18 - La mission expliquée

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Le Capitaine, un peu en retrait de ses hommes, car aidant sa victime à se mouvoir, vit la Commandante arriver à sa hauteur.


– Dites-moi, Capitaine, avez-vous des soucis avec votre équipage ?

– Grand dieu non ! Pourquoi une telle question ?

– Ne me dites pas que l’entretien avec vos hommes s’est bien déroulé.

– L’entretien avec mes hommes s’est, très, bien déroulé.

– Vous ne vous êtes pas emporté, par hasard ?

– Point du tout ! Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?

– Il me semble pourtant que vous avez frappé ce malheureux, non ?

– Ah ça ! Sur lui, là ? Ah non, non, vous vous méprenez. On a chahuté. On peut rigoler dans la vie, non ?

– Je n’en ai pas souvent envie. Mais soit, si vous trouvez du plaisir à perdre du temps, rigolez, cela ne me gène pas. Du moins, tant que vos hommes ont bien compris que nous devions nous unir et qu’il n’est pas, du tout, dans leur intérêt de refuser ou de perturber votre mission.

– Ils ne refuseront rien du tout. Ils ne perturberont rien du tout, garantit le Capitaine tout en jetant un regard significatif à ses hommes.

– Nous n’assistons donc pas à une mutinerie ? Nous ne devons donc pas vous protéger ?


Vous n’me d’mandez rien mais j’sais qu’vous n’savez pas. Vous avez peur de moi ou quoi ?! C’est une bonne chose.

Une mutinerie, c’est une révolte, c’est quand un groupe ne veut plus d’son ou d’ses chefs. Le groupe s’en prend alors à celui qui commande, lui fait savoir qu’ça n’va plus et désigne un nouveau meneur.

Mais attention, pour qu’la mutinerie puisse avoir lieu, il faut être fort, avoir du soutien et être sans pitié. Car un chef en place refusera toujours de céder le pouvoir qu’il peut avoir. Et si vous échouez vot’e mutinerie, vous risquez fort d’en baver !

C’est comme vous, à vot’e niveau, si vous vous révoltez cont’e vos parents, qui sont l’équivalent d’vos chefs, vous risquez d’finir punis, car vous n’serez jamais assez forts pour prendre le pouvoir et que jamais ils ne vous l’donneront. Soyez donc malins, si vous n’voulez plus leur obéir, unissez vous à vos frères et sœurs, si vous en avez, ou sinon bah... j’sais pas moi, tuez-les dans leur sommeil !


Le Capitaine se mit à glousser :

– Vous plaisantez ? Me protéger ? De qui ? De ça ? De mon équipage ? Moi ?


La Commandante resta stoïque et laissa le Capitaine poursuivre avec une énumération longue et ennuyeuse :

– Premièrement, jamais mes hommes n’oseront lever le moindre petit doigt contre moi. Deuxièmement, dans l’hypothèse, improbable donc, où ils se dresseraient contre moi, je pourrais, à moi seul, d’une seule main, sur une seule jambe, d’un seul œil et de dos, tous les embrocher ! Et ça, avec ou sans mon épée ! Troisièmement…

– J’aurais préféré entendre dernièrement.

– Je disais donc : troisièmement, et ça rejoint le premièrement…

– Qui j’espère rejoindra le dernièrement.


Le Capitaine ne se laissa pas déconcentré et continua comme si de rien n’était :

– Troisièmement, ils me respectent et me font pleinement confiance. Quatrièmement, il n’y a donc pas de mutinerie. Cinquièmement, je ne suis pas un tyran, je n’ai pas frappé ce malheureux, c’est simplement notre façon de communiquer. Hein, que l'on a bien communiqué ? dit le Capitaine en serrant la nuque du pauvre pirate.

– Oui oui, oui, la communication est bien passée, répondit-il d’un ton craintif.

– Vous m’en voyez rassurée.

– Merci, osa lancer le pirate.

– Pfff, je ne suis pas rassurée de ton sort, cloporte ! Je me fiche que tu sois battu, martyrisé ou torturé. Le Capitaine pourrait même te tuer que cela ne me ferait ni chaud ni froid.

– Ah… fut la seule réplique considérée comme adéquate par le pirate.

