19 - 3 - Le peu de tort occasionné, entre nous

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Le Capitaine resta sans voix, la bouche grande ouverte. Avant de se reprendre et de marmonner :

– Ah… et c’est ça que vous appelez être ami.

– Notez que je suis généreuse, je vous fais grâce des dégâts, que vous avez causés au bastingage et à la coque, ajouta-t-elle avec le plus grand sérieux.

– Peut-être vouliez-vous aussi que l’on enlève nos chaussures avant de vous aborder ?! l’interpella le Capitaine.


Ignorant sa remarque, la Commandante continua sur sa logique :

– Néanmoins, et là nous ne pourrons qu’être d’accord, l’un de vos boulets de canon a emporté l’une de mes femmes, ses sœurs demandent réparation. Cela me semble logique, et ne me dites pas le contraire.

– Bah, en fait… comment vous dire...

– Comment me dire quoi ? Merci ? À l’occasion remerciez plutôt la Générale.

– Plaît-il ? dit-il en fronçant les sourcils.

– À l’occasion remerciez plutôt la Générale ! insista-t-elle.

– Oui, oui, oui… j’avais compris, mais pourquoi remercierais-je qui que ce soit ?!

– Et bien, vous savez bien… Non ? Vraiment ? fit-elle étonnée.

– Vraiment, non, je ne sais pas, fit-il avec franchise.

– Alors, laissez-moi vous rappeler que sans l'intervention de la Générale, une autre femme aurait pu périr.

– Plaît-il ? redit-il en fronçant les sourcils.

– Sans l'intervention de la Générale, une autre femme aurait pu périr ! insista-t-elle.

– OUI ! C’est bon, j’ai compris, je ne suis pas sourd.

– Excusez-moi, vous me demandez de répéter, je répète.

– Je ne vous demande pas de répéter ! C’est juste une façon de vous prier d’être plus claire !

– Oula… Vous m'inquiétez, j’ai cette impression que nous ne voyons pas du tout les choses de la même manière, comme si nous ne nous comprenions pas, dit-elle déconcertée.

– Sans blague ! Alors oui, je vous confirme, ce n’est pas une impression, votre façon de penser m’apparaît bien, mais alors bien bien, saugrenue !

– Saugrenue, comme : étrange et plus ou moins ridicule ?

– C'est ça, c'est l'exacte définition.

– Cela est un peu vexant.

– Je suis vexant car vous m'agacez. Ce que vous dites n'a ni queue ni tête.

– Continuez, je vous en prie, vous êtes parti pour être méchant, ne vous arrêtez pas en si bon chemin.

– Je m'arrête si je veux !

– Oui, bien entendu, libre à vous.


Le Capitaine s'arrêta. Mais reprit vite :

– Et qu’est-ce qu’elle a donc, votre Générale ?!

– Mais elle n’a rien, laissez-la tranquille. Pourquoi voulez-vous qu’elle ait quoi que ce soit ?


Le Capitaine souffla, ferma les yeux, souffla, rouvrit les yeux et plus explicitement s’exprima d’un ton apaisé :

– Ah, ma chère petite chatte, vous aimez me faire tourner en bourrique. Vous aimez avoir ce contrôle de la situation. Vous aimez que tout m’échappe. Vous aimez décider, vous vous délectez de me voir m’excéder. Recommençons par le début, pourquoi devrais-je remercier la Générale ?

– Elle a ralenti la balle du mousquet ; sans elle, une autre femme serait sans doute morte. Cela vous aurait fait deux hommes à choisir. Deux ! Et non un ! Déjà que vous avez du mal avec un seul.

– Oui, ce n’est évidemment pas le mousquet qui a eu une défaillance. C’est évidemment la Générale qui, sans même être présente, a empêché ce… drame ?

– Drame, oui, le mot n’aurait pas été trop fort. À vous entendre, dois-je vous rappeler les pouvoirs de télékinésie de la Générale ?

– Télékéké… quoi ? bégaya-t-il.

– Télékinésie, réessayez.

– Télékinésie, s'exécuta-t-il.

