01 - Le discours.

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Tout était calme. Pas ou peu de bruit. À l’horizon, rien, pas une terre, pas une vague, seul l’océan d’un bleu transparent s’étendait à perte de vue. Dans le ciel, les rayons chauds du soleil transperçaient les rares nuages blancs et frappaient les pirates présents sur le pont du bateau.

Il faut dire qu’ils restaient là, plantés, à ne pas faire grand chose. Les plus actifs jouaient aux dés ou aux cartes tandis que les plus inactifs, allongés, assis ou debout, se contentaient d’attendre un quelconque évènement. Pour tous, une seule chose leur permettait de prendre leur mal en patience : du rhum, qui coulait à flot. Malheureusement, tous, à force de boire et de s'enivrer jusqu'à être plus ou moins saoul, se désintéressaient complètement de leur bateau qui, libre de choisir sa propre trajectoire, flottait sans direction précise.

Il faut dire que leur capitaine, tout aussi désœuvré et sans idée, ne savait plus où se diriger. Enfermé dans sa cabine, il tournait en rond et n'en sortait qu'à de rares occasions pour récupérer une bouteille et revenir la boire, seul, certain de trouver ainsi l’inspiration.


Bon, bien entendu, tout l’monde sait qu’boire du rhum amène de grandes idées.

Quoi ? Vous ne l’saviez pas ? Vous n’avez jamais bu d’alcool ou quoi ?! Oui, oui, fichue société, d'nos jours l’alcool y est un peu... tabou… voire interdit pour les enfants.  Pfff, ridicule.

Enfin, sachez que quoiqu’on vous dise, ou qu’on ait pu vous dire, l’alcool, bu raisonnablement, permet de s’sentir invulnérab'e. Avec lui, fini les peurs et les problèmes physiques, toujours joyeux, oubliez toute notion d’tristesse. La timidité ? Balayée ! Alcoolisés, vous d’venez la personne la plus drôle de la Terre, des idées majestueuses naissent dans vos p'tites têtes, et vous voilà dev'nus des génies ! Sans oublier que, passé les premiers verres particulièr'ment immondes au goût, ça d’vient avec le temps vit' un régal. Et je n'parle même pas du côté médical : c’est bon pour le cœur et les artères, ça purifie, nettoie et conserve le corps. Bref, vous verrez vite que l’alcool est, sans aucune discussion possible, bénéfique.

Mais, à une époque où le « consommer avec modération » n’était pas du tout de rigueur, l’abus de rhum ne rendait pas particulièrement clairvoyant ; ça permettait au moins d’oublier.


Les pirates et le Capitaine, désireux de ne pas se souvenir, embrumés par les vapeurs de l'alcool, végétaient, tranquilles et insouciants.


Quoi ? Végéter, qu’est-ce que ça veut dire ? Ah oui, les enfants et l’vocabulaire ça fait deux. Bon, t’as compris l’idée générale, non ? Des fois, faut pas chercher bien loin, faites des déductions, comprenez l’idée du texte et vous d'vin'rez l'sens. Végéter, si tu préfères, ça veut dire qu’ils sont là à stagner, à ne rien faire, à paresser

Paresser, ça vous d’vez tous connaître ? C’est un d’vos gènes, non ?

C’est quoi un gène ? Pfff, j’en ai d’jà marre… C’est qu’c’est en vous.


Trois jours auparavant, l’ambiance était pourtant toute autre puisqu’un navire avait été repéré et désigné comme la cible à abattre. Sûrs de leur victoire, le Capitaine avait ordonné l’attaque. . Sûrs de leur victoire, le Capitaine avait ordonné l’attaque. La bataille fut violente, mais courte. L’ennemi, plus féroce que prévu et largement sous-estimé, avait très vite, et bien trop vite au goût du Capitaine, pris le dessus. Une seule solution évidente à prendre, fut prise : la fuite !

Depuis, démotivés, humiliés, tous traînaient à bord d’un bateau pirate un peu abîmé et flottant au hasard des vents et du courant.

Trois jours. Trois jours donc depuis la défaite. Le Capitaine regarda sa bouteille de rhum et enfin se décida. Il était grand temps de reprendre leur destin en main. Fini de se la couler douce, fini l’oisiveté et, décision importante, fini le rhum !


Enfin, après une dernière gorgée ; une longue gorgée :


D'un trait, le Capitaine vida la bouteille à moitié pleine.


Non, pas à moitié vide. J’ai dit : « à moitié pleine ».

