Le pêcheur du hameau vert

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Le vieil homme portait à bout de bras ses deux seaux pleins. Dans son dos, il y avait accroché sa canne à pêche et son épuisette aux cordelettes usées.

Il peinait à marcher sur le roulis des pierres et esquintait ses chaussures de fortune. La montée était si abrupte qu’il tombait bien souvent sur les genoux, épuisé, déchirait son pantalon et veillait à ce que les poissons restent bien au fond des seaux. À force de s’accouder aux maisonnettes, les manches de sa chemise se limaient jusqu’à laisser paraître les poils drus de ses bras froids, mais sa bonté l’empêchait de porter de haut neuf.

Calé entre deux flancs de montagnes, le hameau – le hameau vert comme les gens l’appelaient – voyait ses murs couverts de lierres et étrangement de vignes coureuses – elles passaient de toitures en toitures comme une araignée géante aurait tissé sa toile. Le poids de ces plantes avait fait dégringoler une bonne partie de tuiles en ardoise rependant leurs vestiges sur la route sinueuse.

Les habitations, toutes faites de pierres taillées dans les montagnes, avaient pour la plupart les vitres explosées par les émotions du temps. La nuit précédente, le ciel avait pleuré la malédiction de ce village et des larmes coulaient encore des feuilles et formaient des flaques d’eau dans les crevasses du sol.

Dans les jardins et aux bords des routes, il y avait encore les jouets des enfants, les trotteurs des bébés, le linge que les femmes étendaient… et contre les murs parfois les filets des pêcheurs.

Le vieil homme remontait la côte toujours en regardant les vestiges d’un monde qu’il n’avait jamais vu.

Il fit halte avant le virage, près d’une maisonnée de fortune faite de planche et plus petite que le cabanon d’un canot. Il versa ses deux seaux dans de grands tonneaux et les poissons jaillirent un instant à la surface comme ravis de retrouver un habitat plus grand et de nouveaux camarades.

L’homme s’agenouilla près des restes d’un feu et en raviva la flamme, le seul cœur vivant du hameau perdu. Aux yeux de la lune qui se mit à veiller le soir-même, il termina son long travail d’orfèvre, piquant les tissus des robes décousues et des manteaux défaits.

La nuit appelait les animaux entre les murs des vieilles bâtisses. Leurs hurlements rassuraient le vieux pêcheur qui espérait bien un jour les voir harmonieux avec leurs voisins, anciens habitants. Un renard vint renifler ses chaussons qui laissaient apparaître ses orteils, et il s’allongea près du foyer. Dans le noir, le froid venait plus facilement, encouragé par l’épaisse brume qui encerclait les rues. L’homme se pencha et lui donna une caresse aussi douce que ses mains calleuses pouvaient offrir.

Il enleva son chapeau et déposa ses mains sur sa bedaine où trainait sa barbe rousse.

Le lendemain fut le grand jour. Le pêcheur ouvrit le cabanon après cette nuit calme et amena sur une charrette tout son contenu, ainsi que les tonneaux de poissons, sur les routes du hameau. Sur le plus haut chemin, il posa cette montagne d’offrande sur le bas-côté et poussa les portes de la chapelle.

Elle était le seul bâtiment religieux de l’endroit, et elle avait aussi les plus beaux murs. De grandes vitres permettaient au soleil matinal d’éclairer les fresques et sculptures. Elles étaient toutes porteuses d’un message funeste, d’une fin sans fin, de la mort qui gardait ce village. Les arches ornées au plafond soutenaient le poids du monde pour protéger l’espace et l’autel. Ce dernier se trouvait en bout de parterre, souligné par le passage des dalles de grès, elles-mêmes envahis par les floraisons abondantes de la faucheuse qui tentait de prendre les lieux.

L’odeur de renfermé était agréable. Personne n’avait mis pied ici depuis bien longtemps.

Le pécheur disposa les affaires, nourritures, animaux autour de l’autel, sur les rambardes des fenêtres, partout où il y pouvait, car maintenant il allait faire revenir ce village assassiné.

Ce qui suivit ne fut qu’une légende embrouillée par les conteurs, perdus au travers des générations, car les choses sont alors trop mythiques et irréelles.

On dit que le pêcheur avait conçu sa vie à faire renaître son village, le hameau qu’il n’avait jamais connu. Lorsque des dizaines d’années auparavant, la population comprit que la malédiction écrite sur les murs prenait forme, lorsqu’ils comprirent tous que l’être infâme se cachant dans les terres de leurs ancêtres ne veillait plus sur le courant de vie des pêcheurs, ils trouvèrent le tout jeune nouveau-né, né le jour de la rébellion du monstre et ils s’y insufflèrent tous. Le diable pouvait-il être, le monstre ne ferait pas de mal à cet enfant enfermé dans la chapelle. Il ne connaissait pas son existence, protégé par les dieux. Ainsi l’enfant put grandir et s’élever avec les indications de la mère-bonté, descendue des cieux pour le nourricier.

Et lorsque le démon mourut car il n’y avait aucune âme à se repaître, l’enfant mit tout en œuvre pour ramener les siens. Il cousu jusqu’à ne plus avoir aucune étoffe sous la main, il pêcha jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de poisson dans les rivières en contre-bas. Maintenant il pouvait ouvrir son enveloppe et laisser les âmes reprendre leur droit de vivre.

Toutes ses voix entendues, ses encouragements et ses remerciements… il ne pourrait peut-être plus les entendre, mais le monde renaîtra comme autrefois.

Alors il prit le couteau sur l’autel, la poussière s’évapora, et il en posa la lame sur son front. En versant sa première et dernière larme, il trancha sa chair jusqu’à ses pieds, et les hommes, femmes et enfants reprirent leur place dans leurs nouveaux habits, entourés des offrandes aux dieux.

Le corps de l’homme étalait son sang et ses boyaux sur les dalles de gré, et alors il semblait s’être endormi avec sourire.

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