– Mais oui, tais-toi donc ! Qui à part moi peux bien se préoccuper de toi ? le tança le Capitaine.


Le pirate n’eut pas le temps de répondre car la Commandante, qui n’avait cure – avoir cure, vous avez vu, maintenant vous savez ! - de leur discussion, reprit la parole :

– Je suis donc rassurée de savoir que vos hommes acceptent notre accord. Cela vous évitera de devoir y renoncer.


Le Capitaine se demanda brièvement si elle parlait de ses hommes ou dudit accord. Il ne chercha pas à savoir, pensant de toute façon avoir très bien compris. Il apporta une petite précision :

– Euh, en fait nous n’avons pas encore discuté de ce point.

– Comment cela ?

– Je m’apprêtais à leur dévoiler notre mission. Mais n’ayez aucune inquiétude, ils n’ont pas leur mot à dire, c’est moi qui décide. Puis quand ils sauront que c’est moi qui prendrai tous les risques, je suis sûr qu’ils n’y verront aucun inconvénient.

– Et pour ce qui est des Licornes ? Il faudra qu’ils les acceptent !

– Pourquoi ne le feraient-ils pas ? Il n’y pas de racisme chez les pirates ! Les blancs, les noirs, les jaunes, les gris, les licornes, les femmes, les moches, les gros, les grands, les nains, tout le monde est accepté !

– Euh, Capitaine ? En fait on n’accepte pas les nains, osa préciser le pirate.

– Ah oui, c’est vrai, les nains portent malheur ! Vous n’avez pas de licornes naines ?

– Non.

– Très bien, alors sachez qu’ici on accepte les licornes. Et encore plus les licornes qui vont nous apporter de l’or.

– Faites leur savoir qu’ils vont devoir se rendre dans un monde inconnu, qu’ils devront en respecter les coutumes.

– N’ayez crainte, si vos femmes se chargent de leur expliquer vos traditions, mes hommes seront tout ouïe. Ils peuvent être très sociables quand c’est dans leur intérêt ; et ils ne manqueront pas d’intérêt pour vos femmes. Pour ce qui est de l’inconnu, rassurez-vous, c’est une partie entière de notre quotidien.


La Commandante fut satisfaite de la réponse. Sans plus en rajouter, elle se retourna et partit rejoindre son équipage.


Une fois éloignée, le pirate aidé par le Capitaine demanda :

– Capitaine, je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas mais… a-t-elle bien parlé de licornes ?

– Oui, une licorne, bon bah quoi ? N’as-tu jamais vu de licornes ? Hum, il n’a jamais vu de licornes, ce qu’il ne faut pas entendre. Tu en arriverais presque à me faire sourire. Allez, va rejoindre les autres !

– Et pour ce qui est du monde inconnu ?

– Oui, un monde inconnu, bon bah quoi, ça veut dire que personne n’y est jamais allé. Qu'en déduis-tu ?

– Que ce sera dangereux.

– Débile ! Tu dois en déduire qu’aucune richesse n’y a jamais été pillée ! Que là-bas, personne ne connaît la légendaire cruauté des pirates ! Nous allons arriver dans un village pépère où les donzelles vont nous acclamer, où des chevaux à cornes vont faire des tours de cirque, et hop, ni une ni deux, ce nouveau monde sera comme notre chez nous ! On vient, on se la coule douce et on repart les poches pleines d’or !

– Mais, il n’y a pas une histoire de mission ?

– Si. Apparemment un petit truc à faire, je m’en occupe les doigts dans le nez, à moi seul, d’une seule main, sur une seule jambe, d’un seul œil et de dos, j’embroche tout ce qui bouge ! Et ça, avec ou sans mon épée ! Puis voilà, mission faite !

– Vous êtes fort, Capitaine.

– Oui, je sais, c’est d’une évidence !


Quand on est fort, beau, intelligent, supérieur aux autres, vous m’rappelez ce qu’il faut faire ? Se le dire, très bien. Mais n’oubliez pas non plus d’le faire savoir aux autres !