– J’aurais juré vous avoir parlé de ce pouvoir.

– Je jurerais que non ! Je m’en serais souvenu.

– Vous êtes sûr ?

– J’en suis certain ! Accouchez ! C’est quoi votre truc de "télékinésie" ?!

– Ce truc, comme vous dites, c’est une action directe de la pensée sur la matière.


Le Capitaine la regarda et hocha la tête :

– Ça vous ferait plaisir que je vous demande, vous implore, vous supplie, d’être plus explicite, hein ?

– Non, peut-être.

– Et bien, je ne vais pas le faire ! Déçue ? Tant mieux ! Le "Capitaine sot" n’est pas si bête. Derrière vos mots alambiqués et compliqués, sortis de votre bouche sournoise pour que je n’en tire que de la confusion, se cache une explication toute simple.

– Je ne vois pas du tout comment simplifier la définition de la télékinésie.

– Je ne sais pas, peut-être que vous auriez simplement pu dire que la Générale peut bouger les objets à distance. C’était bien là le sens de votre explication ?

– Ah oui, en effet, pas bête, j'y repenserai, cette définition est, j'en conviens, plus aisée à comprendre, reconnut-elle dans un sourire plein d'innocence.

– Donc je vous le confirme, vous n’aviez pas mentionné ce pouvoir.

– Il m’avait semblé que si.

– Et bien non.

– Et bien voilà, c’est chose faite, finit-elle par trancher.


Après un petit moment de réflexion, le Capitaine demanda :

– La Générale peut donc bouger des objets à distance ?!

– Oui, vous venez de me le dire.

– Non, j’ai juste traduit votre définition. Maintenant je m’étonne de ce pouvoir !

– Ne le soyez plus. Elle peut bouger des objets par la pensée. À distance.

– D’accord, dit le Capitaine qui n’eut d’autre solution que d’admettre cette réalité.


La Commandante porta son regard vers le soleil et déclara :

– Bon, le soleil tourne, revenons-en à notre petit problème.

– Gros problème !

– Capitaine, allez, réglons tout cela vite fait. Faites-moi plaisir, désignez l’un de vos hommes et finissons-en.

– Mais… je ...

– Allez, entre nous, je suis convaincue que dans tout votre équipage vous avez bien quelques indésirables. Il y a toujours des brebis galeuses sacrifiables. Duquel seriez-vous heureux de vous débarrasser ?

– Stop, stop, arrêtez ! Arrêtons ! Allez, je vais être clair : je ne souhaite pas vous donner un de mes hommes. Il est hors de question que vous tuiez qui que ce soit de mon équipage. Ni un, ni deux, aucun ! Je n’ai personne à sacrifier, nous sommes une famille ! affirma le Capitaine.

– Alors nous avons effectivement un GROS problème.

– Et je n’ai qu’UNE solution. Vous abandonnez l’idée de tort et on y va, on se met en route. Tant pis pour votre femme, consolez-vous comme vous voudrez, par exemple en vous disant qu’elle est morte pour notre cause.


La Commandante fit mine de réfléchir, accentua son geste en se caressant la joue, leva les yeux au ciel et après environ trente secondes d’hésitation, elle se décida à ne pas abdiquer :

– Nous sommes aussi une famille. Je porte même à votre connaissance que maintenant nous sommes TOUS de la même famille. Et, entre nous, il n’y a rien de pire qu’une querelle familiale !

– Oh, arrêtez avec vos "entre nous" ! Il n’y a pas d’entre nous qui tiennent, ça devient insupportable.

– Entre nous, je commence à croire que vous prenez très mal la situation. Entre nous, je sais, et vous savez, que vous avez commis une erreur en tuant une pauvre femme. Mais, entre nous, je vois que vous ne vous voulez pas assumer vos actes. Pourtant, entre nous, et il ne peut en être autrement, l’un de vous devra en subir les conséquences !

– Bien sûr que oui, bien sûr que oui que je prends très mal la situation ! Car toute votre histoire de "tort occasionné" est complètement, pour réutiliser le mot, saugrenue ! Saugrenue comme… comme… stupide ! Je vous rappelle que lorsque nous avons tiré sur vous, nous étions ennemis, nous étions en guerre, nous n’étions pas encore alliés, nous étions loin d’être une famille. Contrairement à ce que vous pouvez prétendre !