Si, ça change beaucoup d’chose ! C’est une question de pessimisme ou d’optimisme. Pfff, n’anticipez pas les problèmes, il reste la moitié du verre, vous aurez bien l’temps d’penser à quand y’en aura plus !

Moralité, mes p’tits pirates, soyez optimistes, soyez cigales plus que fourmis.

La cigale et la fourmi… LA FONTAINE… Jean de… non ? Personne ? Vraiment ? Ah… En même temps c’est un peu chiant, pas si facil’ à lire, faites-moi confiance, mon histoire est bien meilleure et mes morales bien plus adaptées à votre génération.


– Aaaahhhh, me voilà requinqué ! Allez, réfléchis, réfléchis.


Le Capitaine se remit à marcher en rond dans sa cabine, médita sur son sort, pesta et chercha comment convaincre ses hommes de continuer le voyage. Car aucun doute à avoir les concernant, la plupart souhaiteraient rentrer et repartir à l’aventure avec un autre capitaine que lui.


– Rentrer à la maison sans trésor ? Non, non et non, la honte ! Je ne m’y résoudrai PAS ! En même temps, attaquer avec un bateau bancal peut être risqué, surtout si on tombe sur un navire de guerre qui ne manquerait pas de finir le travail ; oui, à coup sûr, on serait réduit en bouillie. Ces pleutres vont vouloir rentrer au port, sans penser à moi et mes envies. Moi, je veux de l'or, je veux être riche ! J'ai investi dans ce bateau, dans ce voyage, ces ingrats ne doivent pas m'empêcher d'atteindre mes rêves ! Cette bande de peureux va m’accompagner, qu’ils le veuillent ou non, c'est à moi, rien qu'à moi de décider de notre avenir ! Les réparations pourront attendre, une défaite ne doit pas nous arrêter, on continue !


À sa place j’aurais peut-êt'e quand même choisi la prudence, car vous savez, bien qu'ils soient ingénieux et courageux, les pirates n’gagnent pas tout l'temps. Chaque pirate, un tout p'tit peu raisonnab’e, aurait choisi la réparation avant d’repartir à l’attaque. Seuls les plus courageux, ou les plus fous, ou les follement courageux, voire les courageusement fous, auraient choisi de persévérer. Et vous, qu’auriez-vous fait ? Retour maison pour réparer ? Ou direction l’aventure et la gloire ?

Je sais, vous n’êtes pas des pirates, vous êtes gentils et vous n’attaquez personne. Pour cette aventure, imaginez qu’vous en êtes un, méchant ou mauvais, peu importe, c’est vous qui choisissez.


Le Capitaine, maintenant impatient, remonté comme jamais, sortit de sa cabine, se dirigea d'un pas décidé vers le centre du bateau et haussa la voix :

– Messieurs les pirates, nous avons un peu loupé notre dernière attaque. Je sais, vous vous dites qu’il faudrait mieux…

– Rentrer ! cria un pirate en coupant la parole au Capitaine.

– Réparer ! continua un deuxième en criant tout aussi fort.

– Réparer, rentrer, réparer, rentrer, réparation, retour, rentrer ! Vous n’avez donc que ces mots là à la bouche ?


Les pirates se regardèrent et devant l'emportement du Capitaine hésitèrent à répondre. Il en profita pour enchaîner :

– Nous avons donc deux options, certes rentrer ou…

– Ouaiaiais, retournons à la maison ! se décida un téméraire.

– Ça va devenir une habitude de me couper la parole ? Peut-être n’as-tu pas vu que je n’avais pas fini ma phrase ? À moins que ça te pose un problème de m’écouter ? demanda le Capitaine prêt à en découdre.


Le pirate ne prit pas la peine de répondre, se contenta de baisser la tête et regarda ses pieds. Satisfait, le Capitaine continua en s’adressant à ce même pirate effronté :

– Voudrais-tu revoir ta femme sans trésor ? Sans argent ? Que lui diras-tu ? Sera-t-elle ravie d'entendre que tu as eu peur ? Et tes enfants, oh, je les entends déjà : « Papa est un perdant, papa est un peureux, papa est un perdant, papa est un peureux ». Réfléchis bien, réfléchis vite, réfléchissez TOUS !


Euphorique, délirant, parti sur sa lancée, le Capitaine, à l'aide de grimaces, de postillons et de petits sauts sur place, renchérit plus encore :

– TOUS, TOUS, TOUS, TOUS, TOUS !


Et oui, des fois comme tous les adultes, il arrivait au Capitaine d’agir étrang'ment. En fait, un peu comme vous quand vous faites vos caprices débiles ; sauf que vous, vous les faites souvent.