Les pirates se rassemblèrent à l’écart des femmes, encore une fois plus en un tas indiscipliné qu’en ordre militaire. Le Capitaine leur fit face et s’adressa à eux :

– Messieurs, messieurs les pirates ! Voyez où nous en sommes. Nous avons réussi à aborder le navire ennemi. Nous n’avons eu aucun blessé, personne dans notre camp n’a été tué. L’ennemi, à la vue de notre force, s’est décidé à capituler et à négocier. Négociations que je suis courageusement allé entreprendre dans la cale. Au fin fond de ce bateau, l’ennemi était en nombre, et même si un instant l’idée a pu germer de me piéger, ma prestance, mon charisme, la force que je dégage au naturel, ont suffit à annihiler toute tentative de rébellion. L’ennemi, sournois, retors, vicieux, a bien pensé essayer à nous arnaquer, mais, rusé, habile et fort expérimenté que je suis, je n’ai rien cédé, j’ai vu clair dans son jeu. Cet ennemi, je l’ai manipulé et retourné à ma guise. J’ai posé MES conditions ! Conditions avantageuses pour nous. Persuasif, efficace, j’ai dit, sans fioriture : « c’est comme ça et ce n’est pas autrement ! ». Mon grand cœur, ma bonté, mon humanité, ont pourtant eu pitié, et j’ai accepté de faire une petite concession. Oui, on ne se refait pas. Comme vous le savez, je suis au final quelqu’un de bienveillant. Mais ne vous inquiétez pas, cette concession ne sera pas pour vous, ça n’incombera qu’à moi. Quoiqu’il en soit, pendant que je m’attellerai à la tâche, pour votre plus grand plaisir, et ça c’est parce que je vous aime, sachez que je vous ai obtenu l’hospitalité de ces femmes ! Soyez par contre civilisés, respectez-les, vous serez chez elles, pliez-vous à leurs coutumes. Je sais que je peux vous faire confiance là-dessus.

– Oui, vous pouvez nous faire confiance Capitaine ! Merci Capitaine ! Merci Capitaine, pour tout ce que vous avez obtenu pour nous ! Vive notre Capitaine !


Et s’en suivirent des hourras, d’autres « vive le Capitaine » et même quelques « alléluias ».


– Calmez-vous, calmez-vous. Je n’ai fait que ce que tout bon capitaine aurait fait.

– Capitaine, ne minimisez pas vos actions, tout le monde ici est admiratif de ce que vous avez réussi à faire ! s’extasia un pirate.

– Certes, certes, il est vrai que j’ai fait beaucoup. Voire énormément pour vous. Mais n’en jetons plus, je suis modeste et je voudrais le rester. Vos louanges me font plaisir mais je ne suis pas du genre à aimer me mettre en avant.

– Capitaine, vous êtes admirable, c’est tout à votre honneur, dit un autre pirate subjugué par ses paroles.

– Bon, donc, vous serez leurs hôtes. Une fois la petite faveur réalisée, nous serons payés et nous ressortirons tous riches ! Puis j’oubliais, notre bateau nous sera rendu comme neuf ! Voilà, alors satisfaits de votre bon Capitaine ?! termina-t-il dans un hurlement enthousiaste, tel qu’un politicien pourrait le faire lors d’un meeting.


La foule de pirates, complètement conquise, en liesse, d’un même écho, se mit à crier et à pousser de nouveaux cris d’engouement.


– N’en faites pas trop non plus, même si je ne vous le dis jamais, je suis le meilleur, non ? Ça ne devrait plus vous surprendre !


Il était comme ça l’Capitaine, il a toujours su se mettre en avant et enjoliver les choses. N’hésitez pas à l’faire aussi, y’a rien d’mal. Vous n’mentez pas, la vérité est plus ou moins dite, ça fait plaisir à tout l’monde et ça impressionne.

La moralité, mes p’tits pirates, sachez donc toujours embellir les choses de façon à en ressortir grandi !

Quoi ? J’vous l’avais déjà plus ou moins dit ? Oui, bon bah… la moralité, mes p’tits pirates, c’est qu’il n’y a pas d’mal à s’répéter. N’hésitez pas à râbacher les choses, le message n’en passera que mieux !


Laissant la clameur retomber, le Capitaine ajouta rapidement :

– Ah ! Au fait, on va se rendre dans un pays inconnu où vivent des licornes. Voilà, vous savez tout. Les licornes existent. Des questions ?