– Et ?

– Et donc vous êtes absurde ! Vous disproportionnez tout. Je ne tolérerai pas de vous donner un de mes hommes. Je ne le permettrai pas ! Celui qui a tiré a simplement accompli sa mission. Je n’ai donc, maintenant et, entre nous, qu’une seule chose à vous dire : tant pis pour votre femme, je m’en contrefous ! lâcha dans un même souffle, un Capitaine passablement agacé.

– Attention, là ce sont vos propos qui deviennent grotesques et… provocants ! l'avertit-elle, en le pointant du doigt.


Le Capitaine, plein de bon sens, à la vue de cette conversation qui commençait à s’envenimer, baissa un peu le ton et reprit de façon plus posée :

– Je ne suis pas toujours respectable, je veux bien le concéder, mais je suis loyal envers mes hommes et je me vois mal désigner un pauvre bougre pour le condamner à mort.


La Commandante, pleine de bon sens, à la vue du Capitaine qui, plein de bon sens... Laissez tomber, la Commandante répondit :


– Capitaine. Je préférerais que notre quête démarre sur de bonnes bases ; je suis plus que sincère sur ce point. Je vais vous dire un secret en vous dévoilant un de nos traits de caractère, déclara-t-elle plus détendue.


Elle se pencha en avant et lui souffla à l’oreille, sans oublier d’ajouter, quand même, une petite note de défi :

– Nous sommes susceptibles !


Le Capitaine ne put retenir un petit gloussement. À son tour il se pencha et murmura à l’oreille de la Commandante :

– Et moi, je suis têtu.


Elle ne put retenir un petit sourire au coin de ses lèvres, avant de rétorquer :

– Nous ne nous en sortirons donc pas.

– Nous nous trouvons dans une bien belle impasse, confirma-t-il.

– Je conseille de trouver un accord, ou tout ceci n’aura servi à rien. Je vous sens futé, réfléchissez vite.

– Vos conseils sont toujours si avisés…


Le Capitaine cogita à toute vitesse, il sentait bien que tout pouvait déraper. Et il n’aimait pas ça. Il regarda autour de lui et vit que toutes les femmes s’étaient arrêtées; plus aucunes ne manœuvraient, toutes étaient attentives, tendues, dans l’attente de la décision à venir.

Il se rappela sans difficulté que ces femmes n’étaient pas à prendre à la légère. Il savait aussi dorénavant que la magie opérait sur ce bateau et, cela, il ne le maîtrisait pas.

<< – Quelles sont mes solutions ?

Petit un, je choisis n’importe quel arriéré, il est tué, l’aventure continue mais mes hommes m’en veulent. Je perds leur confiance et je risque un jour d’être considéré comme un traître. Probabilité : forte.

Petit un bis, je choisis un demeuré, il est tué, l’aventure continue, mes hommes s’en fichent et tout va bien. Probabilité : improbable.

Petit deux, je ne choisis personne, la Commandante ne le tolère pas, s’en suit une vraie bataille. Probabilité : très probable.

Dans ce cas, petit deux deux, la bataille fait rage, on gagne, on capture la licorne et ce bateau, on s’en sort très bien, tout va pour le mieux. Probabilité : possible mais faible.

Petit deux trois, la guerre est déclarée, les femmes gagnent, fin de l’aventure, je suis vaincu après avoir mené un combat historique, fin de ma vie. Probabilité : forte possible. Solution d’ores et déjà inenvisageable.

Petit deux bis, j’en reviens au "je ne choisis personne", la Commandante le prend finalement bien. Elle est fière de mon entêtement et, ébahie par mon courage, elle se met à m’idolâtrer. Probabilité : plus qu’improbable.

