19 - 1 - Le peu de tort occasionné

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Le Capitaine se détourna de ses hommes et entreprit de se rendre vers la Commandante. Il remarqua que les femmes avaient rompu la formation et qu’elles s’affairaient déjà à la préparation du voyage. La cherchant du regard, il l’aperçut adossée au mât central, une dague à la main.

<< – Pourquoi a-t-elle sorti une arme ? >> se demanda-t-il, un peu soucieux.


Attentif, sans la quitter des yeux le Capitaine se rapprocha.

<< – Ah, ok, oui, je vois, pourquoi me suis-inquiété ? Ce n'est qu'une femme, pour elle c’est une question de survie, j’aurais dû m’en douter. >>


La Commandante, en train de peaufiner ses ongles, patientait là, avec cinq de ses femmes. L’une d’elle l’avertit que le Capitaine arrivait. Elle ne releva pas la tête, affairée qu’elle était à harmoniser la manucure de son petit doigt. Elle le laissa donc parcourir la distance les séparant, sans prendre la peine d’aller au devant de lui.

Les cinq femmes, vigilantes, telles des gardiennes du corps rompues à la tâche, se mirent en ligne entre les deux sans que la Commandante n’ait eu besoin de prononcer un seul mot,.

Arrivé face à elles, le Capitaine s’arrêta et attendit qu’elle lui fasse la grâce de le regarder. Peu patient, agacé par cette indifférence, il en vint très vite à imiter le bruit d’un toussotement, insistant fortement sur chaque sons, et au final sans prendre réellement la peine de toussoter :

– Hum, hum ! Hum !


Les cinq femmes le fixèrent d’un air grave, outrées par son impolitesse. La Commandante prit la peine de s'exprimer :

– Trois secondes ! C’est important. Il s’est cassé.


Puis, tout en relevant la tête, elle tendit sa main devant lui, doigts écartés et ongles apparents.


– Qu’en pensez-vous ? Parfaits, non ?

– Euh… oui, très beaux, admit-il sans trop savoir quoi lui dire.

– Oui, bon, soit. Dites-le que vous n’y connaissez rien en ongles !

– C’est que c'est surtout une affaire de femmes. Disons que vous attachez beaucoup d’importance au superficiel.

– Disons que vous ne voyez pas l’importance des détails.

– Disons que vous, les femmes, ne percevez pas bien le sens des priorités.

– Disons que vous, les hommes, ne fixez pas bien les priorités !

– Disons que je me permets d’interrompre votre suprême occupation pour vous dire que, voilà, mes hommes sont convaincus du bien fondé de notre accord. Nous sommes fin prêts à vous suivre ! Et jusqu’au bout du monde s’il le faut.

– Jusqu’à un nouveau monde suffira, corrigea-t-elle.

– Comment désirez-vous vous y prendre ? J’imagine que vous nous guiderez.

– C’est cela, vous resterez derrière et n’aurez qu’à nous suivre. Je pense qu’il n’y a là rien de bien compliqué.

– Vous me surprenez, vous m’étonnez.

– Ah bon ? En quoi ?

– Parce que je vous aurais bien vu vous délecter d’une pique telle que « Y arriverez-vous ? », ou encore « Serez-vous capable, vous, pauvres pirates incompétents de suivre un bateau de femmes ? ». Voilà, un truc dans le genre, mais plus piquant encore, à votre image, de femme piquante.

– Figurez-vous que c’est une question que je me suis posée : « y arriverez-vous… ». J’ai fortement pensé à vous le demander, avant de me raviser.

– Vous ? Vous raviser ? Vous retenir d’être vexante ?

– Je ne suis pas toujours taquine. Il y a plus urgent, nous avons une priorité à régler, et c’est là que nous en revenons à l’importance des détails.


Et sans attacher plus d’importance à la "priorité à régler" ou à "l’importance des détails", le Capitaine, enthousiaste, se tapa dans les mains et déclara :

– Bien, puisque tout est convenu, que tout m’a l’air simple et que vous n’êtes – pour une fois – pas d’humeur trop désobligeante - Pfff, désagréable -, je m’en vais ordonner notre départ.


Alors qu’il s’apprêtait à partir, qu’il s’était déjà retourné et avait fait quelques pas vers ses hommes, la Commandante, un peu hautaine, le rappela d’une manière un peu cavalière :

– Tututute, tute, tute. N’avez-vous pas oublié… comment dire… quelque chose ?