Comme il pouvait s’y attendre, les pirates eurent bon nombre de questions ou de réclamations :

– Les licornes existent ? Euh, qu’est-ce que ça veut dire ça, Capitaine ?

– Ce n’est pas maléfique une licorne ?

– Des licornes, ah ça non ! J’ai déjà pour équipiers des blancs, des jaunes et des gros, je ne veux pas de licornes ! Ne sont-elles pas pire que les nains ?

– Un pays inconnu ? Vous ne seriez pas en train de nous attirer dans un piège ?

– Une licorne ? C’est bien la créature qui vole et qui crache du feu, c’est ça ?

– Mais non, ça c’est un dragon ! Idiot !

– C’est moi que tu traites d’idiot ?!

– STOP ! Bande de dégénérés, vous n’allez pas recommencer ?! Ne vous en faites pas pour les licornes, je peux en manger une tous les matins. Celle que j’ai vu ne m’a pas impressionné plus que ça.

– Vous avez vu une licor…

– Une licorne, oui oui, bon bah quoi ? Pas de quoi fouetter un chat ! Je sais depuis bien longtemps qu’elles existent, même s’il est vrai qu’il y a bien longtemps que je n’en avais pas vu. Enfin, dans mon enfance il m’est arrivé d’en monter, comme tous les enfants, je suppose. Non ? Pas vous ? Ah... Bon, il ne faut pas s’en faire une montagne, vous verrez qu’elles n’ont rien d’extraordinaire ; ça ne parle pas, ça mange du foin, ça galope. Ce n’est guère plus qu’un cheval avec une corne. Elles vivent sur un monde inconnu, oui, mais c’est un détail. Inconnu, inconnu, ça veut juste dire qu’on n’y a pas encore mis les pieds. Elles vont nous guider, je vais faire un petit truc pour la Générale licorne Princesse machin-chose, elle sera contente, elle hennira, se roulera de joie dans l’herbe, mangera encore un peu de foin et elle pondra de l’or. Vous, pendant ce temps-là, vous vous amuserez avec les femmes. La vie n’est-elle pas belle ?


Les pirates, toujours sous le charme, acquiescèrent par des hochements de tête.


Le Capitaine saisit son foulard d’une main, releva le menton et ajouta :

– Dernière chose, ceci est désormais notre couleur, ce foulard que je porte symbolise notre accord et notre union avec l’ennemi qui n’en est donc plus un. Nous sommes alliés. Il n’y a donc aucun piège, l’accord est officiel, les paroles ont été données de part et d’autre !

– Vive le Capitaine ! Vive le Capitaine ! Vive le Capitaine ! entonnèrent, encore, les pirates facilement convaincus et peu enclins à chercher où pouvaient se terrer les problèmes.

– Maintenant je m’en vais régler les modalités du voyage. Qu’un groupe attende ici, qu’un autre retourne au bateau. Je vous ferai signe.


Au fait, j’rigolais, n’tuez pas vos parents dans leur sommeil, hein ?! Jamais.

Pour votre culture, on nomme ça patricide si on tue son père ou matricide si on tue sa mère. Et si il tue les deux ? Euh… j’m’y attendais pas à celle-là… Pour les deux, euh… on appelle ça "enfant-très-colérique" ! Mais quoiqu’il en soit, c’n’est pas parce qu’il y a un mot qui existe qu’il faut l’faire. On est d’accord, ça n’se fait pas ! Je n’veux pas vous r’trouver dans la page des faits divers. D’autant plus que ça voudrait dire que vous n’m’avez pas écoutée ! Car si vous tuez quelqu’un, je rappelle les règles : on ment à la police, on accuse quelqu’un d’autre, on nie en bloc et surtout on se débarrasse proprement du cadavre ! Ok ? N’finissez pas au cachot, car ça c’est nul !

J’dis tout ça mais on reste d’accord : ça n’se fait pas de tuer qui que ce soit ! C’est fini le temps des pirates. Le monde et les mentalités ont changé, on n’peut malheureusement plus s’entre-tuer. C’est bien dommage, mais c’est comme ça.

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