Oui, bah quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Et ne m’regardez pas avec vos grands yeux d’merlan frit, bien sûr qu'souvent vous les enfants êtes un peu… bêtes, idiots, sots, imbéciles, inconstants, caractériels, incompréhensib'es, et j’en aurais tellement d’autres des adjectifs pour vous qualifier qu'on pourrait y passer la Noël !

C’est quoi "y passer la Noël" ? C’est que j’pourrais vous décrire très très très, très, longtemps !

C’est quoi des "grands yeux d’merlan frit" ? R’gardez vos têtes et vous comprendrez !

Oh, faites pas vos susceptib'es !

Oh !

Bon, rev’nez, vous n'allez pas partir déjà ? Pas pour si peu ? Pfff, rasseyez-vous, j’m’excuse...

Si, j'suis sincère.

Vous avez vraiment mauvais caractères, vous savez... Allez, on r’prend.


– Ma femme et mes enfants se contenteront de me voir revenir vivant ! ne se laissa pas démonter un pirate

– Et au moins je ne finirai pas au fond de l’eau, reprit un autre.

– Allez, allez... Ressaisis-toi, ressaisissez-vous ! Croyez en notre future victoire ! Qui parle de finir au fond de l’eau ? Vous croyez que je sais nager ?! Je ne tiens pas à couler ! Nous sommes des pirates ! Nous sommes des méchants ! Nous nous devons de rentrer avec de l’or ! aboya en réponse le Capitaine.

– C’est un beau discours, moi aussi je rêve de richesse. Mais Capitaine, nous avons fui ! Notre bateau est dans un piètre état et…


Ce fut au tour du Capitaine de couper la parole d'un pirate :

– Qu’est-ce là que toutes ces exagérations ?! Je ne vois pas du tout les choses comme toi ! Tout d’abord nous n’avons pas fui, nous avons simplement changé de direction car... nous n’étions pas en forme. J’avoue, j’ai eu un peu mal au ventre et je n’ai plus eu envie de me battre. Puis le bateau, regarde-le, qu’est-ce qu’il a notre bateau ?


Le Capitaine regarda autour de lui et constata que la grande voile était en partie déchirée, qu’un petit mat était cassé et que le pont présentait quelques trous. En se penchant par dessus bord, il vit que la coque avait également souffert puisqu’elle était, elle aussi, parsemée de petites brèches en plusieurs endroits. Cependant, bonne nouvelle, pas besoin d'écoper, le bateau ne prenait pas l’eau et n’était pas en train de couler.


J’vous vois v’nir, écoper, c’est enl'ver l’eau.


Malgré cet état des lieux peu glorieux et un risque certain à s'entêter, bien conscient aussi qu’une partie du toit de sa cabine n’existait plus et que le gouvernail coinçait légèrement sur la gauche, il se contenta de balayer toute ces constatations et considéra, avec assurance et optimisme, la navigation possible :

– Mais oui, regarde, tu exagères tout, le bateau est juste... un peu... éraflé. Vous m’avez fait confiance en montant à bord, ayez encore foi en moi, je sais ce que je fais. Je ne vous ai jamais déçus et ça ne risque pas d’arriver ! Pendant ces trois jours, que croyez-vous que je faisais dans ma cabine ? Que je me tournais les pouces ? Que je dormais ? Que je buvais ? Choses que je vous ai laissées faire, soit dit en passant. Je n’ai rien fait de tout ça ! J’ai réfléchi, j’ai cogité et j'ai trouvé ! Car j’ai un plan ! Méticuleusement étudié et préparé. Nous allons être prudents, et en plus nous allons revenir riches. J’ai mis le cap vers une victoire aisée, l’or sera bientôt à nous. Hourra pirates ! En route vers l’or !


Et ce fut tout. Le Capitaine avait pris sa décision, aucun pirate n’osa plus l’contredire. Puis j'crois qu'ils crurent en lui ; en même temps, parlez d’or avec conviction à un pirate et il vous suivra partout !

Mais vous savez, comme tout bon pirate, le Capitaine mentait, il ne savait absolument pas vers où se diriger. Il ne savait pas du tout où trouver d’l’or, et encore moins facil'ment. Il croyait en la chance, et avec un peu d’chance...

Et vous, feriez-vous un bon pirate, mentez-vous souvent ? Aahahaha, j’suppose que oui ! Et pour ceux qui ont répondu non, j’pense que vous m’mentez ! Ahaha ! Sacrés p'tits pirates, va !

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