Le Capitaine s’arrêta. Souffla avant de se retourner, et se retourna. Il se réavança de quelque pas pour à nouveau faire face à la ligne de gardiennes. La Commandante les écarta et vint se positionner face à lui. Tous deux se dévisagèrent. Il fut le premier à se lancer :

– Oh non, oh non. Pourquoi est-ce que je sens que votre question va… amener… comment dire…

– Quelque chose de déplaisant ? compléta-t-elle sur un ton innocent.

– Voilà, c’est ça, quelque chose de détestable, répéta-t-il, anxieux.

– Alors, je me dois de vous demander si vous avez oublié, mais je pense plutôt que vous essayez d’éluder – argh, d’oublier ! -, que j’avais mentionné, à un moment de notre aventure, le "peu de tort occasionné". Qui m’apparaît être un détail prioritaire.


Tout à coup, comme un flash soudain électrisant sa mémoire, le Capitaine se rappela de ce terme employé, voilà déjà un moment, par la Commandante. Il n’y avait alors pas attaché une grande importance, pensant qu’il s’agissait de paroles en l’air. Apparemment, voir assurément, ce n’était pas le cas.

Le Capitaine fit mine de réfléchir, accentua son geste par un grattage de barbe, leva les yeux au ciel et après environ trente secondes d’hésitation, il se décida à mentir :

– Hum, je ne vois pas bien. Vous avez parlé de quoi ? D’une… gène ressentie ? Ah bon ? Quand ? Êtes-vous malade ? Oh… vous êtes indisposée.


Bah oui, le Capitaine il minimise, parce que le Capitaine, il se souvient très bien des paroles de la Commandante. Mais ce qu’il ne sait pas encore, c’est où est-ce que la Commandante veut en venir. Ce qu’il sait par contre, c’est que ses paroles n’augurent rien de bon !

Et vous au fait, p’tits pirates, avez-vous oublié ce "peu de tort occasionné" ?

Ouais, bon, ok, à voir vos têtes j’ai compris, c’est comme si j’avais pissé dans l’vent tout l’long d’cette histoire. Euh, non… sinon j’aurais eu un r’tour d’urine. C’est important d’faire attention au vent quand on pisse en pleine nature, souv’nez-vous en ! Sinon d'toute façon vous l’apprendrez à vos dépends.

Donc j’voulais dire qu’j’avais parlé dans un violon. Quoique… non !

Parler dans l’vent, pisser dans un violon, voilà, c’est mieux comme ça ! Deux expressions pour dire la même chose, pour dire que j’ai parlé pour ne rien dire, car vous n’avez absolument rien écouté !

C’est quand même fou de n’pas s’souvn’ir d’un détail si important, qui donne en plus toute sa raison à c’chapitre !

Allez, comme j’suis une fille cool, j’fais un rappel : la Commandante, lors du face à face hommes et femmes, just’ en montant les escaliers, just’ avant d’apparaître devant les pirates, a déclaré : « Pourtant il va falloir discuter du peu du tort que vous avez occasionné, mais laissons ça à plus tard ». Non ? Toujours pas ? Ça n’vous r’vient pas ?

Comment ça elle ne l’a pas dit ? Si, j’vous dit qu’elle l’a dit ! Comment ça c’n’est pas vrai ? N’insistez pas et n’essayez même pas d’insinuer qu’j’suis une menteuse ! Le premier qui ose je le… je le… je la… n’osez même pas !

P’tain, elle a osé ! Oh, la p’tite garce !

Tu as d’la chance, beaucoup d’chance ! Je respecte celles ou ceux qui bravent l’autorité. Tu es très courageuse, j’reconnais qu’t’as du cran.

Mais là où tu n’as pas d’chance, pas du tout d’chance, c’est qu’si j’laisse passer cette bravade, c’est justement toute mon autorité qui est r’mise en question.

Donc qu’est-ce que je vais t’faire ? Oh, l’insolente !

Oui, bah quoi ?! Ne m'r’gardez pas comme ça ! Elle m’a traitée d’menteuse, c’est elle qui a commencé ! Puis elle aurait dû savoir, mieux qu’tout l’monde, qu’une pirate a toujours un couteau caché dans sa botte. Enfin, c’n’est pas non plus comme si elle avait souffert.

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