est plus là, il vit maintenant sa vie dans l'autre monde, nous ne pouvons plus rien pour lui, il n’est pas nécessaire d’être rancunier. Nous n’allons donc pas leur en vouloir car tout ça n’est, après tout, pas bien grave! Comme on dit : il n’y a pas mort d’homme !


Le Capitaine réalisa à retardement sa bévue ; et laissa échapper un ricanement. Il se reprit et enchaîna sur un effet gagnant à coup sûr :

Il n’y a pas mort d’homme car il n’est pas mort pour rien ! Il n’y a pas mort d’homme car il était d’accord ! Tout ça n’est pas bien grave car nous allons être RICHE ! Tout ça n’est pas bien grave car notre futur s’annonce HISTORIQUE ! Remercions les femmes, la Commandante, la Générale, pour l’avenir flamboyant qu’elles nous offrent ! Remercions-les aussi pour avoir su être juste en faisant de notre camarade un héros ! Remercions-les d’avoir su lui offrir une mort si douce… si rapide ! Remercions-les d’avoir fait de nous une famille unie ! Voyons loin, voyons grand, voyons un monde DORÉ !


Les pirates, convaincus, et de toute façon seulement intéressés par cet or tant de fois cité, admirent sans grande difficulté qu’une perte d’un des leurs n’était à près tout pas bien dramatique. D’autant plus que leur camarade était, dans l’au delà, devenu un "grand homme", bienheureux d’avoir pu donner sa vie pour le bien-être de ses compagnons.


Et, à l’aide de quelques mots en plus, l’aventure se prolongea :

– Embarquez, pirates ! Il est temps de reprendre notre voyage !


Les pirates obéirent et, tel un berger surveillant son troupeau, le Capitaine les regarda rejoindre leur bateau. Une dernière fois, il se tourna vers le corps laissé sans vie. Deux femmes, celles les plus barbouillées des giclées de sang, le traînaient par les jambes pour le descendre dans la cale. Il contempla cette lugubre sortie et eut une petite pensée pleine d’émotion :

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Réflexion faite, sa remarque étant pertinente, il ne put la garder pour lui :

– Commandante, qu’allez-vous faire de cette dépouille ?

– Cela vous intéresse-t-il vraiment ?


Il ne put retenir un petit rire.


– Non, pas vraiment. C’est juste que d’ordinaire les morts sont jetés à l’eau, on ne s’embarrasse pas d’un corps qui va très vite se mettre à sentir.


Elle ne put s’empêcher de sourire.


– Ne vous en faites pas, Capitaine, nous avons un petit rituel qui convient à merveille à la situation.

– Oui, rituel, ce mot doit convenir.

– Doit convenir ?

– Pour sûr !

– Ah bon ?

– Évidemment.

– Toujours et encore empli de convictions, Capitaine.

– De certitudes, Commandante !

– Dites m’en plus.

– Je vais le faire.

– Allez-y.

– J’y viens.

– Ne vous privez pas.

– Loin de moi cette idée.

– Alors ?


Et, tout en se coiffant la barbe, le Capitaine déclara :

– J’ai bien écouté vos paroles, j’ai bien étudié vos paroles, j’ai bien compris vos paroles.

– Je suis heureuse de voir que vous êtes bon élève.

– Et, j’en ai fait mes petites déductions.

– Surprenez-moi.

– Je reprends ce que vous-même avez dit : « Le tort occasionné était une façon aimable et amusante... »

– Vous m’imitez mal.

– Je n’ai pas votre voix nasillarde, la taquina-t-il.

– Ah ah.

– Ce qui veut dire, et ne me dites pas le contraire, que de toute façon mon homme devait mourir ; et ce, quoiqu’il arrive.

– Et oui.

– Car votre femme n’a pas pu vous être utile. J’en déduis qu’il vous fallait absolument un mort.

– Et oui.

– Mais que votre femme, bien que morte, ne convenait pas.

– Et non.

– Vous mentionnez aussi que sa mort va permettre le voyage, donc sans son sacrifice pas de voyage, je me trompe ?

– Vous avez tout bon.

– Je ne suis pas peu fier de mon raisonnement.

– Minimisez un peu, parce que, hormis savoir que votre pirate va nous servir à voyager, et que notre femme ne le pouvait pas, en fait vous ne savez rien.

– Si vous aviez été aussi attentive que moi, vous vous rappelleriez que j’avais précisé que la raison m’échappait.

– Allez, puisque tout finit bien, je vous éclairer.

– Ne me ressortez pas une de vos boules lumineuses, répliqua-t-il amusé.


Comme souvent, la Commandante ne prit pas la peine de sourire, de rire, ou même de répondre à ce type de boutade plutôt lourde. Elle fit donc ce qu’elle faisait le mieux dans ce genre de situation, l’ignorer et continuer :

– Capitaine, je ne vous surprendrais pas en vous révélant que nous pratiquons un peu la sorcellerie.

– Non, en effet.

– Le voyage vers notre monde requiert quelques pratiques.

– Mortelles ?

– Disons que nous avons besoin d’un peu de sang.


Et d’un seul coup tout s’éclaira dans la tête du Capitaine :

– Je l’ai ! Le destin, farceur, a voulu que notre boulet de canon emporte votre femme dans l’océan.

– Jolie fulgurance d’esprit, Capitaine.

– Et sans son corps, pas de sang.

– Exactement ! Car sinon, pensez donc ! Nous n’aurions eu que faire de votre homme, nous nous serions servies de son sang à elle. Nous respectons la vie humaine.

– Moi qui avais à un moment cru que vous vouliez absolument vous venger.

– Mais non.

– J’avoue que vous savez y faire !

– Je vous aurais bien tout raconté depuis le début mais… auriez-vous accepté de me donner un homme pour notre voyage ?

– Bien entendu ! Je ne suis pas à un idiot près.

– Alors j’aurais peut-être dû vous le demander sans détours, songea-t-elle.

– Non, non, surtout pas ! C’était beaucoup plus amusant comme ça !

– Nous avons bien ri, n’est-ce pas ? dit-elle toute ravie, arborant son plus joli sourire.

– Quand je pense que si votre femme n’était pas tombée à l’eau, l’autre bougre serait encore en vie.

– Oui, quand on y repense, cela est encore plus tordant !

– Marrant.

– Comique.

– Poilant.

– Mortel !

– Oh, superbe, Commandante !


Le Capitaine la regarda, d’un air rayonnant. La Commandante le regarda, les yeux pétillants.


– Commandante, au moins pour mes hommes, je vous remercie d’avoir fait tout ce tralala.

– Je vous en prie, ils en avaient besoin.

– Je crains qu’ils n’aient pas le même sens de l’humour que nous. Si vous n’aviez pas inventé toute cette histoire, j’aurais dû leur baratiner quelque chose. Je n’aurais pas été à votre hauteur, je dois dire que vous avez un don inné pour la mise en scène.


La Commandante le regarda, d’un air de connivence. Le Capitaine la regarda, les yeux admiratifs.


Et au moment où le Capitaine se pencha pour tenter une approche du bout des lèvres, la Commandante ne recula pas. Mieux, elle s’approcha et se haussa. Maladroitement, tels deux nigauds un peu gauche, ils se percutèrent. Tous deux rigolèrent. Puis, rayonnants, admiratifs, les yeux pétillants, tout en connivence, ils s’enlacèrent et, amoureusement, ils s’embrassèrent.

Leur baiser dura, dura, dura…


Voilà, contente, Gigi ?!

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