Petit trois, le tort occasionné… tout n’est qu’équilibre… une réparation… Les paroles de la Commandante, oui ! C’est là-dessus que je dois rester focalisé. Concentre-toi, concentre-toi, il y a ici une solution à trouver. >>


Le Capitaine gambergea à tout allure, il ferma les yeux, baissa la tête et se massa machinalement le front de la main :

<< – Réfléchir, réfléchir et trouver une solution. Une solution pour une sortie de crise. J’y suis presque. Trouve, trouve ! Ne reste pas là à subir, sois malin ! >>


Il rouvrit les yeux et vit la Commandante qui s’impatientait. Certains signes ne trompaient pas : elle tapotait du pied, se plissait les lèvres, et que dire de son regard lanceur d’éclairs.

– Réglons cela une bonne fois pour toute, je vais choisir pour vous. Femmes…

– Minute, minute papillon ! La décision m’appartient.

– Il est alors temps de décider !


Les paroles de la Commandante sonnèrent comme un ultime ultimatum. Et sous la pression, le miracle sembla se produire.

– Petit trois, c’est adjugé ! Je tente le petit trois ! s'emporta le Capitaine plein d’espoir.

– Quoi ? Mais de quoi parlez vous ?


Le Capitaine se racla la gorge et se reprit. À son tour, il pointa son index en direction de la Commandante et déclara :

– Et bien soit, nous allons former une grande famille. Pirates, approchez !


Les pirates avaient vu que quelque chose ne tournait pas rond. Ils avaient vu la tension monter entre la Commandante et leur Capitaine. Ils avaient senti cette ambiance électrique. Ils s’approchèrent, beaucoup moins enjoués qu’auparavant, affichant un air grave et sérieux.


Et oui, c’est ça tout l’talent d’un vrai pirate. Il peut être en train d’rigoler, d’s’amuser, et d’un coup il peut dev’nir le plus hargneux des hommes. Le contraire est vrai aussi, le pirate peut être extrêm'ment énervé, puis calme et souriant la minute suivante. Un vrai pirate sait d’instinct s’adapter aux différentes situations.

Bon, ok, c’est peut-êt’e surtout parce que tous les vrais pirates sont un peu instables. Leurs humeurs changeant rapid'ment du tout au tout.

Bon c’est bon, ok ! J’avoue : les pirates sont tous un peu fous, aliénés, cinglés, paranoïaques, désaxés… Oui, je sais, tous les pirates ont des problèmes mentaux !

Enfin, à l’occasion, ayez aussi un côté un peu dingue, vous verrez c’est marrant. Pas trop non plus, parce que si la prison c’est nul, l’hôpital psychiatrique c’est pas terrib'e non plus !

Quoique, j’me souviens que j’m’y étais pas mal amusée... jusqu’aux électrochocs…

Mais ceci est encore une autre histoire.


– Papillon ?

– Oui, "minute papillon", non ?

– Non.

– Ah…

– Cela vous ferez plaisir que je vous demande, vous implore, vous supplie, d’être plus explicite, hein ?

– Non, peut-être.

– Et bien, je ne vais pas le faire ! Déçu ? Tant mieux ! La "Commandante sotte" restera bête. Derrière votre expression alambiquée et compliquée, sortie de votre bouche sournoise pour que je n’en tire que de la confusion, se cache de toute façon une explication interminable et, à coup sûr, inintéressante !


Mais puisque vous, je n’vous laisserai pas être bête, "minute papillon" signifie "doucement !". C’est une expression pour demander à quelqu’un de prendre son temps pour réfléchir, pour attendre d’une personne qu’elle patiente. Voilà, c’est bien des fois d’terminer sur une note culturelle, non ?

Ah, j’oubliais, certains vous diront que c’est une expression du vingtième siècle, mais voyez que non, le Capitaine la connaissait déjà à son époque. Quoi ? Non, il ne voyage pas dans l'temps. Non, n’insiste pas, il ne voyag’ra jamais dans l’temps ! Comment faut qu’j’te l’dise ?! Faut-il encore qu’j’utilise les insultes ?!

Alors comment il la connaît ? Et bien sachez qu’il l’a inventée ! Un d’ces jours, j’vous dirai comment, mais tout ceci… Oui, voilà, tout ceci est une autre histoire.

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